- Le vice de curiosité peut-il exister dans la connaissance intellectuelle ?
- Existe-t-il dans la connaissance sensible ?
Objections
1. Il ne semble pas. En effet, dit Aristote dans les choses qui sont bonnes ou mauvaises par soi il ne peut y avoir de milieu ni d'extrêmes. Or la connaissance intellectuelle est bonne en elle-même. En effet, la perfection de l'homme semble consister en ce que son intelligence passe de la puissance à l'acte, ce qui se réalise par la connaissance de la vérité. De même Denys dit que « le bien de l'âme humaine est d'être en conformité avec la raison » ; sa perfection consiste dans la connaissance de la vérité. Il ne peut donc y voir de vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle.
2. Ce par quoi l'homme ressemble à Dieu, et qu'il reçoit de Dieu, ne peut pas être un mal. Or toute abondance de connaissance vient de Dieu selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 1.1) : « Toute sagesse vient du Seigneur Dieu », et selon le livre de la Sagesse (Sagesse 7.17) : « C'est lui qui m'a fait connaître la structure du monde et les propriétés des éléments, etc. » C'est aussi par là que l'homme ressemble à Dieu, en ce qu'il connaît la vérité, car « tout est nu et découvert aux yeux de Dieu » (Hébreux 4.13). C'est pourquoi il est écrit au premier livre de Samuel (1 Samuel 2.3) : « Le Seigneur est un Dieu plein de savoir. » Ainsi donc, quelque abondante que soit la connaissance de la vérité, elle n'est pas mauvaise, mais bonne. Or le désir du bien n'est pas vicieux. Il ne peut donc y avoir un vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle de la vérité.
3. S'il pouvait y avoir un vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle, ce serait principalement dans les sciences philosophiques. Mais il ne semble pas qu'il soit vicieux de s'y adonner. Commentant le livre de Daniel, S. Jérôme dit en effet : « Ceux qui ne voulurent pas goûter aux mets et au vin du roi par crainte de souillure, s'ils avaient su que la science et la doctrine des Babyloniens étaient un péché, n'auraient jamais accepté d'apprendre ce qui n'était pas permis. » Quant à S. Augustin, il dit : « Si les philosophes ont exprimé quelques vérités, nous devons les leur réclamer comme à d'injustes possesseurs et les revendiquer pour notre usage. » Il ne peut donc y avoir de curiosité vicieuse en ce qui concerne la connaissance intellectuelle.
En sens contraire, il y a ces paroles de S. Jérôme : « Ne vous semble-t-il pas qu'il s'engage dans la vanité du sens et l'obscurité de l'esprit, celui qui, jour et nuit, se torture dans l'art de la dialectique, et le physicien qui veut scruter le ciel en levant les yeux ? » Or la vanité du sens et l'obscurité de l'esprit sont vicieuses. Il peut donc y avoir une curiosité vicieuse en ce qui concerne les sciences intellectuelles.
Réponse
Comme nous l'avons dit, la studiosité ne concerne pas directement la connaissance elle-même, mais son désir et l'application à l'acquérir. Or il faut juger différemment la connaissance de la vérité et, d'autre part, le désir et l'application qui y conduisent. En effet, la connaissance de la vérité, absolument parlant, est bonne. Elle peut néanmoins être mauvaise, par accident, en raison de ses conséquences, par exemple lorsque quelqu'un s'enorgueillit de la connaissance de la vérité, comme dit S. Paul (1 Corinthiens 8.1) : « La science enfle » ; ou bien lorsque l'homme s'en sert pour pécher.
Au contraire, le désir ou l'application conduisant à la connaissance de la vérité peuvent être droits ou pervers. D'une première façon lorsque, en tendant par son application à la connaissance de la vérité, on y joint accidentellement un élément mauvais ; c'est le cas de ceux qui s'appliquent à la science de la vérité afin d'en retirer un motif d'orgueil. C'est pourquoi S. Augustin dit : « Certains, abandonnant toute vertu et ignorant qui est Dieu et combien est grande la majesté de sa nature immuable, pensant faire quelque chose de grand en se livrant avec une curiosité et une ardeur insatiables à la connaissance de cette masse universelle de matière que nous appelons le monde. De là naît un tel orgueil qu'ils se figurent habiter le ciel pour cette raison qu'ils en parlent souvent. » De même aussi ceux qui cherchent à apprendre quelque chose en vue de pécher, ont une application vicieuse. Comme dit Jérémie (Jérémie 9.5), « ils ont exercé leur langue à proférer le mensonge, ils ont travaillé afin de mal faire ».
