- Est-elle un péché ?
- S'oppose-t-elle à la force ?
- Est-elle péché mortel ?
- Excuse-t-elle ou diminue-t-elle le péché ?
Objections
1. Il semble que non. Car elle est une passion, on l'a établi précédemment. Or, montre Aristote « nous ne sommes ni loués ni blâmés pour nos passions ». Puisque tout péché est blâmable, il apparaît que la crainte n'est pas un péché.
2. Rien de ce que prescrit la loi divine n'est un péché parce que « la loi du Seigneur est sans tache » (Psaumes 19.8). Or la crainte est prescrite dans la loi de Dieu car S. Paul dit (Éphésiens 6.5) : « Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et tremblement. »
3. Rien de ce qui est en l'homme par nature n'est péché, parce que le péché est contre la nature, selon S. Jean Damascène. Mais la crainte est naturelle à l'homme, ce qui fait dire à Aristote « qu'il faut être fou, ou insensible à la douleur, pour ne rien craindre, ni tremblements de terre ni inondations ».
En sens contraire, il y a la parole du Seigneur (Matthieu 10.28) : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps. » Et en Ézéchiel (Ézéchiel 2.8) : « Ne les crains pas et n'aie pas peur de leurs paroles. »
Réponse
On appelle péché dans les actes humains ce qui est contraire à l'ordre ; car l'acte humain qui est bon consiste en un certain ordre, nous l'avons montrée. Or ici l'ordre requis, c'est que l'appétit se soumette au gouvernement de la raison. La raison dicte qu'il faut fuir certains actes et en rechercher d'autres. Parmi ceux qu'il faut fuir, elle dicte que certains sont à fuir plus que d'autres ; et de même, parmi ceux qu'il faut rechercher, elle dicte que certains sont à rechercher davantage ; et plus un bien est à poursuivre, plus un mal opposé est à fuir. De là vient cette dictée de la raison : on doit poursuivre certains biens plus qu'on ne doit fuir certains maux. Donc, quand l'appétit fuit ce que la raison lui dicte de supporter pour ne pas abandonner ce qu'il doit surtout poursuivre, la crainte est contraire à l'ordre et a raison de péché. Mais quand l'appétit fuit par crainte ce qu'il doit fuir selon la raison, alors l'appétit n'est pas désordonné et il n'y a pas de péché.
Solutions
1. La crainte au sens général du mot implique essentiellement et dans tous les cas, la fuite ; aussi à cet égard n'implique-t-elle aucune raison de bien ou de mal. Et il en est de même pour toutes les passions. C'est pourquoi Aristote dit qu'elles ne sont ni louables ni blâmables, parce qu'on ne loue ni ne blâme ceux qui se mettent en colère ou qui ont peur, mais parce qu'ils le font d'une façon réglée par la raison, ou non.
2. Cette crainte à laquelle l'Apôtre nous incite est en accord avec la raison, car le serviteur doit craindre de manquer aux services qu'il doit rendre à son maître.
3. Les maux auxquels l'homme ne peut résister et dont l'endurance ne peut rien lui apporter, la raison dicte qu'il faut les fuir. C'est pourquoi la crainte n'est pas un péché.
Objections
1. Il semble que non. Car la force concerne les dangers mortels, on l'a montré Mais le péché de crainte ne se rattache pas toujours aux dangers mortels. Car sur le Psaume (Psaumes 128.1) : « Heureux ceux qui craignent le Seigneur », la Glose dit que « la crainte humaine nous fait craindre de subir les périls de la chair ou de perdre les biens du monde ». Et sur ce texte de Matthieu (Matthieu 26.44) : « Il pria une troisième fois avec les mêmes paroles », la Glose dit que la mauvaise crainte est triple : « crainte de la mort, crainte de la douleur, crainte d'être lésé dans ses intérêts ». Donc le péché de crainte n'est pas contraire à la force.
2. Ce que l'on approuve surtout dans la force, c'est qu'elle s'expose aux dangers mortels. Mais parfois on s'expose à la mort par crainte de l'esclavage ou de la honte, comme S. Augustin le dit de Caton qui se donna la mort pour ne pas devenir l'esclave de César. Donc le péché de crainte n'est pas contraire à la force, mais lui ressemble.
3. Tout désespoir procède d'une crainte. Or le désespoir n'est pas contraire à la force, mais à l'espérance, on l'a vu précédemment. Donc le péché de crainte n'est pas non plus contraire à la force.
