- Est-elle une vertu ?
- Est-elle la plus grande des vertus ?
- Peut-on l'avoir sans la grâce ?
- Fait-elle partie de la force ?
- Est-elle identique à la longanimité ?
Objections
1. Il ne semble pas, car les vertus existent à l'état le plus parfait dans la patrie, dit S. Augustin. Mais là il n'y a pas de patience, car il n'y a pas de maux à supporter, selon Isaïe (Ésaïe 49.10) et l'Apocalypse (Apocalypse 7.16) : « Ils n'auront pas faim, ils n'auront pas soif, ils ne souffriront pas du vent brûlant ni du soleil. » Donc la patience n'est pas une vertu.
2. On ne peut trouver aucune vertu chez les mauvais, parce que la vertu rend bon celui qui la possède. Mais on trouve parfois de la patience chez les hommes mauvais, comme on le voit avec les avares qui supportent patiemment beaucoup de choses pour amasser de l'argent, selon l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 5.16) : « Tous les jours de sa vie il les passe dans les ténèbres, dans les soucis multiples, dans la misère et la tristesse. »
3. Les fruits diffèrent des vertus, on l'a vu précédemment. Or la patience figure parmi les fruits, comme le montre S. Paul (Galates 5.22).
En sens contraire, S. Augustin écrit dans son livre La Patience : « La vertu appelée patience est un si grand don de Dieu que l'on proclame la patience de celui-là même qui nous l'accorde. »
Réponse
Comme on l'a dit plus haut. les vertus morales sont ordonnées au bien en tant qu'elles maintiennent le bien de la raison contre l'assaut des passions. Or, parmi les autres passions, la tristesse est puissante pour empêcher le bien de la raison, selon la parole de S. Paul (2 Corinthiens 7.10) : « La tristesse du monde produit la mort. » Et l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 30.23) : « La tristesse en a tué beaucoup, elle n'est d'aucun profit. » Aussi est-il nécessaire d'avoir une vertu qui protège le bien de la raison contre la tristesse, pour que celle-ci n'abatte pas la raison. C'est l'œuvre de la patience, et qui fait dire à S. Augustin : « La patience de l'homme nous fait supporter nos maux d'une âme égale » c'est-à-dire sans être bouleversés par la tristesse, « pour que d'une âme découragée, nous ne délaissions pas les biens qui nous font parvenir à des biens meilleurs ». Il est évident par là que la patience est une vertu.
Solutions
1. Les vertus morales n'existent pas dans la patrie avec le même acte que dans le voyage de cette vie, c'est-à-dire par comparaison avec les biens de la vie présente, mais par comparaison avec la, fin qui existera dans la partie. Ainsi la justice n’existera plus dans la patrie au sujet des achats et des ventes et autres affaire appartenant à la vie présente, mais seulement pour nous soumettre à Dieu. Pareillement l'acte de la patience, dans la patrie, ne consistera plus à supporter, mais à jouir des biens auxquels nous voulions parvenir en étant patients. Aussi S. Augustin dit-il que dans la patrie la patience proprement dite n'existera plus « parce qu'elle n'est nécessaire que là où il y a des maux à tolérer ; mais le but auquel on parvient par la patience sera éternel ».
2. Comme le dit S. Augustin « on appelle proprement patients ceux qui supportent le mal sans le commettre plutôt que le commettre sans le supporter. Chez ceux qui supportent des maux pour faire le mal, la patience ne mérite ni louange ni admiration, car elle est nulle. Il y a là une dureté qui peut étonner, mais à laquelle il faut refuser le nom de patience ».
3. Comme on l'a dit précédemment, le fruit implique dans sa notion un certain plaisir. « Les actes des vertus sont délectables en eux-mêmes », dit Aristote. Or le nom de vertu, habituellement, désigne aussi les actes des vertus. C'est pourquoi la patience, en tant qu'habitus, est donnée comme une vertu ; et quant à la délectation que procure son acte, elle est donnée comme un fruit. Et cela surtout du fait que la patience préserve l'âme d'être accablée par la tristesse.
Objections
: 1. Il semble bien, car ce qui est parfait est le plus grand en n'importe quel genre. Mais « la patience fait œuvre parfaite » dit S. Jacques (Jacques 1.4). Elle est donc la plus grande des vertus.2. Toutes les vertus sont ordonnées au bien de l'âme. Mais cela paraît surtout vrai de la patience, car il est dit (Luc 21.19) : « C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes. »
3. Ce qui produit et maintient d'autres êtres apparaît supérieur à eux. Mais, dit S. Grégoire, « la patience est la racine et la gardienne de toutes les vertus ».
