- Est-elle une vertu ?
- Siège-t-elle dans l'appétit, ou dans le jugement de la raison ?
- Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de tous ?
- Fait-elle partie de la modestie ou de la tempérance ?
- Comparaison de l'humilité avec les autres vertus.
- Les degrés de l'humilité.
Objections
1. Il ne semble pas. La vertu implique en effet une notion de bien. Or l'humilité semble impliquer la raison de mal pénal, selon le Psaume (Psaumes 105.18) : « On l'humilia en affligeant ses pieds d'entraves. » L'humilité n'est donc pas une vertu.
2. La vertu et le vice sont opposés. Or l'humilité se manifeste parfois dans le vice. L'Ecclésiastique dit en effet (Ecclésiastique 19.23 Vg) « Il y a celui qui s'humilia frauduleusement. »
3. Nulle vertu ne s'oppose à une autre vertu. Or l'humilité semble s'opposer à la vertu de magnanimité, qui tend aux grandes choses, alors que l'humilité les fuit.
4. La vertu, selon Aristote est « la disposition de ce qui est parfait ». Or l'humilité semble convenir aux imparfaits. C'est pourquoi il ne convient pas à Dieu de s'humilier, lui qui ne peut être au-dessous de personne. L'humilité n'est donc pas une vertu.
5. « Toute vertu morale a pour matière les actions ou les passions », d'après Aristote. Or l'humilité n'est pas mise par lui au nombre des vertus qui ont trait aux passions, et elle n'est pas non plus rangée par lui sous la justice, qui porte sur les actions. Il semble donc qu'elle ne soit pas une vertu.
En sens contraire, Origène commentant ce verset de S. Luc (Luc 1.48) : « Il a, regardé l'humilité de sa servante », dit que, dans l’Écriture, l'humilité est expressément déclarée l'une des vertus, puisque le Sauveur a dit (Matthieu 11.9) : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. »
Réponse
Comme nous l'avons dit antérieurement en traitant des passions, le bien ardu a quelque chose par quoi il attire l'appétit, à savoir sa raison de bien, et il a quelque chose qui provoque la répulsion, à savoir sa difficulté d'être atteint ; le premier de ces éléments fait naître un mouvement d'espoir, et le second un mouvement de découragement. Or nous avons dit plus haut qu'à des mouvements de l'appétit qui se comportent par mode d'impulsion, il faut qu'il y ait une vertu morale qui modère et refrène ; et à l'égard de ceux qui se comportent par mode de répulsion et de recul du côté de l'appétit, il faut qu'il y ait une vertu morale qui affermisse et pousse en avant. C'est pourquoi, en ce qui concerne l'appétit du bien ardu, deux vertus sont nécessaires : l'une qui tempère et refrène l'esprit, pour qu'il ne tende pas de façon immodérée aux choses élevées, et c'est la vertu d'humilité ; l'autre qui fortifie l'esprit contre le découragement, et le pousse à poursuivre ce qui est grand conformément à la droite raison, et c'est la magnanimité. Il apparaît donc ainsi que l'humilité est une vertu.
Solutions
1. Selon Isidore « humble (humilis) signifie pour ainsi dire appuyé à terre (humi) », c'est-à-dire adhérant à ce qui est bas. Ce qui se réalise de deux façons.
1° En vertu d'un principe extrinsèque, lorsque par exemple un homme est abaissé par un autre. Et alors l'humilité a un caractère pénal.
2° En vertu d'un principe intrinsèque. Cela peut parfois être bon, lorsque quelqu'un, par exemple, considérant ce qui lui manque, s'abaisse selon sa condition, comme Abraham disant au Seigneur (Genèse 18.27) : « Je parlerai à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre. » L'humilité est alors une vertu. Mais parfois cela peut être mauvais, lorsque, par exemple, « l'homme, oubliant sa dignité, se compare aux bêtes stupides, et devient semblable à elles » (Psaumes 49.13).
2. Comme on vient de le dire, l'humilité, selon qu'elle est une vertu, comporte dans sa raison un certain abaissement louable vers le bas. Mais parfois cela a lieu seulement selon les signes extérieurs, selon les apparences. Aussi est-ce là « une fausse humilité », dont S. Augustin dit qu'elle est « un grand orgueil », car il semble qu'elle tende à une gloire supérieure. — Mais parfois cela a lieu selon le mouvement intérieur de l'âme. C'est en ce sens que l'humilité est appelée proprement une vertu, car la vertu ne consiste pas dans des choses extérieures, mais principalement dans le choix intérieur de l'esprit, comme le montre Aristote.
