- L'insensibilité est-elle un péché ?
- L'intempérance est-elle un péché puéril ?
- Comparaison entre intempérance et lâcheté.
- Le péché d'intempérance est-il le plus déshonorant ?
Objections
1. Il ne semble pas. On appelle en effet insensibles ceux qui s'abstiennent des plaisirs du toucher. Mais s'abstenir tout à fait en ce domaine semble louable et vertueux, comme cela ressort du livre de Daniel (Daniel 10.2-3) : « En ces temps-là, moi, Daniel, je faisais une pénitence de trois semaines ; je ne mangeais point de nourriture désirable : viande ni vin n'approchaient de ma bouche, et je ne me parfumais pas. » L'insensibilité n'est donc pas un péché.
2. Le bien de l'homme est de se conformer à la raison, selon Denys. Mais s'abstenir de tout plaisir du toucher fait grandement avancer l'homme dans le bien de la raison. Daniel dit en effet (Daniel 1.17) qu'aux jeunes gens qui ne mangeaient que des légumes « Dieu donna science et intelligence en matière de lettres et en sagesse ». L'insensibilité qui repousse tous les plaisirs du toucher n'est donc pas vicieuse.
3. Ce qui écarte le plus du péché ne semble pas vicieux. Or le meilleur remède pour s'abstenir du péché est de fuir les jouissances, ce qui est une marque d'insensibilité. Aristote dit en effet « qu'en renonçant au plaisir, nous pécherons moins ». L'insensibilité n'est donc pas quelque chose de vicieux.
En sens contraire, il n'y a que le vice pour s'opposer à la vertu. Or l'insensibilité s'oppose à la vertu de tempérance, fait remarquer Aristote.
Réponse
Tout ce qui contrarie l'ordre naturel est vicieux. Or la nature a joint le plaisir aux activités nécessaires à la vie de l'homme. C'est pourquoi l'ordre naturel requiert que l'homme se serve des plaisirs de ce genre dans la mesure où c'est nécessaire à son salut, soit pour la conservation de l'individu, soit pour la conservation de l'espèce. Donc, si quelqu'un fuyait la jouissance au point de négliger ce qui est nécessaire à la conservation de la nature, il commettrait un péché, car se serait s'opposer à l'ordre naturel. C'est en cela que consiste le vice d'insensibilité.
Il faut savoir cependant qu'il est parfois louable ou même nécessaire de s'abstenir, en vue d'une certaine fin, des jouissances qui font suite aux actes de ce genre. Ainsi, en vue de la santé du corps, certains s'abstiennent des plaisirs que procurent la nourriture, la boisson et les relations sexuelles. De même en vue de la bonne exécution d'une tâche : ainsi est-il nécessaire aux athlètes et aux soldats de s'abstenir de beaucoup de plaisirs, afin d'accomplir leur tâche propre. De même encore les pénitents, pour retrouver la santé de l'âme, font abstinence de choses délectables, comme s'ils suivaient un régime. Et les hommes qui veulent s'adonner à la contemplation et aux choses divines doivent s'abstenir davantage des désirs charnels. Mais rien de ce que l'on vient de dire n'appartient au vice d'insensibilité, car tout cela est conforme à la droite raison.
Solutions
1. Daniel pratiquait cette abstinence des plaisirs, non parce qu'il méprisait les plaisirs comme mauvais en eux-mêmes, mais pour une fin louable, afin de se disposer à une plus haute contemplation en se privant des plaisirs corporels. C'est pourquoi le texte ajoute aussitôt qu'une révélation lui fut faite.
2. L'homme ne peut se servir de la raison sans les puissances sensibles, qui ont besoin d'un organe corporel, comme on l'a vu dans la première Partie ; il est donc nécessaire que l'homme sustente son corps pour pouvoir user de sa raison. Or la réfection du corps se fait par des actes qui procurent du plaisir. Le bien de la raison ne peut donc exister dans l'homme s'il s'abstient de tout plaisir. Cependant, comme l'homme pour faire un acte de raison a plus ou moins besoin de la puissance corporelle, il lui sera plus ou moins nécessaire d'employer des plaisirs corporels. C'est pourquoi ceux qui ont assumé la charge de s'adonner à la contemplation et de transmettre aux autres le bien spirituel comme par une espèce de propagation spirituelle, s'abstiennent de beaucoup de plaisirs, et en cela ils sont dignes de louange. Au contraire, ceux à qui il appartient, en raison de leur office, de se livrer aux œuvres corporelles et à la génération charnelle, ne mériteraient pas, la louange en s'en abstenant.
3. Il faut fuir le plaisir pour éviter le péché, non totalement, mais de sorte qu'il ne soit pas recherché au-delà de ce que la nécessité requiert.