En sens contraire, il y a le fait qu'elle n'est pas comptée parmi les quatre vertus que S. Grégoire et S. Augustin appellent principales.
Réponse
Par définition les vertus sont ordonnées au bien, car Aristote définit la vertu : « Ce qui rend bon celui qui la possède et rend son œuvre bonne. » Aussi faut-il que la vertu soit d'autant plus primordiale et puissante qu'elle ordonne l'homme au bien d'une façon plus forte et plus directe. Or c'est le cas des vertus constitutives du bien, plus que des vertus destructives des oppositions qui détournent du bien. Et parmi les vertus constitutives du bien, l'une est plus puissante que l'autre en ce qu'elle établit l'homme dans un plus grand bien ; c'est le cas de la foi, de l'espérance et de la charité par rapport à la prudence et à la justice. De même, parmi les vertus destructrices des oppositions au bien, la plus puissante est celle qui lutte contre ce qui éloigne le plus du bien. Or les dangers mortels, que concerne la force, ou les plaisirs du toucher, que concerne la tempérance, détournent davantage du bien que les adversités de toute sorte que concerne la patience. Et c'est pourquoi la patience n'est pas la plus puissante des vertus, mais elle est inférieure non seulement aux vertus théologales, à la prudence et à la justice, qui établissent directement l'homme dans le bien, mais aussi à la force et à la tempérance qui détournent des plus grands empêchements.
Solutions
1. On dit que la patience fait œuvre parfaite pour supporter les adversités, desquelles procèdent : 1° la tristesse, que gouverne la patience ; 2° la colère, que gouverne la mansuétude ; 3° la haine, que supprime la charité ; 4° le dommage injuste, que la justice interdit. Car ôter le principe du mal est toujours ce qu'il y a de plus parfait. Cependant, si la patience est plus parfaite en cela, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit absolument.
2. « Posséder » implique une domination tranquille. C'est pourquoi l'on dit que l'homme possède son âme par la patience en ce qu'il arrache radicalement les passions soulevées par les adversités, qui rendent son âme inquiète.
3. On appelle la patience racine et gardienne de toutes les vertus non parce qu'elle les cause et les maintient directement, mais parce qu'elle écarte ce qui s'y oppose.
Objections
1. Cela semble possible. En effet, la créature raisonnable peut mieux accomplir ce à quoi la raison l'incline davantage. Mais il est plus raisonnable de souffrir des maux en vue du bien qu'en vue du mal. Or certains souffrent des maux en vue du mal, par leurs propres efforts, sans le secours de la grâce. Car S. Augustin reconnaît que « les hommes supportent beaucoup de labeurs et de souffrances pour l'amour de leurs vices ». Donc, l'homme peut bien davantage supporter des maux pour le bien, c'est-à-dire être vraiment patient, sans le secours de la grâce.
2. Certains, sans être en état de grâce, ont plus d'horreur pour le mal de vice que pour les maux du corps. Aussi est-il raconté que certains païens ont supporté de grands maux pour ne pas trahir leur patrie ou commettre une autre action déshonorante. Mais c'est là être vraiment patient. Il parait donc qu'on peut avoir la patience sans l'aide de la grâce.
3. Il parait évident que certains supportent des maux pénibles et amers pour recouvrer la santé du corps. Or le salut de l'âme n'est pas moins désirable que la santé du corps. Donc, au même titre, quelqu'un peut supporter beaucoup de maux pour le salut de son âme, ce qui est avoir vraiment la patience, sans le secours de la grâce.
En sens contraire, on chante dans le Psaume (Psaumes 62.6, Vg) : « C'est de lui (Dieu) que vient la patience. »
Réponse
Comme dit S. Augustin dans son livre La Patience : « La violence des désirs fait supporter labeurs et souffrances ; et personne n'accepte volontiers de subir ce qui le torture, sinon pour quelque chose qui le délecte. » Et la raison en est que d'elle-même l'âme a en horreur la tristesse et la douleur, si bien qu'on ne choisirait jamais de les souffrir pour elles-mêmes, mais seulement en vue d'une fin. Il faut donc que ce bien pour lequel on veut souffrir des maux soit voulu et aimé davantage que ce bien dont la privation nous inflige la douleur que nous supportons patiemment. Or, préférer le bien de la grâce à tous les biens naturels dont la perte nous fait souffrir, cela appartient à la charité qui aime Dieu par-dessus tout. Aussi est-il évident que la patience, en tant qu'elle est une vertu, a pour cause la charité, selon S. Paul : « La charité est patiente » (1 Corinthiens 13.4). Et il est évident qu'on ne peut avoir la charité que par la grâce. « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné » (Romains 5.5). Il est donc clair qu'on ne eut avoir la patience sans le secours de la grâce.