3. L'humilité réprime l'appétit, de peur qu'il ne tende vers ce qui est grand en s'écartant de la droite raison. La magnanimité, elle, pousse l'esprit vers ce qui est grand en se conformant à la droite raison. Il apparaît donc que la magnanimité ne s'oppose pas à l'humilité, mais au contraire qu'elles ont en commun de se conformer toutes deux à la droite raison.
4. Il y a deux façons de dire qu'un être est parfait. D'une première façon, un être est dit parfait purement et simplement, quand aucun défaut ne se trouve en lui, ni selon sa nature, ni par rapport à quelque autre chose. Et ainsi Dieu seul est parfait, et l'humilité ne lui convient donc pas selon la nature divine, mais seulement selon la nature humaine qu'il a assumée. — D'une autre façon on peut dire qu'un être est parfait sous quelque rapport, par exemple selon sa nature, ou selon sa condition, ou selon le temps. En ce sens l'homme vertueux est parfait. Sa perfection cependant reste déficiente en comparaison de Dieu. C'est ainsi qu'Isaïe (Ésaïe 40.17) peut dire : « Toutes les nations sont comme rien devant lui. » Et c'est ainsi que l'humilité peut convenir à tout homme.
5. Aristote voulait traiter des vertus selon qu'elles sont ordonnées à la vie civique, où la soumission d'un homme à un autre est déterminée selon l'ordre de la loi, et fait partie de la justice légale. Mais l'humilité, selon qu'elle est une vertu spéciale, regarde principalement la subordination de l'homme à Dieu, à cause de qui il se soumet aussi aux autres lorsqu'il s'humilie.
Objections
1. Il ne semble pas que l'humilité siège dans l'appétit, mais plutôt dans le jugement de la raison. En effet, l'humilité s'oppose à l'orgueil. Or l'orgueil consiste surtout en ce qui se rapporte à la connaissance. S. Grégoire dit en effet : « L'orgueil, quand il s'étend extérieurement jusqu'au corps, se fait d'abord connaître par les yeux », ce qui faisait dire au Psalmiste (Psaumes 131.1) : « Seigneur, mon cœur ne s'est pas enflé d'orgueil, et mes regards n'ont pas été hautains. » Or les yeux servent surtout à la connaissance. Il semble donc que l'humilité se rapporte surtout à la connaissance que l'on prend de soi et qu'on estime petite.
2. Selon S. Augustin « l'humilité est presque toute la doctrine chrétienne ». Il n'y a donc rien dans la doctrine chrétienne qui soit inconciliable avec l'humilité. Or la doctrine chrétienne nous invite à désirer ce qu'il y a de meilleur, comme dit S. Paul (1 Corinthiens 12.31) : « Aspirez aux charismes les meilleurs. » L'humilité ne consiste donc pas à réprimer le désir des choses ardues, mais porte plutôt sur leur estimations.
3. Il appartient à la même vertu de réprimer un élan excessif et d'affermir l'âme contre un recul excessif Ainsi, c'est la même vertu de force qui réprime l'audace et qui affermit l'âme contre la peur. Or la magnanimité affermit l'âme contre les difficultés qui se rencontrent dans la poursuite des grandes choses. Donc, si l'humilité réprimait l'appétit des grandes choses, il s'ensuivrait qu'elle ne serait pas une vertu distincte de la magnanimité. Ce qui semble faux. L'humilité ne porte donc pas sur l'appétit des grandes choses mais plutôt sur leur estimation.
4. Andronicus place l'humilité dans le train de vie extérieur. Il dit en effet que l'humilité est « un habitus qui évite les excès dans les dépenses et les apprêts ». Elle ne règle donc pas le mouvement de l'appétit.
En sens contraire, S. Augustin dit que l'homme humble est « celui qui choisit d'être abaissé dans la maison du Seigneur, plutôt que d'habiter dans la demeure des pécheurs ». Or le choix relève de l'appétit. L'humilité se trouve donc dans l'appétit, plutôt que dans l'estimation.