D'une autre façon encore il peut y avoir vice en raison précisément du désordre dans le désir et l'application à apprendre la vérité. Et cela de quatre manières.
1° Lorsqu'une étude moins utile nous arrache à l'étude que la nécessité nous impose. C'est pourquoi S. Jérôme écrit : « Nous voyons des prêtres, ayant abandonné les Évangiles et les Prophètes, lire des comédies et chanter les poèmes d'amour des bucoliques. »
2° Lorsqu'on cherche à être instruit par celui à qui il n'est pas permis de s'adresser : c'est le cas de ceux qui interrogent les démons sur l'avenir, ce qui est une curiosité superstitieuse. C'est pourquoi S. Augustin dit : « Je ne sais pas si les philosophes n'ont pas été détournés de la foi par leur curiosité vicieuse à consulter les démons. »
3° Lorsque l'homme désire connaître la vérité concernant les créatures sans se référer à la vraie fin, c'est-à-dire à la connaissance de Dieu. C'est pourquoi S. Augustin dit : « Dans la considération des créatures il ne faut pas exercer une vaine et périssable curiosité, mais en faire un désir pour arriver à ce qui est immortel et durable. »
4° Lorsqu'on cherche à connaître la vérité en dépassant les possibilités de notre propre talent, car alors on tombe facilement dans l'erreur. C'est pourquoi on lit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 3.21) : « Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi, ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces. » Et on lit ensuite : « Car beaucoup se sont fourvoyés dans leur présomption, une prétention coupable a égaré leurs pensées. »
Solutions
1. Le bien de l'homme consiste dans la connaissance du vrai. Cependant le souverain bien de l'homme ne consiste pas dans la connaissance de n'importe quel vrai, mais dans la connaissance parfaite de la vérité suprême, comme le montre Aristote. C'est pourquoi il peut y avoir un vice dans la connaissance de certaines vérités, lorsque un tel désir n'est pas ordonné de façon droite à la connaissance de la vérité suprême, où se trouve la souveraine félicité.
2. Même si cet argument prouve que la connaissance de la vérité est bonne par elle-même, il n'exclut pas cependant qu'il soit possible d'abuser de la connaissance de la vérité en vue du mal, ou de désirer la connaissance de la vérité de façon désordonnée, car il faut encore que l'appétit du bien soit réglé selon le mode voulu.
3. L'étude de la philosophie est en elle-même licite et digne d'éloge, en raison de la vérité que les philosophes ont aperçue, Dieu la leur révélant, comme dit S. Paul (Romains 1.19). Cependant, comme certains philosophes en ont abusé pour combattre la foi, S. Paul a donné cet avertissement (Colossiens 2.8) : « Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la philosophie, selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ. » Et à propos de certains philosophes Denys écrit : « Avec impiété ils retournent des armes divines contre les réalités divines, lorsqu'ils essaient de détruire le respect qui est dû à Dieu, au nom de cette sagesse même qui vient de Dieu. »
Objections
1. Il semble que non. En effet, de même que certaines réalités sont connues par le sens de la vue, de même aussi certaines sont connues par le sens du toucher et du goût. Or, en ce qui concerne ce que l'on peut toucher et goûter, il n'est pas question d'un vice de curiosité, mais plutôt d'un vice de luxure et de gourmandise. Il semble donc que le vice qui concerne les choses connues par la vue ne soit pas le vice de curiosité.
2. Il semble qu'il y ait de la curiosité à regarder les jeux. C'est pourquoi S. Augustin dit : « À un moment donné du combat, un grand cri poussé par tout le peuple ayant vivement frappé Alypius, la curiosité l'emporta et lui fit ouvrir les yeux. » Or la vue des jeux ne semble pas être un vice, car cette vue est rendue agréable à cause du spectacle, où l'on trouve un plaisir naturel, dit Aristote. Il n'y a donc pas de vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance des choses sensibles.
3. Il semble qu'il appartienne à la curiosité d'examiner les actes du prochain, d'après Bède. Or examiner la conduite des autres ne paraît pas être un vice, car, dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 17.14) : « Dieu a donné à chacun des commandements à l'égard de son prochain. » Le vice de curiosité ne se trouve donc pas dans les choses sensibles particulières qu'il faut connaître.