En sens contraire, Aristote oppose l'attitude craintive à la force.
Réponse
Comme on l'a dit précédemment toute crainte procède de l'amour, car on ne craint que ce qui s'oppose à ce qu'on aime. Or l'amour n'est pas réservé à un genre déterminé de vertu ou de vice, mais l'amour bien réglé est inclus en toute vertu, car tout homme vertueux aime le bien propre de sa vertu ; tandis que l'amour déréglé est inclus en tout péché, car c'est de l'amour déréglé que procède la convoitise déréglée. Aussi la crainte déréglée est-elle incluse pareillement en tout péché : l'avare craint de perdre son argent, l'intempérant d'être privé de son plaisir, et ainsi des autres. Mais la crainte la plus forte est celle de mourir, comme le prouve Aristote. Et c'est pourquoi le caractère désordonné d'une telle crainte est contraire à la force, qui concerne les dangers mortels. C'est pourquoi on dit que, par excellence, l'excès de crainte est contraire à la force.
Solutions
1. Ces textes parlent de la crainte déréglée en général, qui peut s'opposer à diverses vertus.
2. Les actes humains se caractérisent surtout par leur fin, comme nous l'avons montré précédemment. Or il appartient à l'homme fort de s'exposer aux dangers mortels, en vue du bien ; mais celui qui s'y expose pour fuir la servitude ou une condition pénible est vaincu par la crainte, qui est contraire à la force. Aussi le Philosophe dit-il que « mourir pour fuir la pauvreté, par désespoir d'amour, ou par accablement, n'est pas le fait de l'homme fort, mais du lâche ; fuir le labeur, c'est de la faiblesse ».
3. Comme nous l'avons dit précédemment, de même que l'espérance est le principe de l'audace, la crainte est le principe du désespoir. Aussi, de même que l'homme fort qui est audacieux avec mesure doit avoir au préalable l'espérance, de même, mais inversement, le désespoir procède d'une certaine crainte. Non de n'importe laquelle, mais d'une crainte de même genre. Or le désespoir qui s'oppose à l'espérance appartient au genre des choses divines ; tandis que la crainte qui s'oppose à la force appartient à un genre différent, celui des périls mortels. Si bien que l'argument ne vaut pas.
Objections
1. Il semble que non. Car la crainte, on l'a dit, se situe dans l'appétit irascible, qui fait partie de la sensualité. Mais dans la sensualité il n'y a que péché véniel, comme on l'a montré.
2. Tout péché mortel détourne totalement le cœur loin de Dieu. Or, c'est ce que ne fait pas la crainte, car sur ce texte (Juges 7.3) : « Que celui qui a peur... », la Glose dit : « Le craintif est celui qui tremble à l'approche d'une rencontre sans être terrifié au fond, mais il peut se ressaisir et reprendre courage. »
3. Le péché mortel éloigne non seulement de la perfection mais aussi du précepte. Or la crainte n'éloigne pas du précepte mais seulement de la perfection, car sur ce texte (Deutéronome 20.8) : « Qui a peur et sent mollir son courage ? » la Glose dit : « Cela enseigne qu'il est impossible d'atteindre à la perfection de la contemplation ou du combat spirituel si l'on redoute encore d'être dépouillé de ses biens terrestres. »
En sens contraire, pour un seul péché mortel on encourt la peine de l'enfer. Or celle-ci est promise aux timorés selon l'Apocalypse (Apocalypse 21.8) : « Les lâches, les renégats, les dépravés... leur lot se trouve dans l'étang brûlant de feu et de soufre. C'est la seconde mort. » Donc la crainte est péché mortel.
Réponse
Comme nous l’avons dit, la crainte est un péché selon qu'elle est désordonnée, c'est-à-dire qu'elle fuit ce que, raisonnablement, elle ne devrait pas fuir. Or ce dérèglement de la crainte ne réside parfois que dans l'appétit sensitif, sans qu'intervienne le consentement de l'appétit rationnel. Alors elle ne peut être péché mortel, mais seulement véniel. Mais parfois ce dérèglement de la crainte parvient jusqu'à l'appétit rationnel, ou volonté, qui par son libre arbitre fuit quelque chose contrairement à la raison. Un tel désordre est tantôt péché mortel, tantôt péché véniel. Car si, par crainte, on fuit un péril mortel ou quelque autre mal temporel, et qu'on se dispose ainsi à faire quelque chose d'interdit, ou qu'on omette un devoir prescrit par la loi divine, une telle crainte est péché mortel. Autrement elle sera péché véniel.