Réponse
Comme on l'a dit, il appartient en propre à l'humilité que nous nous réprimions nous-mêmes, afin de ne pas être entraînés à ce qui nous dépasse. Mais il est nécessaire pour cela que nous prenions conscience de ce qui nous manque en comparaison de ce qui excède nos forces. C'est pourquoi la connaissance du manque qui nous est propre fait partie de l'humilité comme règle directrice de l'appétit. Pourtant, c'est dans l'appétit lui-même que l'humilité réside essentiellement. Aussi doit-on dire que le propre de l'humilité est de diriger et de modérer le mouvement de l'appétit.
Solutions
1. L'élévation du regard est un signe d'orgueil, en tant qu'il exclut le respect et la crainte. Car ce sont surtout les gens timides et respectueux qui ont coutume de baisser les yeux, comme s'ils n'osaient pas se comparer aux autres. Il ne s'ensuit pas pour autant que l'humilité soit essentiellement dans la connaissance.
2. Prétendre à quelque chose de grand en se fiant à ses propres forces est contraire à l'humilité. Mais il n'est pas contraire à l'humilité de tendre à de grandes choses en mettant sa confiance dans le secours divin, surtout puisque l'on est d'autant plus élevé aux regards de Dieu que l'on se soumet davantage à lui par humilité. « Autre chose, dit S. Augustin est de s’élever vers Dieu, autre chose de s'élever contre Dieu. Celui qui s'abaisse devant lui est élevé par lui, et celui qui se dresse contre lui est abaissé par lui. »
3. On trouve dans la vertu de force une même et unique raison de réprimer l'audace et d'affermir l'âme contre la crainte. Cette unique raison est en effet que l'homme doit faire passer le bien de la raison avant les périls de la mort. Au contraire, la raison que nous avons de refréner la présomption de l'espérance, ce qui relève de l'humilité, est différente de la raison que nous avons d'affermir l'âme contre le désespoir, ce qui relève de la magnanimité. En effet, la raison que nous avons d'affermir l'âme contre le désespoir, est la conquête de notre bien propre, car il ne faut pas qu'en désespérant l'homme se rende indigne du bien qui lui convenait. S'agit-il en revanche de réprimer la présomption de l'espérance, la raison principale est prise alors de la révérence due à Dieu, qui fait que l'homme ne s'attribue pas plus qu'il ne lui revient selon le rang qu'il a reçu de Dieu. Ainsi donc l'humilité semble impliquer principalement la sujétion de l'homme à Dieu. C'est pourquoi S. Augustin, qui assimile l'humilité à la pauvreté en esprit, la fait dépendre du don de crainte, par lequel on révère Dieu. De là vient que la force se comporte autrement vis-à-vis de l'audace que l'humilité vis-à-vis de l'espoir. Car la force se sert de l'audace plus queue ne la réprime ; c'est pourquoi l'excès a plus de ressemblance avec elle que le défaut. L'humilité, au contraire, réprime l'espoir ou la confiance en soi-même plus qu'elle ne s'en sert ; c'est pourquoi l'excès est davantage en opposition avec elle que le défaut.
4. L'excès dans les dépenses et les apprêts extérieurs est d'ordinaire le fait d'une certaine fierté, que l'humilité réprime. De ce point de vue l'humilité se trouve secondairement dans les choses extérieures, selon qu'elles sont les signes du mouvement intérieur de l'appétit.
Objections
1. Il ne semble pas. Car, on l'a dit l'humilité consiste principalement dans la sujétion de l'homme à Dieu. Mais ce qui est dû à Dieu ne doit pas être donné à l'homme, comme c'est clair pour tous les actes d'adoration. L'homme ne doit donc pas par humilité se mettre au-dessous de l'homme.
2. D'après S. Augustin, « l'humilité doit être placée du côté de la vérité, non du côté de la fausseté ». Or il y a des hommes qui occupent une très haute situation : s'ils se mettaient au-dessous de leurs inférieurs, cela ne pourrait pas se faire sans fausseté.
3. Nul ne doit faire ce qui tourne au détriment du salut d'autrui. Mais si par humilité l'on se mettait au-dessous d'un autre, cela tournerait parfois au détriment de celui à qui l'on se soumet, car cela pourrait lui inspirer de l'orgueil ou du mépris. C'est pourquoi S. Augustin a pu dire : « ... de peur qu'en observant une trop grand humilité, on ne détruise l'autorité qui doit gouverner. » Il ne faut donc pas que l'homme se mette au-dessous de tous par humilité.
