Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

160. LA MODESTIE

  1. Est-elle une partie de la tempérance ?
  2. Quelle est la matière de la modestie ?

1. La modestie est-elle une partie de la tempérance ?

Objections

1. Non, semble-t-il. En effet modestie vient de « mesure » (modus). Or dans toutes les vertus la mesure est nécessaire, car la vertu est ordonnée au bien, et le bien, dit S. Augustin consiste dans « la mesure, l'espèce et l'ordre ». La modestie est donc une vertu générale, et on ne doit pas en faire une partie de la tempérance.

2. Le mérite de la tempérance semble consister principalement dans une certaine « modération ». Or c'est de celle-ci que vient le mot modestie. La modestie semble donc être identique à la tempérance, et non être l'une de ses parties.

3. La modestie semble porter sur la correction des autres, d'après S. Paul (2 Timothée 2.24) : « Le serviteur de Dieu ne doit pas être querelleur, mais doux à l'égard de tous, corrigeant avec modestie ceux qui résistent à la vérité. » Or la correction de ceux qui sont en faute est un acte de justice ou de charité, on l'a vu précédemment. Il semble donc que la modestie soit plutôt une partie de la justice que de la tempérance.

En sens contraire, Cicéron fait de la modestie une partie de la tempérance.

Réponse

Nous l'avons dit plus haut la tempérance use de modération en ce qu'il y a de plus difficile à modérer : les convoitises des délectations du toucher. Or, partout où se trouve une vertu se rapportant spécialement à ce qui est plus important, il faut qu'il y ait une autre vertu se rapportant à ce qui l'est moins, car il est nécessaire que la vie de l'homme soit réglée en tout selon les vertus. C'est ainsi, comme on l'a vu plus haute, que la magnificence se rapporte aux grandes dépenses d'argent, et qu'à côté d'elle la libéralité est nécessaire, qui se rapporte aux dépenses de médiocre importance. Il est donc nécessaire qu'il y ait une vertu modératrice des petites choses, qu'il n'est pas aussi difficile de modérer. Cette vertu s'appelle la modestie, et elle est annexée à la tempérance comme à la vertu principale.

Solutions

1. Un nom commun est parfois attribué aux plus petites choses ; c'est ainsi qu'on donne le nom commun d'« anges », au dernier ordre des anges. De même aussi la « mesure », qui se remarque communément en toute vertu, est attribuée spécialement à la vertu qui apporte la mesure dans les petites choses.

2. Certaines choses ont besoin d'être tempérées à cause de leur véhémence, comme on « tempère » le vin fort. Mais la modération est nécessaire en toutes choses. C'est pourquoi la tempérance a davantage trait aux passions violentes, et la modestie aux passions moindres.

3. La modestie s'entend ici de la mesure prise communément, selon qu'elle est nécessaire dans toutes les vertus.


2. Quelle est la matière de la modestie ?

Objections

1. Il semble que la modestie ne concerne que les actes extérieurs. En effet, les mouvements intérieurs des passions ne peuvent pas être connus des autres. Or S. Paul demande (Philippiens 4.5) que « notre modestie soit connue de tous les hommes ». La modestie ne se rapporte donc qu'aux actions extérieures.

2. Les vertus qui ont pour matière les passions se distinguent de la vertu de justice qui a pour matière les actions. Or la modestie semble être une seule vertu. Si donc elle a trait aux actions extérieures, elle n'aura pas trait aux passions intérieures.

3. Aucune vertu, demeurant une et la même, ne porte à la fois sur les choses se rapportant à l'appétit, ce qui est le propre des vertus morales ; sur les choses se rapportant à la connaissance, ce qui est le propre des vertus intellectuelles ; et sur les choses se rapportant à l'irascible et au concupiscible. Donc, si la modestie est une seule vertu, elle ne peut avoir tout cela pour matière.

En sens contraire, en tout ce dont on vient de parler, on doit observer la « mesure », d'où la modestie tire son nom. La modestie concerne donc tout cela.

Réponse

La modestie diffère de la tempérance, on l'a vu en ce que la tempérance modère ce qui est le plus difficile à réprimer, tandis que la modestie modère ce qui l'est médiocrement. Cependant les auteurs semblent avoir parlé diversement de la modestie. Partout où ils ont discerné une raison spéciale de bien ou de difficulté en matière de modération, ils ont soustrait cela à la modestie, réservant celle-ci aux modérations de moindre importance. Or il est clair pour tous que la répression des plaisirs du toucher présente une difficulté spéciale. C'est pourquoi tous ont distingué la tempérance de la modestie. Mais, en outre, Cicéron a vu qu'un certain bien spécial existait dans la modération des châtiments. Et c'est pourquoi il a soustrait la clémence à la modestie, réservant celle-ci pour toutes les autres choses qui restent à modérer.

Ces choses paraissent être au nombre de quatre. La première est le mouvement de l'âme vers une certaine supériorité, que modère l'humilité. La deuxième est le désir de ce qui se rapporte à la connaissance, ce que modère la studiosité, qui s'oppose à la curiosité. La troisième est ce qui se rapporte aux mouvements et aux actions du corps, afin qu'ils se fassent de façon décente et honnête, tant dans les choses faites sérieusement que dans celles faites par jeu. La quatrième est ce qui se rapporte aux apprêts extérieurs, dans les vêtements et les autres choses de ce genre.

Mais concernant certaines de ces choses, d'autres auteurs ont parlé de vertus particulières ; ainsi Andronicus mentionne « la mansuétude, la simplicité et l'humilité », et autres vertus de ce genre, dont nous avons parlé plus haut. Aristote, lui, concernant les plaisirs des jeux, a mentionné « l'eutrapélie ». Tout cela rentre dans la modestie, au sens où l’entend Cicéron. Et, de cette manière, la modestie se rapporte non seulement aux actions extérieures, mais aussi aux mouvements intérieurs.

Solutions

1. S. Paul parle de la modestie selon qu'elle porte sur les choses extérieures. Cependant la modération des mouvements intérieurs peut aussi se manifester par certains signes extérieurs.

2. Sous la modestie sont comprises différentes vertus, assignées par différents auteurs. Par conséquent rien n'empêche que la modestie ait pour matière des choses qui requièrent différentes vertus. Cependant il n'y a pas, entre les parties de la modestie, une différence aussi grande qu'entre la justice, qui porte sur les opérations, et la tempérance, qui porte sur les passions. Car, dans les actions et les passions en lesquelles il n'y a pas une difficulté exceptionnelle du côté de la matière, mais seulement du côté de la modération, il n'est question que d'une seule vertu, sous le rapport de la modération.

3. Et cela éclaire la réponse à donner à la troisième objection.


LES ESPÈCES DE LA MODESTIE

Il faut maintenant étudier les différentes espèces de la modestie. I. L'humilité et l'orgueil qui s'oppose à elle (Q. 161-165). — II. La studiosité (Q. 166) et la curiosité qui lui est opposée (Q. 167). — III. La modestie dans les paroles et dans les gestes (Q. 168). — IV. La modestie dans la toilette extérieure (Q. 169).

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