Solutions
1. Cet argument procède de la crainte en tant qu'elle ne dépasse pas la sensualité.
2. Cette glose également peut s'entendre d'une crainte purement sensible. Ou bien, on peut mieux dire qu'est « terrifié au fond », celui dont la crainte domine le cœur sans remède. Or il peut arriver que, même si la crainte est péché mortel, sa victime ne soit pas terrifiée si obstinément qu'on ne puisse la persuader de se reprendre. Ainsi parfois un homme qui pèche mortellement en consentant à la sensualité est détourné d'accomplir effectivement ce qu'il avait décidé de faire.
3. Cette glose parle d'une crainte qui écarte d'un bien non nécessaire de précepte, mais conseillé pour la perfection. Or une telle crainte n'est pas péché mortel, mais parfois véniel. Parfois aussi, elle n'est pas péché s'il y a une cause raisonnable de craindre.
Objections
1. Il apparaît que non. Car la crainte est un péché, on vient de le voir. Or le péché n'excuse pas le péché, il l'aggrave.
2. Si une crainte excuse le péché, ce serait au plus haut point la crainte de la mort, qui frappe les plus courageux. Mais cette crainte ne semble pas excuser parce que la mort, menaçant nécessairement tous les hommes, ne paraît pas à craindre.
3. Toute crainte a pour objet un mal, temporel ou spirituel. Or la crainte du mal spirituel ne peut excuser le péché parce qu'elle n'induit pas au péché mais plutôt en éloigne. La crainte du mal temporel non plus n'excuse pas du péché parce que, dit Aristote : « Il ne faut craindre ni l'indigence ni la maladie, ni quoi que ce soit qui ne procède pas de nos propres errements. » Il semble donc que la crainte n'excuse nullement le péché.
En sens contraire, on lit dans les Décrets « Celui qui a souffert violence et a été ordonné malgré lui par les hérétiques a une excuse valable. »
Réponse
Comme on vient de le dire, la crainte est qualifiée de péché dans la mesure où elle contredit l'ordre de la raison. Or la raison juge que l'on doit fuir certains maux plus que d'autres. C'est pourquoi si quelqu'un, pour fuir les maux qui selon la raison sont à éviter davantage, ne fuit pas ceux qui sont moins à éviter, il n'y a pas péché. Ainsi doit-on fuir la mort corporelle plus que la perte des biens temporels ; donc, si quelqu'un par crainte de la mort promet ou donne quelque chose à des bandits, il est excusé du péché qu'il encourrait, si, sans cause légitime, en négligeant les hommes vertueux auxquels il devrait donner, il faisait des largesses aux pécheurs.
Mais si quelqu'un, fuyant par crainte des maux qui sont moins à fuir, encourt des maux que la raison nous dit de fuir davantage, il ne pourrait être totalement excusé de péché parce qu'une telle crainte serait désordonnée. On doit craindre les maux de l'âme plus que les maux du corps, ceux du corps plus que ceux des possessions extérieures. C'est pourquoi, si quelqu'un encourt des maux de l'âme, c'est-à-dire des péchés, en fuyant les maux du corps, comme la flagellation ou la mort, ou des maux extérieurs comme une perte d'argent ; ou s'il supporte des maux corporels pour éviter une perte d'argent : il n'est pas totalement excusé de péché.
Cependant, le péché est atténué dans une certaine mesure parce que l'action faite par crainte est moins volontaire ; car la crainte qui menace impose une certaine nécessité. Aussi Aristote dit-il de ces actions faites par crainte qu'elles ne sont pas purement volontaires, mais mêlées de volontaire et d'involontaire.
Solutions
1. La crainte n'excuse pas en tant qu'elle est un péché, mais en tant qu'elle est involontaire.
2. Bien que la mort menace nécessairement tous les hommes, cependant l'abrégement de la vie est un mal, et par conséquent on doit le craindre.
3. Selon les stoïciens, pour qui les biens temporels n'étaient pas des biens de l'homme, il s'ensuivait que les maux temporels n'étaient pas des maux de l'homme et par conséquent n'inspiraient aucune crainte. Mais selon S. Augustin ces biens temporels sont des biens, quoique d'ordre inférieur. Ce qui était aussi l'opinion des péripatéticiens. C'est pourquoi on doit craindre ce qui s'y oppose, mais pas au point de s'écarter à cause d'eux de ce qui est bon selon la vertu.