En sens contraire, il y a ces paroles de S. Paul (Philippiens 2.3) : « Que chacun par humilité estime les autres supérieurs à soi. »
Réponse
On peut considérer deux points de vue en l'homme : ce qui est de Dieu, et ce qui est de l'homme. Mais tout ce qui est défaut est de l'homme, et tout ce qui est salut et perfection est de Dieu, selon Osée (Osée 13.9) : « Ô Israël, ta perte vient de toi-même, ton secours de moi seul. » Or l'humilité, nous l'avons dit, regarde proprement la révérence par laquelle l'homme se soumet à Dieu. C'est pourquoi tout homme, s'il considère ce qui est de lui, doit se mettre au-dessous du prochain en considérant ce qui, en celui-ci, est de Dieu.
Mais l'humilité n'exige pas que l'on mette ce qui, en soi-même, est de Dieu, au-dessous de ce qui apparaît être de Dieu en l'autres. Car ceux qui reçoivent en partage les dons de Dieu savent bien qu'ils les ont. S. Paul dit en effet (1 Corinthiens 2.12) que nous avons reçu l'Esprit qui vient de Dieu « afin de connaître les dons que Dieu nous a faits ». C'est pourquoi, sans manquer à l'humilité, on peut préférer les dons que l'on a soi-même reçus aux dons de Dieu qui paraissent avoir été attribués aux autres. Ce mystère, dit S. Paul (Éphésiens 3.5), « n'avait pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient d'être révélé maintenant à ses saints Apôtres ».
De même l'humilité n'exige pas non plus que l'on mette ce que l'on a d'humain au-dessous de ce qui est humain dans le prochain. Autrement, il faudrait que tout homme se jugeât plus pécheur que tous les autres, et cependant S. Paul a pu dire sans manquer à l'humilité (Galates 2.15) : « Nous sommes, nous, des juifs de naissance, et non de ces pécheurs de païens. »
Néanmoins, tout homme peut juger qu'il y a dans le prochain quelque chose de bon que lui-même n'a pas, ou qu'il y a en lui-même quelque chose de mauvais qui ne se trouve pas chez l'autre, ce qui lui permet de se mettre par humilité au-dessous du prochain.
Solutions
1. Non seulement nous devons révérer Dieu en lui-même, mais aussi révérer en toute chose ce qui est de lui, non cependant par le même mode dont nous révérons Dieu. C'est pourquoi nous devons, par l'humilité, nous mettre au dessous de tous les autres à cause de Dieu. « Soyez soumis, dit S. Pierre (1 Pierre 2.13), à toute créature humaine à cause de Dieu. » Pour Dieu seul cependant nous devons montrer de l'adoration.
2. Si nous préférons ce qui est de Dieu dans le prochain à ce qui est propre en nous, nous ne pouvons tomber dans la fausseté. C'est pourquoi ce passage de S. Paul : « Que chacun par l'humilité estime les autres supérieurs à soi », est ainsi commenté par la Glose : « Nous ne devons pas estimer cela par une sorte de feinte : estimons vraiment, au contraire, qu'il peut y avoir en l'autre quelque chose de caché qui nous soit supérieur, même si notre bien, par quoi nous paraissons lui être supérieur, n'est pas caché. »
3. L'humilité, comme du reste les autres vertus, réside principalement à l'intérieur de l'âme. On peut ainsi, selon l'acte intérieur de l'âme, se mettre au-dessous d'un autre, sans pour autant donner occasion à ce qui pourrait être au détriment de son salut. C'est en ce sens qu'Augustin dit dans sa « Règle » : « Que le supérieur, par un sentiment de crainte de Dieu, se mette sous vos pieds. » Mais dans les actes extérieurs d'humilité, comme aussi dans les actes des autres vertus, il faut user de la modération qui convient, pour qu'ils ne puissent tourner au détriment de l'autre. Si cependant quelqu'un fait ce qu'il doit, et que les autres en prennent occasion de pécher, cela n'est pas imputé à celui qui agit avec humilité, car il ne commet pas de scandale, bien qu'un autre soit scandalisé.
Objections
1. Il semble que non. L'humilité, en effet, regarde principalement la révérence par laquelle on se soumet à Dieu, on l'a dit. Or il appartient à la vertu théologale d'avoir Dieu pour objet. L'humilité doit donc être considérée plutôt comme une vertu théologale que comme une partie de la tempérance ou modestie.