Objections
1. Non, semble-t-il. A propos de ce verset de S. Matthieu (Matthieu 18.3) : « Si vous ne retournez pas à l'état des enfants, etc. » S. Jérôme dit que « l'enfant ne demeure pas en colère, il n'a pas le souvenir du mal qu'on lui a fait, et ne se réjouit pas en voyant une belle femme », ce qui est contraire à l'intempérance. L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
2. Les enfants n'ont que des convoitises naturelles. Mais, au sujet de celles-ci, peu d'hommes pèchent par intempérance, selon Aristote. L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
3. Il faut choyer et nourrir les enfants. Au contraire il faut toujours amoindrir et extirper la convoitise et la jouissance auxquelles a trait l'intempérance. S. Paul dit en effet (Colossiens 3.5) : « Mortifiez donc vos membres terrestres : fornication, impureté, etc. » L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
En sens contraire, Aristote dit : « Nous appliquons ce mot d'intempérance aux fautes des enfants. »
Réponse
Quelque chose est appelé puéril de deux façons. D'une première façon, parce que cela convient aux enfants. Ce n'est pas le sens donné par Aristote quand il dit que l'intempérance est puérile. D'une autre façon, à cause d'une certaine analogie. C'est de cette façon que les péchés d'intempérance sont dits puérils. Le péché d'intempérance est en effet un péché de convoitise excessive, que l'on assimile à l'enfant selon trois points de vue.
D'abord, selon ce que l'un et l'autre convoitent. Comme l'enfant en effet, la convoitise désire quelque chose de laid. Dans les choses humaines est beau ce qui est ordonné selon la raison ; c'est pourquoi Cicéron dit que « le beau est ce qui est conforme à l'excellence de l'homme en ce qui distingue sa nature des autres animaux ». Or l'enfant ne fait pas attention à l'ordre de la raison. Et de même, selon Aristote, la convoitise n'écoute pas la raison.
Ensuite ils se rencontrent quant au résultat. Si on laisse l'enfant faire sa volonté, sa volonté propre ne cesse de grandir. Aussi, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 30.8), « un cheval mal dressé devient rétif, et un enfant laissé à lui-même devient impétueux ». Il en est de même pour la convoitise. Si on lui donne satisfaction, elle devient plus vigoureuse, comme le remarque S. Augustin : « L'asservissement à la passion crée l'habitude, et la non-résistance à l'habitude crée la nécessité. »
Enfin, il y a également similitude quant au remède qui s'applique à l'un et à l'autre. En effet on corrige l'enfant en le contraignant. C'est ainsi qu'il est dit dans les Proverbes (Proverbes 29.13) : « Ne ménage pas à l'enfant sa correction. Si tu le frappes de la baguette, tu délivreras son âme de l'enfer. » De même, quand on résiste à la convoitise on la ramène à la juste mesure de l'honnête. Comme dit S. Augustin « quand l'âme s'accroche aux choses spirituelles et y demeure fixée, l'habitude — c'est-à-dire l'habitude de la convoitise charnelle — voit ses assauts brisés et peu à peu la répression l'éteint. L'habitude, en effet, quand nous la suivions, était plus grande ; mais quand nous la refrénons, elle n'est pas supprimée tout à fait, mais certainement diminuée. » Selon Aristote « de même que l'enfant doit vivre selon les commandements de son maître, de même notre faculté de désirer doit se conformer aux prescriptions de la raison ».
Solutions
1. L'objection entend par puéril ce qui se rencontre chez l'enfant. Or ce n'est pas de cette façon que le péché d'intempérance est dit puéril, mais par similitude.
2. Une convoitise peut être dite naturelle de deux façons. D'une première façon, selon son genre. C'est ainsi que la tempérance et l'intempérance ont pour objet des convoitises naturelles : elles portent en effet sur les convoitises de la nourriture et du sexe, qui sont ordonnées à la conservation de la nature. — D'une autre façon la convoitise peut être dite naturelle quant à l'espèce de ce que la nature requiert pour sa conservation. De ce point de vue il n'arrive pas souvent de pécher en matière de convoitise naturelle. La nature n'exige en effet que ce qui permet de subvenir à la nécessité de la nature : quand on le désire il ne peut y avoir péché que par un excès quantitatif ; c'est en cela seulement que l'on pèche en matière de convoitise naturelle, dit Aristote.
Mais il en va différemment de certains excitants à la convoitise par lesquels on pèche le plus souvent, et qui sont inventés par l'ingéniosité des hommes comme les mets savamment préparés, et les parures féminines. Bien que les enfants ne recherchent pas souvent cela, l'intempérance est cependant dite un péché puéril pour la raison donnée dans la Réponse de l'article.