Solutions
1. Si la nature humaine était intacte, l'inclination de la raison y prévaudrait ; mais dans la nature corrompue, ce qui prévaut c'est l'inclination de convoitise, qui domine dans l'homme. Et c'est pourquoi l'homme est plus enclin à supporter les maux là où la convoitise trouve son plaisir dès maintenant, que de supporter des maux en vue de biens futurs désirés selon la raison. C'est pourtant cela qui est la véritable patience.
2. Le bien de la vertu politique est à la mesure de la nature humaine. C'est pourquoi la volonté de l'homme peut y tendre sans le secours de la grâce sanctifiante, toutefois non sans le secours d'une grâce actuelle de Dieu. Mais le bien de la grâce est surnaturel ; aussi l'homme ne peut y tendre par la seule force de sa nature. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.
3. Supporter des maux pour la santé du corps procède de l'amour dont l'homme, par nature, aime sa propre chair. Et c'est pourquoi la comparaison ne vaut pas avec la patience, qui procède de l'amour surnaturel.
Objections
1. Il apparaît que non. Car le même être ne fait pas partie de lui-même. Or la patience semble identique à la force parce que, on l'a dit plus haut, supporter est l'acte propre de la force, et cela appartient aussi à la patience, car il est dit dans les « Sentences » de S. Prosper que la patience « consiste à supporter les maux venus du dehors ».
2. On a établir que la force concerne la crainte et l'audace et qu'ainsi elle réside dans l'irascible. Mais la patience concerne les tristesses et paraît ainsi résider dans le concupiscible. Donc la patience ne fait pas partie de la force, mais plutôt de la tempérance.
3. Un tout ne peut exister sans l'une de ses parties. Donc, si la patience fait partie de la force, la force ne pourra jamais exister sans la patience ; cependant il arrive que le fort ne supporte pas patiemment les maux : au contraire il attaque leur auteur. Donc la patience ne fait pas partie de la force.
En sens contraire, Cicéron, en fait une partie de la force.
Réponse
La patience fait partie de la force à titre de partie potentielle, parce qu'elle s'adjoint à elle comme une vertu secondaire à la principale. En effet, il appartient à la patience « de supporter d'une âme égale les maux venus de l'extérieur », d'après S. Grégoire. Or, parmi les maux que les autres nous infligent, les principaux et les plus difficiles à supporter sont ceux qui se rattachent aux périls mortels, que concerne la force. On voit ainsi qu'en cette matière, c'est la force qui est en tête, comme revendiquant pour elle ce qui est le plus primordial en cette matière. Et c'est pourquoi la patience s'adjoint à elle comme la vertu secondaire à la principale.
Solutions
1. Il appartient à la force non de supporter n'importe quoi, mais seulement ce qu'il est souverainement difficile de supporter : les périls mortels. Tandis qu'à la patience il peut revenir de supporter n'importe quels maux.
2. L'acte de la force ne consiste pas seulement en ce que l'on persévère dans le bien malgré la crainte de périls futurs, mais aussi en ce que l'on ne défaille pas sous la tristesse ou souffrance présente, et à cet égard la patience a des affinités avec la force. Et cependant la force concerne au premier chef les craintes dont la nature porte à la fuite, que la force refuse. Quant à la patience, elle concerne davantage, à titre principal, les tristesses ; car on appelle patient non pas celui qui ne fuit pas, mais celui qui a une conduite digne d'éloges en souffrant ce qui nuit présentement, de telle sorte qu'il n'en ressent pas une tristesse désordonnée. Et voilà pourquoi la force est proprement dans l'irascible, et la patience dans le concupiscible. Et cela n'empêche pas que la patience fasse partie de la force, parce que l'adjonction d'une vertu à une autre ne se juge pas selon la puissance où elle siège, mais selon la matière ou la forme.
Et cependant la patience n'est pas donnée comme faisant partie de la tempérance, quoique ces deux vertus aient leur siège dans le concupiscible. Parce que la tempérance concerne seulement les tristesses qui s'opposent aux plaisirs du toucher comme celles qui viennent de l'abstinence d'aliments ou de plaisirs sexuels ; mais la patience concerne surtout les tristesses que les autres nous infligent. De plus, il revient à la tempérance de refréner ces tristesses, ainsi que les délectations opposées ; à la patience il appartient d'empêcher l'homme de s'éloigner du bien de la vertu à cause de ce genre de tristesses, si grandes soient-elles.