2. La tempérance est dans le concupiscible. Or l'humilité semble être dans l'irascible, comme aussi l'orgueil, qui lui est opposé, et qui a l'ardu pour objet. Il semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou modestie.
3. L’humilité et la magnanimité portent sur les mêmes choses, cela ressort de ce que nous avons dit. Or la magnanimité n'est pas une partie de la tempérance, mais plutôt de la force, ainsi qu'on l'a vu antérieurement. Il semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou modestie.
En sens contraire, commentant S. Luc, Origène dit : « Si tu veux savoir le nom de cette vertu, et comment l'appellent les philosophes, remarque que l'humilité sur laquelle Dieu abaisse ses regards est la même vertu que celle que les philosophes appellent métriotès », c'est-à-dire mesure ou modération, laquelle appartient manifestement à la modestie ou tempérance. L'humilité fait donc partie de la modestie ou tempérance.
Réponse
En assignant des parties aux vertus on fait principalement attention, nous l'avons dit plus haut à la ressemblance dans la manière d'agir de la vertu. Or la manière d'agir de la tempérance, d'où elle tire surtout son mérite, c'est le freinage ou la répression de l'emportement d'une passion. Voilà pourquoi toutes les vertus qui refrènent ou répriment l'élan des affections, ou qui modèrent les actions, sont considérées comme des parties de la tempérance. Or, de même que la douceur réprime le mouvement de colère, de même l'humilité réprime le mouvement d'espoir, qui est un élan de l'esprit tendant vers de grandes choses.
C'est pourquoi, de même que la douceur est une partie de la tempérance, de même l'humilité. Pour cette raison Aristote dit que celui qui tend vers de petites choses, selon ses possibilités, n'est pas appelé magnanime, mais « tempéré » : nous, nous pouvons l'appeler humble. Et, pour la raison dite plus haut, l'humilité, parmi les autres parties de la tempérance, est contenue sous la modestie, de la manière dont en parle Cicéron : en tant que l'humilité n'est rien d'autre qu'une certaine modération de l'esprit. « Ayez, dit S. Pierre (1 Pierre 3.4), la parure incorruptible d'une âme douce et humble. »
Solutions
1. Les vertus théologales, qui se rapportent à la fin ultime, premier principe dans le domaine du désirable, sont causes de toutes les autres vertus. Que l'humilité soit causée par la vénération de Dieu n'exclut donc pas qu'elle soit une partie de la modestie ou tempérance.
2. Les parties sont assignées aux vertus principales, non selon leur ressemblance quant au sujet ou à la matière mais selon leur ressemblance quant à leur forme d'agir, on l'a dit. C'est pourquoi, bien que l'humilité ait son siège dans l'irascible, elle n'en est pas moins placée parmi les parties de la modestie et de la tempérance à cause de son mode d'agir.
3. Quoique la magnanimité et l'humilité se rencontrent dans une même matière, elles diffèrent cependant par leur mode d'agir. C'est la raison pour laquelle la magnanimité est une partie de la force, et l'humilité une partie de la tempérance.
Objections
1. Il semble que l'humilité soit la plus importante des vertus. En effet, commentant ce qui est dit en S. Luc du pharisien et du publicain, S. Jean Chrysostome dit que « si l'humilité, même mêlée de fautes, court si facilement qu'elle dépasse la justice accompagnée d'orgueil, où n'ira-t-elle pas si elle est jointe à la justice ? Elle sera présente au tribunal de Dieu au milieu des anges ». Il apparaît ainsi que l'humilité l'emporte sur la justice. Or la justice est la plus remarquable de toutes les vertus, et renferme en elle toutes les vertus, comme le montre Aristote. L'humilité est donc la plus grande des vertus.
2. « Envisages-tu, dit S. Augustin, par l'homme qu'il a daigné assumer, fut un enseignement moral ». Or c'est principalement son humilité qu'il nous a proposé d'imiter, lorsqu'il a dit (Matthieu 11.29) : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. » Et S. Grégoire affirme : « On découvre la preuve de notre rachat dans l'humilité de Dieu. » L'humilité semble être donc la plus grande des vertus.
En sens contraire, la charité l'emporte sur toutes les vertus, selon S. Paul (Colossiens 3.14) : « Par-dessus tout, ayez la charité. » L'humilité n'est donc pas la plus grande des vertus.