3. Ce qui appartient à la nature doit être développé et cultivé chez les enfants. En revanche, ce qui est déraisonnable ne doit pas être favorisé chez eux, mais corrigé, nous venons de le voir.
Objections
1. Il semble que la lâcheté soit un vice plus grand que l'intempérance. En effet, un vice est blâmé parce qu'il s'oppose au bien de la vertu. Or la lâcheté s'oppose à la force, qui est une vertu plus noble que la tempérance, à laquelle s'oppose l'intempérance. De ce fait, la lâcheté apparaît aussi comme un vice plus grand que l'intempérance.
2. On est moins à blâmer quand on succombe en ce qui est plus difficile à vaincre. C'est pourquoi Aristote dit qu'on « ne s'étonne pas de voir un homme vaincu par des délectations ou des tristesses fortes et excessives ; on est plutôt porté à lui pardonner ». Or il semble plus difficile de vaincre les jouissances que les autres passions. Selon Aristote, « il est plus difficile de résister au plaisir que de contenir la colère ». L'intempérance, qui succombe au plaisir, est donc un péché moins grand que la lâcheté, qui succombe à la crainte.
3. Le volontaire est essentiel à la raison de péché. Or la lâcheté est plus volontaire que l'intempérance. Personne en effet ne désire être intempérant, mais on désire fuir les périls de mort ; ce qui relève de la lâcheté. La lâcheté est donc un péché plus grave que l'intempérance.
En sens contraire, d'après Aristote, « l'intempérance paraît dépendre de notre volonté plus que la lâcheté ». Il y a donc plus de péché en elle.
Réponse
Un vice peut se comparer à un autre de deux façons. Ou bien en considérant sa matière, son objet ; ou bien considérant le pécheur lui-même. De l'une et l'autre façon l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté. D'abord, quand on considère la matière. Car la lâcheté fuit les périls de mort, que nous évitons à cause de la nécessité suprême : conserver la vie. Quant à l'intempérance, elle a trait aux jouissances dont la recherche n'est pas aussi nécessaire à la conservation de la vie parce que, nous l'avons dit, l'intempérance concerne davantage des jouissances ou convoitises additionnelles que les convoitises ou jouissances naturelles. Or le péché est d'autant plus léger que ce qui pousse à pécher semble plus nécessaire. C'est pourquoi l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté au point de vue de l'objet ou de la matière.
Il en est de même au point de vue du pécheur. Et cela pour trois raisons. D'abord, parce qu'on pèche d'autant plus gravement que l'on est davantage maître de son esprit ; c'est pourquoi on ne reproche pas leurs péchés aux aliénés. Or les craintes et les peines graves, surtout dans les dangers de mort, paralysent l'esprit de l'homme. Ce que ne fait pas le plaisir, qui conduit à l'intempérance.
Ensuite, parce qu'un péché est d'autant plus grave qu'il est plus volontaire. Or l'intempérance comporte plus de volontaire que la lâcheté.
Et cela pour deux raisons. En premier lieu, parce que l'action faite par crainte a son principe dans une impulsion extérieure : c'est pourquoi elle n'est pas purement et simplement volontaire, mais comporte du mélange, dit Aristote. Au contraire, l'action faite pour le plaisir est purement et simplement volontaire. — En second lieu, parce que les actes d'intempérance sont plus volontaires dans le particulier, mais moins volontaires dans le général : personne en effet, ne voudrait être intempérant ; cependant l'homme est attiré par des jouissances particulières qui le rendent intempérant. Aussi le meilleur remède pour éviter l'intempérance est-il de ne pas s'attarder à la considération de choses particulières. Mais, en ce qui concerne la lâcheté, c'est le contraire. Car les faits particuliers et subits, comme jeter son bouclier ou autres actes semblables, sont moins volontaires, tandis que l'attitude générale elle-même est plus volontaire, comme de chercher son salut dans la fuite. Or, ce qui est le plus volontaire purement et simplement, c'est ce qui est volontaire dans les circonstances particulières, où se situent les actes. C'est pourquoi l'intempérance qui est, de façon absolue, plus volontaire que la lâcheté, est un vice plus grand.
Enfin, on peut trouver plus facilement un remède contre l'intempérance que contre la lâcheté du fait que les plaisirs de la nourriture et de la sexualité se présentent tout au long de la vie, et envers elles l'homme peut s'exercer sans danger à devenir tempérant ; tandis que les périls de mort se présentent plus rarement, et il est plus dangereux pour l'homme de s'exercer envers eux à vaincre sa lâcheté.
L'intempérance est donc en elle-même un péché plus grand que la lâcheté.
