- S'oppose-t-elle à la clémence ?
- Comparaison de la cruauté avec la férocité ou sauvagerie.
Objections
1. Il ne semble pas. Sénèque dit en effet qu'« on appelle cruels ceux qui dépassent la mesure dans le châtiment », ce qui est contraire à la justice. Or la clémence n'est pas considérée comme une partie de la justice, mais comme une partie de la tempérance. La cruauté ne semble donc pas s'opposer à la clémence.
2. Jérémie (Jérémie 6.23) parle d'un peuple « cruel et sans pitié ». Il semble ainsi que la cruauté s'oppose à la miséricorde. Or la miséricorde n'est pas identique à la clémence, on l'a dit plus haute. La cruauté ne s'oppose donc pas à la clémence.
3. La clémence a trait à l'infliction des peines, on l'a dit, tandis que la cruauté se rapporte aussi à la suppression des bienfaits, d'après les Proverbes (Proverbes 11.17 Vg) : « L'homme cruel afflige même ses proches. » La cruauté ne s'oppose donc pas à la clémence.
En sens contraire, Sénèque dit qu'« à la clémence s'oppose la cruauté, qui n'est rien d'autre que la barbarie de l'âme dans l'application des peines ».
Réponse
Le mot cruauté (crudelitas) semble venir de crudité (cruditas). De même que les choses qui sont bien cuites et rendues digestes ont d'ordinaire une saveur agréable et douce, de même les choses qui sont crues ont une saveur repoussante et rude. Or on a dit plus haute que la clémence comporte une certaine douceur ou tendresse d'âme qui porte à diminuer les peines. La cruauté s'oppose donc directement à la clémence.
Solutions
1. La diminution des peines, qui se fait conformément à la raison, relève de l'épikie, mais la douceur du sentiment qui y incline relève de la clémence ; de même l'excès du châtiment, si l'on considère l'action extérieure, relève de l'injustice, mais, si l'on considère la dureté d'âme qui rend prompt à augmenter les peines, cet excès relève de la cruauté.
2. La miséricorde et la clémence se rencontrent en ce que l'une et l'autre fuient et ont en horreur la misère d'autrui, de façon différente cependant. Car il appartient à la miséricorde de soulager la misère en accordant des bienfaits, tandis qu'il appartient à la clémence de diminuer la misère en atténuant les peines. Puisque la cruauté comporte une exagération dans les peines infligées, elle s'oppose, plus directement à la clémence qu'à la miséricorde. Cependant, à cause de la similitude de ces vertus, on tient parfois la cruauté pour un manque de miséricorde.
3. La cruauté est prise ici pour un manque de miséricorde, dont le propre est de ne pas accorder de bienfaits. Cependant on peut dire aussi que la suppression même du bienfait est une certaine peine.
Objections
1. Il semble que la cruauté ne diffère pas de la férocité ou sauvagerie. En effet, il semble qu'à une vertu soit opposé, d'un seul côté, un seul vice. Or à la clémence sont opposées par excès et la férocité et la cruauté. Il semble donc que la cruauté et la férocité soient identiques.
2. Isidore dit que « l'homme sévère (severus) est ainsi appelé comme étant sauvage et vrai (saevus et venus), car il fait justice sans indulgence », et, par suite, la sévérité ou férocité semble exclure la rémission des peines dans les jugements, qui ressortit à la bonté. Or c'est là le fait de la cruauté, on l’a dit. La cruauté est donc la même chose que la férocité.
3. À la vertu s'oppose un vice par excès, et aussi un vice par défaut, lequel est à la fois contraire à la vertu, qui se trouve dans un juste milieu, et au vice par excès. Or un même vice par défaut s'oppose à la cruauté et à la férocité, c'est la lâcheté ou faiblesse. En effet S. Grégoire déclare : « Qu'il y ait de l'amour, mais sans mollesse ; de la rigueur, mais sans rudesse. Qu'il y ait du zèle, mais sans sévérité immodérée ; de la bonté, mais ne pardonnant pas plus qu'il ne convient. » La férocité est donc identique à la cruauté.
En sens contraire, pour Sénèque, « celui qui, sans avoir subi de dommage, s'irrite contre quelqu'un qui n'est pas un pécheur, n'est pas appelé cruel, mais féroce ou sauvage ».
Réponse
Les mots de « férocité » et de « sauvagerie » se prennent par comparaison avec les bêtes sauvages, qui sont aussi appelées féroces. En effet, ces animaux s'attaquent aux hommes pour se repaître de leur chair, et ils ne le font pas pour une cause de justice, dont la considération appartient à la raison seule. C'est pourquoi, à proprement parler, on parle de sauvagerie ou de férocité à propos de celui qui, en infligeant des peines, ne considère pas la faute commise par celui qu'il punit, mais seulement le plaisir qu'il prend à la souffrance des hommes. Il est clair que cela fait partie de la bestialité, car une telle délectation n'est pas humaine, mais bestiale, provenant d'une habitude mauvaise ou d'une corruption de la nature, comme toutes les autres tendances bestiales de ce genre. La cruauté, au contraire, considère la faute en celui qui est puni ; toutefois, elle dépasse la mesure dans le châtiment. C'est pourquoi la cruauté diffère de la férocité ou sauvagerie, comme la malice humaine diffère de la bestialité, dit Aristote.
Solutions
1. La clémence est une vertu humaine ; aussi la cruauté, qui est une malice humaine, s'oppose-t-elle à elle directement. La férocité ou sauvagerie, au contraire, fait partie de la bestialité. Il s'ensuit qu'elle ne s'oppose pas directement à la clémence, mais à une vertu plus excellente, qu'Aristote appelle « héroïque ou divine », et qui semble, selon nous, appartenir aux dons du Saint-Esprit. On peut donc dire que la férocité s'oppose directement au don de piété.
2. « Sévère » n'équivaut pas purement et simplement à « féroce », terme qui évoque le vice, mais à « féroce en ce qui concerne la vérité », à cause d'une certaine ressemblance avec la férocité, qui n'adoucit pas les peines.
3. La rémission dans le fait de punir n'est un vice que si elle néglige l'ordre de la justice, selon lequel on devrait punir à proportion de la faute, ce que la cruauté dépasse. Mais la férocité, elle, ne fait aucune attention à cet ordre. C'est pourquoi la rémission dans le châtiment s'oppose directement à la cruauté, et non à la férocité.
Nous devons maintenant parler de la modestie. D'abord de la modestie en général (Q. 160) ; ensuite, de chacune de ses espèces en particulier (161-169).