Réponse
Le bien de la vertu humaine réside dans l'ordre de la raison, lequel se prend principalement par rapport à la fin. C'est pourquoi les vertus théologales, qui ont la fin ultime pour objet, sont les plus grandes.
Secondairement, on prête attention à la manière dont les moyens sont ordonnés à la fin. Et cette ordonnance se trouve essentiellement dans la raison elle-même qui ordonne, et, par participation, dans l'appétit ordonné par la raison. Cette ordonnance est faite de manière universelle par la justice, surtout par la justice légale. L'humilité, elle, fait que l'homme demeure bien soumis en toutes choses à l'ordre, d'une façon universelle, tandis que toute autre vertu le fait en telle ou telle matière particulière. C'est pourquoi, après les vertus théologales, après aussi les vertus intellectuelles qui ont pour siège la raison elle-même, et après la justice, surtout légale, l'humilité est plus importante que les autres vertus.
Solutions
1. L'humilité ne l'emporte pas sur la justice, mais sur « la justice à laquelle est joint l'orgueil » et qui a cessé d'être une vertu ; de même que, en sens inverse, le péché est remis par l'humilité : il est dit en effet du publicain que, en récompense de son humilité, « il s'en retourna chez lui justifié » (Luc 18.14). C'est pourquoi S. Jean Chrysostome peut dire « Prête-moi deux attelages : l'un composé de la justice et de l'orgueil, l'autre du péché et de l'humilité. Tu verras le péché dépasser la justice, non par ses propres forces, mais par les forces de l'humilité qui lui est jointe ; et tu verras l'autre couple vaincu, non par la faiblesse de la justice, mais par le poids et l'enflure de l'orgueil. »
2. De même que l'assemblage ordonné des vertus est comparé, en raison d'une certaine ressemblance, à un édifice, de même ce qui est premier dans l'acquisition des vertus est comparé à la fondation qui est posée en premier dans l'édifice. Mais les véritables vertus sont infusées par Dieu. C'est pourquoi ce qui est premier dans l'acquisition des vertus peut s'entendre de deux façons : d'une première façon, parce qu'on enlève un obstacle. Et, à ce titre, l'humilité tient la première place, en tant qu'elle chasse l'orgueil auquel Dieu résiste, et rend l'homme docile et ouvert à l'influx de la grâce divine, en tant qu'elle vide l'enflure de la superbe. « Dieu résiste aux orgueilleux, écrit S. Jacques (Jacques 4.6), mais il donne sa grâce aux humbles. » C'est de cette façon que l'humilité est appelée le fondement de l'édifice spirituel.
D'une autre façon, dans les vertus quelque chose est premier directement, en donnant dès maintenant accès à Dieu. Or le premier accès à Dieu se fait par la foi. « Celui qui s'approche de Dieu doit croire » (Hébreux 11.6). Et à ce titre c'est la foi qui est le fondement, d'une façon plus noble que l'humilité.
3. À qui méprise la terre, le ciel est promis. Ainsi à ceux qui méprisent les richesses terrestres sont promis les trésors célestes, selon cette parole (Matthieu 6.19) : « Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, ... mais amassez-vous des trésors dans le ciel. » De même, à ceux qui méprisent les joies du monde sont promises les consolations célestes (Matthieu 5.5) « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » De même encore l'élévation spirituelle est promise à l'humilité, non parce qu'elle la mérite à elle seule, mais parce qu'il lui appartient en propre de mépriser la grandeur terrestre. C'est pourquoi S. Augustin dit : « Ne crois pas que celui qui s'humilie sera toujours à terre, puisqu'il est dit : ‘Il sera exalté’. Mais ne crois pas qu'il le sera aux yeux des hommes par les grandeurs terrestres. »
4. Le Christ nous a principalement recommandé l'humilité, parce que c'est le grand moyen d'écarter ce qui fait obstacle au salut qui consiste pour l'homme à tendre vers les biens célestes et spirituels, biens dont il est empêché quand il cherche la gloire dans le domaine terrestre. C'est pourquoi le Seigneur, pour faire disparaître l'obstacle au salut, a montré par des exemples d'humilité qu'il fallait mépriser la grandeur qui paraît au-dehors. L'humilité est ainsi comme une disposition qui permet d'accéder librement aux biens spirituels et divins. Donc, de même que la perfection est supérieure à la disposition, de même la charité et les autres vertus par lesquelles l'homme est directement conduit à Dieu sont supérieures à l'humilité.