Solutions
1. La supériorité de la force sur la tempérance peut se considérer à deux points de vue : l° Au point de vue de la fin, qui ressortit à la raison de bien, parce que la force est davantage ordonnée au bien commun que la tempérance. De ce point de vue également la lâcheté a une certaine supériorité sur l'intempérance, car c'est par lâcheté qu'on abandonne la défense du bien commun. 2° Au point de vue de la difficulté, en tant qu'il est plus difficile de subir les périls de mort que de s'abstenir de certaines choses délectables. Sous ce rapport, ce n'est pas la lâcheté qui l'emporte sur l'intempérance. De même en effet qu'il y a plus de vertu à ne pas succomber à ce qui est plus fort, de même, inversement, c'est un vice moins grand d'être vaincu par le plus fort, et un vice plus grand d'être surpassé par le plus faible.
2. L'amour de la conservation de la vie, qui fait fuir les périls de mort, est beaucoup plus naturel que toutes les délectations de la nourriture et du sexe, qui sont ordonnées à la conservation de la vie. C'est pourquoi il est plus difficile de vaincre la crainte en face des périls de mort que la convoitise des plaisirs alimentaires ou sexuels. Cependant il est plus difficile de résister à ces derniers qu'à la colère, à la tristesse et à la crainte de certains autres maux.
3. Donc la lâcheté volontaire est considérée davantage en général et moins en particulier. C'est pourquoi chez elle il y a plus de volontaire relatif et pas de volontaire absolu.
Objections
1. Non, semble-t-il. De même en effet qu'on doit honorer la vertu, de même on doit mépriser le péché. Or il y a des péchés qui sont plus graves que l'intempérance, comme l'homicide, le blasphème, etc. Le péché d'intempérance n'est donc pas le plus blâmable.
2. Les péchés qui sont les plus communs semblent moins blâmables, car on en éprouve moins de honte. Mais les péchés d'intempérance sont les plus communs, parce qu'ils ont pour matière ce qui se présente communément dans la pratique de la vie humaine, en quoi aussi la plupart commettent le péché. Les péchés d'intempérance ne semblent donc pas les plus blâmables.
3. Aristote, dit que « la tempérance et l'intempérance concernent les désirs et les plaisirs humains ». Or il y a des désirs et des plaisirs qui sont plus vils que les désirs et les plaisirs humains : ce sont ceux, selon Aristote, qui relèvent de la bestialité et de la morbidité. L'intempérance n'est donc pas la plus blâmable.
En sens contraire, selon Aristote, l'intempérance, parmi les autres vices, « apparaît à juste titre blâmable ».
Réponse
Le déshonneur semble s'opposer à l'honneur et à la gloire. Or l'honneur est dû à la supériorité, comme on l'a vu antérieurement, et la gloire implique l'éclat. L'intempérance est donc la plus blâmable pour deux raisons : d'abord parce qu'elle contrarie au maximum la dignité humaine. En effet, elle a pour matière les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, nous l'avons dit. Selon le Psaume (Psaumes 49.21), « l'homme dans son luxe est sans intelligence, il ressemble au bétail qu'on abat ». Ensuite, parce queue est le plus contraire à l'éclat et à la beauté de l'homme, car c'est dans les jouissances sur lesquelles porte l'intempérance qu'apparaît le moins la lumière de la raison qui donne à la vertu tout son éclat et sa beauté. C'est pourquoi ces jouissances sont appelées les plus serviles.
Solutions
1. Selon S. Grégoire, les péchés de la chair, qui font partie de l'intempérance, même s'ils sont moins coupables, méritent cependant un plus grand mépris. Car la grandeur de la faute se prend du désordre par rapport à la fin, tandis que le mépris regarde la honte, qui s'évalue surtout selon l'indécence du pécheur.
2. Qu'un péché se commette habituellement diminue sa honte et son déshonneur dans l'opinion des hommes, mais il n'en est pas ainsi selon la nature des vices eux-mêmes.
3. Quand on dit que l'intempérance est la plus blâmable, il faut l'entendre parmi les vices humains, qui ont trait aux passions quelque peu conformes à la nature humaine. Mais les vices qui dépassent le mode de la nature humaine sont encore plus blâmables. Cependant même ceux-ci semblent se réduire au genre de l'intempérance selon un certain excès : comme lorsque quelqu'un trouve son plaisir à manger de la chair humaine, ou à avoir des relations sexuelles avec des bêtes ou avec des personnes du même sexe.
Il faut maintenant étudier les parties de la tempérance : I. D'abord ces parties elles-mêmes en général (Q. 143). II. Ensuite, chacune d'entre elles en particulier (Q. 144-169).