3. La patience peut sous un certain rapport être donnée comme une partie intégrante de la force, ce qui était le point de départ de l'objection, en tant qu'on supporte patiemment les maux qui se rattachent aux dangers mortels. Et il n'est pas contraire à la nature de la patience que l'on attaque, en cas de besoin, celui qui fait du mal ; parce que, comme dit Chrysostome sur « Arrière, Satan ! », « il est louable d'être patient devant les injures qu'on nous adresse ; mais supporter patiemment celles qui s'adressent à Dieu, c'est par trop impie ». Et S. Augustin écrit que les préceptes de la patience ne sont pas contraires au bien de l'État puisque, pour le garder, on doit combattre l'ennemi. Mais selon son comportement envers tous les autres maux, la patience s'adjoint à la force comme une vertu secondaire à la principale.
Objections
1. C'est ce qu'il semble, car S. Augustin dit qu'on célèbre la patience de Dieu non parce qu'il souffre un certain mal, mais en ce qu'il « attend que les méchants se convertissent ». Si bien qu'on dit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 5.4) : « Le Seigneur sait attendre. » Il semble donc que la patience soit identique à la longanimité.
2. Le même habitus n'est pas opposé à deux êtres différents. Mais l'impatience s'oppose à la longanimité par laquelle on accepte un retard ; car certains ne peuvent supporter aucun retard, pas plus que les autres maux.
3. Le temps est une circonstance qualifiant les maux que l'on supporte, et de même le lieu. Or, au point de vue du lieu, on ne découvre pas une vertu distincte de la patience. Donc pareillement la longanimité, qui est relative au temps en ce qu'on subit une longue attente, ne se distingue pas de la patience.
En sens contraire, sur ce texte (Romains 2.4) « Méprises-tu les richesses de sa bonté, de sa patience, de sa longanimité ? » la Glose dit : « La longanimité paraît différer de la patience, parce que ceux qui pèchent par faiblesse plutôt que par mauvaise volonté, c'est par longanimité qu'on les supporte ; mais pour ceux qui, avec obstination, se complaisent dans leurs voluptés, il faut dire qu'on les supporte avec patience. »
Réponse
On appelle magnanimité la vertu qui donne le courage de tendre aux grandes choses ; de même on appelle longanimité celle qui donne le courage de tendre à quelque chose qui se trouve à une longue distance. C'est pourquoi, de même que la magnanimité regarde l'espérance, qui tend au bien, plus que l'audace, la crainte ou la tristesse, qui regardent le mal, de même la longanimité. Celle-ci, par suite, rejoint davantage la magnanimité que la patience.
Cependant la longanimité peut rejoindre la patience à un double titre. D'abord parce que la patience, comme la force, supporte certains maux en vue d'un bien. Si celui-ci est proche, ce support est plus facile ; mais si ce bien est longuement différé alors que les maux à supporter sont déjà présents, l'attente devient plus difficile. Ensuite le fait même de différer le bien espéré cause de la tristesse, selon les Proverbes (Proverbes 13.12) : « Un espoir différé afflige l'âme. » Aussi supporter cette affliction peut être le fait de la patience, comme de supporter n'importe quelles tristesses.
Ainsi donc, on peut englober sous la même raison de mal attristant et le retard du bien espéré, ce qui relève de la longanimité ; et l'effort que l'on soutient pour persévérer dans l'accomplissement d'une œuvre bonne, ce qui relève de la constance. De ce fait, aussi bien la longanimité que la constance sont englobées dans la patience. Si bien que Cicéron définit la patience « le support volontaire et prolongé d'épreuves ardues et difficiles, par un motif de service et d'honnêteté ». « Ardues » : il s'agit de la constance dans le bien. « Difficiles » : il s'agit de la gravité du mal, qu'envisage spécialement la patience. « Prolongé » concerne la longanimité en tant qu'elle coïncide avec la patience.
Solutions
1 et 2. Ce qui précède répond à ces deux objections.
3. Ce qui est distant dans l'espace, bien que ce soit éloigné de nous, n'est cependant pas aussi éloigné du donné réel que ce qui est distant dans le temps. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas. En outre, ce qui est distant dans l'espace ne comporte de difficulté qu'en fonction du temps, parce que cela met plus longtemps à nous parvenir.
4. Nous le concédons. Cependant, il faut tenir compte du motif de la différence signalée par la Glose. Parce que chez ceux qui pèchent par faiblesse, la seule chose qui soit pénible, c'est leur longue persévérance dans le mal, et c'est pourquoi l'on dit qu'ils sont supportés par longanimité. Mais le fait même qu'on pèche par orgueil, est pénible ; et c'est pourquoi on dit supporter par patience ceux qui pèchent par orgueil.