Objections
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la distinction de l'humilité en douze degrés que l'on trouve dans la « Règle » de S. Benoît (ch.7) : 1° « se montrer toujours humble de cœur et de corps, en tenant les yeux fixés à terre » ; 2° « parler peu, de choses sérieuses, et sans élever la voix » ; 3° « ne pas rire avec facilité et promptitude » ; 4° « garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé » ; 5° « observer la règle commune du monastère » ; 6° « se croire et se dire le plus méprisable de tous » ; 7° « s'avouer et se croire indigne et inutile en tout » ; 8° « confesser ses péchés » ; 9° « embrasser patiemment par obéissance les choses dures et pénibles » ; 10° « se soumettre avec obéissance au supérieur » ; 11° « ne pas prendre plaisir à faire sa volonté propre » ; 12° « craindre Dieu et se rappeler tous ses commandements ». En effet, on énumère ici des choses qui se rapportent à d'autres vertus : à l'obéissance par exemple et à la patience. On énumère aussi des choses qui semblent relever d'une opinion fausse, qui n'est le fait d'aucune vertu, comme « se croire et se dire le plus méprisable de tous », ou « s'avouer et se croire indigne et inutile en tout ». On a tort de placer tout cela parmi les degrés de l'humilité.
2. L'humilité, comme d'ailleurs les autres vertus, va de l'intérieur à l'extérieur. Dans les degrés indiqués on a donc tort de placer ce qui appartient aux actes extérieurs avant ce qui appartient aux actes intérieurs.
3. S. Anselme lui, distingue sept degrés d'humilité : 1° « se savoir méprisable » ; 2° « en être affligé » ; 3° « le confesser » ; 4° « le persuader », c'est-à-dire vouloir qu'on le croie ; 5° « supporter patiemment qu'on le dise » ; 6° « supporter d'être traité avec mépris » ; 7° « aimer cela ». Les degrés indiqués plus haut semblent donc en surnombre.
4. A propos de S. Matthieu (Matthieu 3.15), la Glose ajoute : « L'humilité parfaite a trois degrés : le premier est de se soumettre à ses supérieurs, et de ne pas se préférer à ses égaux, et c'est bien ; le deuxième est de se soumettre à ses égaux, et de ne pas se préférer à ses inférieurs, et c'est mieux ; le troisième est de se soumettre à ses inférieurs, et c'est la perfection. » Donc, les degrés indiqués semblent trop nombreux.
5. « La mesure de l'humilité, écrit S. Augustin est donnée à chacun à la mesure de sa grandeur. L'orgueil, qui est d'autant plus insidieux qu'on est plus grand, la met en danger. » Or la mesure de la grandeur humaine ne peut pas être fixée par un nombre déterminé de degrés. Il semble donc qu'on ne puisse assigner des degrés déterminés à l'humilité.
Réponse
Comme on le voit par ce qui a été dit plus haut l'humilité se trouve essentiellement dans l'appétit, selon que l'homme refrène le mouvement de son âme pour l'empêcher de tendre à la grandeur de façon désordonnée. Mais l'humilité a sa règle dans la connaissance, afin que l'homme ne s'estime pas supérieur à ce qu'il est. Et le principe et la racine de cette double conduite, c'est la révérence de l'homme envers Dieu. Mais de cette humble disposition intérieure procèdent certains signes extérieurs dans les paroles, et dans les faits et gestes, qui manifestent ce qui se cache à l'intérieur, comme cela se passe aussi pour les autres vertus. En effet « à son air on connaît un homme, à son visage on connaît l'homme de sens », dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 19.29).
Dans les degrés indiqués de l'humilité se trouve quelque chose qui appartient à la racine de l'humilité, à savoir le douzième degré : « Craindre Dieu et se rappeler tous ses commandements. » On trouve aussi quelque chose qui appartient à l'appétit : ne pas tendre de façon désordonnée vers sa propre supériorité. Ce qui a lieu de trois manières : 1° lorsque l'homme ne suit pas sa propre volonté, ce qui appartient au onzième degré ; 2° lorsqu'il règle sa volonté sur le jugement du supérieur, ce qui appartient au dixième degré ; 3° lorsqu'il ne s'écarte pas de cette voie dans les moments durs et pénibles de l'existence, ce qui appartient au neuvième degré.