En sens contraire, S. Augustin dit que « c'est la convoitise des yeux qui rend les hommes curieux ». De même, dit Bède : « La convoitise des yeux ne se trouve pas seulement dans l'étude des arts magiques », mais encore « dans l'assistance aux spectacles ainsi que dans l'examen et la critique des vices du prochain », toutes choses qui sont des réalités particulières tombant sous les sens. Comme « la convoitise des yeux » est un vice, de même que « l'orgueil de la vie » et « la convoitise de la chair », dit S. Jean dans sa première épître (1 Jean 2.16), il semble donc que le vice de curiosité concerne la connaissance des réalités sensibles.
Réponse
La connaissance sensible a deux buts. D'une part, chez les hommes comme chez les autres animaux, elle est ordonnée au soutien du corps, car c'est par cette connaissance que les hommes et les autres animaux évitent ce qui est nuisible et trouvent ce qui est nécessaire à la vie du corps. D'autre part, spécialement chez l'homme, la connaissance sensible est ordonnée à la connaissance intellectuelle, spéculative ou pratique. S'appliquer à l'étude de ce qui tombe sous les sens peut donc être vicieux de deux façons. D'une première façon, dans la mesure où la connaissance sensible n'est pas ordonnée à quelque chose d'utile, mais détourne plutôt l'homme d'une réflexion profitable. C'est pourquoi S. Augustin a écrit : « je ne vais plus au cirque voir un chien courir après un lièvre ; mais que le hasard, dans un champ où je passe, m'offre cette chasse, elle m'accapare, me détourne peut-être même d'une profonde méditation... Et si vous ne m'avertissez sur-le-champ, en me montrant ma faiblesse, j'ai l'absurdité de rester là bouche bée. » — D'une autre façon, dans la mesure où la connaissance est ordonnée à quelque chose de nuisible, lorsque par exemple le regard porté sur une femme est ordonné à la convoitise ; ou bien lorsque l'examen attentif de ce que font les autres est ordonné au dénigrement.
Au contraire, si l'on s'applique à la connaissance des choses sensibles de façon réglée, à cause de la nécessité où l'on est de maintenir sa nature, ou en vue d'arriver à la connaissance de la vérité, la studiosité au sujet de la connaissance sensible est vertueuse.
Solutions
1. La luxure et la gourmandise ont pour matière les plaisirs que procure l'usage des réalités que l'on touche, tandis que la curiosité a pour matière le plaisir de la connaissance qu'offrent tous les sens. Cette curiosité, dit S. Augustin, « s'appelle concupiscence des yeux, car les yeux ont le rôle principal dans la connaissance sensible ; c'est pourquoi on emploie le mot ‘voir’, à propos de toutes les réalités sensibles. » Et S. Augustin poursuit : « On peut discerner par là plus clairement la part de la volupté et la part de la curiosité dans l'activité des sens. La volupté recherche ce qui est beau, exquis à sentir, mélodieux à entendre, agréable au goût, doux au toucher, tandis que la curiosité s'attache même à des objets contraires pour les éprouver, non pour y trouver des sensations désagréables, mais par désir d’expérimenter et de connaître. »
2. Ce qui rend mauvaise l'assistance aux spectacles, c'est qu'ils portent l'homme aux vices de luxure ou de cruauté, qu'ils représentent. C'est pourquoi S. Jean Chrysostome dit que « la vue de tels spectacles rend adultère et impudique ».
3. Examiner ou rechercher ce que font les autres dans une bonne intention, soit pour son utilité personnelle, afin d'être poussé à mieux faire à la vue des bonnes œuvres du prochain, soit pour l'utilité du prochain, afin de le corriger s'il fait quelque chose de mauvais, en se conformant à la règle de charité et à l'obligation de sa charge, cela est louable, dit S. Paul (Hébreux 10.24) : « Faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler dans la charité et les œuvres bonnes. » Mais s'appliquer à considérer les vices du prochain pour le mépriser ou le dénigrer, ou au moins pour le troubler inutilement, cela est vicieux. C'est pourquoi on lit au livre des Proverbes (Proverbes 24.15) : « Ne guette pas, méchant, la demeure du juste, ne dévaste pas son habitation. »