On trouve encore certaines choses se rapportant à l'estimation de l'homme reconnaissant ses défauts, et cela de trois manières : l° par le fait que l'homme reconnaît et confesse ses propres défauts, ce qui appartient au huitième degré ; 2° par le fait que, considérant ses défauts, il s'estime incapable de grandes choses, ce qui appartient au septième degré ; 3° par le fait qu'il estime les autres supérieurs à lui sous ce rapport, ce qui appartient au sixième degré.
On trouve enfin certaines choses se rapportant aux signes extérieurs. Parmi ces signes il en est un dans les faits, lorsque l'homme, dans ses œuvres, ne s'écarte pas de la voie commune, ce qui appartient au cinquième degré. Il en est deux autres dans les paroles, lorsque l'homme ne devance pas le moment de parler, ce qui appartient au quatrième degré, et lorsqu'il ne dépasse pas la mesure en parlant, ce qui appartient au deuxième degré. Les autres signes se trouvent dans les gestes extérieurs, quand on réprime par exemple la hardiesse du regard, ce qui appartient au premier degré, et quand on retient le rire extérieur et les autres signes d'une joie inepte, ce qui appartient au troisième degré.
Solutions
1. On peut sans fausseté « se croire et se déclarer le plus méprisable de tous », selon les défauts cachés qu'on reconnaît en soi, et les dons de Dieu qui sont cachés dans les autres. C'est pourquoi S. Augustin peut dire : « Songez que certains ont sur vous de secrètes supériorités, même si vous apparaissez extérieurement meilleurs qu'eux. »
De même, on peut sans fausseté « s'avouer et se croire indigne et inutile en tout » si l'on considère ses propres forces, et que l'on rapporte tout son pouvoir à Dieu. « Ce n'est pas que de nous-mêmes, écrit S. Paul (2 Corinthiens 3.5), nous ayons qualité pour revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous ; notre capacité vient de Dieu. »
Il n'est pas illogique non plus de mettre au compte de l'humilité ce qui appartient à d'autres vertus puisque, de même qu'un vice sort d'un autre vice, de même, par un ordre naturel, l'acte d'une vertu procède de l'acte d'une autre vertu.
2. L'homme a deux moyens pour parvenir à l'humilité : le premier et le principal, c'est le don de la grâce. À ce point de vue, ce qui est intérieur précède ce qui est extérieur. Le second moyen, c'est l'effort de l'homme. À ce point de vue, l'homme commence par réprimer l'extérieur, et il parvient ensuite à extirper la racine intérieure. C'est en suivant cet ordre que sont indiqués ici les degrés de l'humilité.
3. Tous les degrés indiqués par S. Anselme se ramènent à connaître, à exprimer et à vouloir sa propre abjection. En effet, le premier degré appartient à la connaissance de ses propres défauts. Mais, parce qu'il serait blâmable d'aimer ses propres défauts, cela est exclu par le deuxième degré. À la manifestation de ses défauts se rapportent le troisième et le quatrième degré, de sorte qu'on ne déclare pas seulement ses défauts, mais qu'on veut en persuader les autres. Les trois autres degrés concernent l'appétit, qui ne cherche pas l'honneur mais l'abjection extérieure, ou la supporte avec égalité d'âme, qu'elle lui vienne par des paroles ou par des faits. Car, comme le dit S. Grégoire, « c'est peu d'être humble vis-à-vis de ceux qui nous honorent, puisque les séculiers en font autant ; mais nous devons surtout être humble vis-à-vis de eux qui nous font souffrir ». Et cela appartient aux cinquième et sixième degrés. Ou bien encore on embrasse volontiers les humiliations extérieures, ce qui appartient au septième degré. Et ainsi tous ces degrés sont compris dans les sixième et septième degrés de la liste de S. Benoît.
4. Ces degrés sont pris non en considérant la réalité elle-même, c'est-à-dire la nature de l'humilité, mais par comparaison avec le niveau des hommes, qui sont ou bien des supérieurs, des inférieurs ou des égaux.
5. Cet argument procède lui aussi des degrés d'humilité considérés non selon la nature même de l'humilité comme fait la liste de S. Benoît, mais selon les différentes conditions des hommes.
Nous allons maintenant étudier l'orgueil : d'abord, l'orgueil en général (Q. 162) ; ensuite, le péché du premier homme qui fut un péché d'orgueil (Q. 163-165).