Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

172. LA CAUSE DE LA PROPHÉTIE

  1. La prophétie est-elle naturelle ?
  2. Vient-elle de Dieu par l'intermédiaire des anges ?
  3. Requiert-elle des dispositions naturelles ?
  4. Requiert-elle de bonnes mœurs ?
  5. Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque ?
  6. Les prophètes des démons annoncent-ils quelquefois la vérité ?

1. La prophétie est-elle naturelle ?

Objections

1. Cela semble possible. S. Grégoire écrit en effet : « Parfois l'âme elle-même possède une telle subtilité qu'elle est capable de prévoir certains événements. » S. Augustin dit de même que l'âme humaine abstraite des sens corporels est apte à prévoir l'avenir. Or c'est là le rôle de la prophétie. L'âme peut donc parvenir naturellement à la prophétie.

2. La vigueur de l'âme humaine est plus puissante dans l'état de veille que pendant le sommeil. Or il y a des gens qui dans leurs songes prévoient certains événements, observe le Philosophe. À plus forte raison l'homme peut-il naturellement connaître l'avenir.

3. L'homme est par sa nature plus parfait que les animaux. Or certains animaux possèdent une connaissance anticipée de l'avenir qui les concerne ; ainsi les fourmis savent à l'avance qu'il pleuvra, on le voit à ce qu'avant la pluie elles se mettent à enfouir leurs graines. De même les poissons prévoient les tempêtes, puisqu'ils fuient le lieu où elles vont éclater. Les hommes peuvent donc à plus forte raison connaître à l'avance par nature l'avenir qui les intéresse, ce qui est de la prophétie. La prophétie est donc naturelle.

4. On lit, en outre, au livre des Proverbes (Proverbes 29.18 Vg) : « Enlevez la prophétie, il n'y a plus de peuple. » La prophétie est donc nécessaire à la conservation des hommes. Or la nature ne manque pas de ce qui lui est nécessaire. La prophétie est donc naturelle.

En sens contraire, S. Pierre dit (2 Pierre 1.21) « Ce n'est pas par une volonté d'homme qu'une prophétie a jamais été apportée ; mais c'est poussés par l'Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé. » La prophétie ne vient donc pas de la nature ; c'est un don du Saint-Esprit.

Réponse

Il peut y avoir, comme on l'a vu à l'article précédent, une double connaissance prophétique des événements futurs ; en eux-mêmes et dans leurs causes. Or, connaître les événements futurs en eux-mêmes est le propre de l'intelligence divine, à l'éternité de laquelle toutes choses sont présentes, comme il a été prouvé dans la première Partie ; aussi une telle connaissance de l'avenir ne peut-elle venir de la nature, mais seulement d'une révélation divine.

Toutefois les événements futurs peuvent être connus dans leurs causes en vertu d'une connaissance naturelle, même par l'homme ; c'est ainsi que le médecin connaît à l'avance la santé ou la mort dans leurs causes, grâce à l'expérience qu'il a du rapport de ces causes à leurs effets. Cette connaissance des événements futurs que l'homme possède par sa nature, on peut l'entendre de deux manières : 1° En ce sens que l'âme serait immédiatement capable de connaître l'avenir, en vertu du sens inné qu'elle possède ; ainsi, remarque S. Augustin « certains prétendaient que l'âme humaine avait en elle-même une puissance de divination ». Ce fut, semble-t-il, l'opinion de Platon : d'après lui les âmes ont une connaissance de toutes choses par la participation aux idées ; mais cette connaissance est obnubilée du fait que les âmes sont unies à un corps, et plus ou moins d'après les individus, suivant que leur corps est plus ou moins pur. En cette hypothèse, on pourrait soutenir que les hommes dont l'âme n'est pas très enténébrée par suite de l'union avec leur corps sont capables de connaître certains événements futurs, en vertu de leur propre science. Mais à cette théorie S. Augustin fait cette objection : « Pourquoi l'âme ne peut-elle pas l'avoir toujours, cette puissance de divination alors qu'elle la désire toujours ? »

2° Mais il semble plus vraisemblable que l'âme acquière ses connaissances par l'intermédiaire des réalités sensibles, d'après l'enseignement d'Aristote, comme on l'a vu dans la première Partie. Il est donc préférable d'adopter l'opinion suivante : les hommes n'ont pas la connaissance de ces événements futurs ; mais ils peuvent l'acquérir par voie expérimentale ; ils sont alors aidés par leurs dispositions naturelles, suivant que leur puissance imaginative est plus parfaite, et leur intelligence plus lucide.

Toutefois, cette connaissance des événements futurs diffère de celle qui relève de la révélation divine sur deux points. 1° Celle-ci peut porter sur n'importe quel événement, et elle est infaillible ; au contraire, la connaissance acquise naturellement ne vise que les effets qui sont du ressort de l'expérience humaine. 2° La prophétie surnaturelle possède une « vérité immuable » ; l'autre au contraire peut être sujette à l'erreur.

La première connaissance appartient en propre à la prophétie, mais non pas la seconde ; car la connaissance prophétique, on le sait déjà, a pour objet des réalités qui dépassent universellement la connaissance humaine. Il faut donc dire que la prophétie proprement dite ne peut venir de la nature, mais seulement d'une révélation divine.

Solutions

1. Lorsque l'âme s'abstrait des réalités corporelles, elle est plus apte à percevoir l'influx des substances spirituelles ; elle ressent aussi plus facilement les mouvements subtils que laissent dans l'imagination humaine les impressions des causes naturelles ; toutes influences que l'âme ne peut recevoir quand elle est occupée de choses sensibles. C'est pourquoi S. Grégoire écrit que l'âme, à l'approche de la mort, « prévoit certains événements futurs, grâce à la subtilité de sa nature », parce qu'elle perçoit alors les moindres impressions. Elle peut aussi connaître l'avenir par une révélation angélique. En tout cas, ce n'est pas par sa propre puissance. Autrement, remarque S. Augustin elle aurait en son pouvoir de prévoir l'avenir chaque fois qu'elle le voudrait ; ce qui est évidemment faux.

2. La prescience de l'avenir que l'on a dans les songes provient, soit d'une révélation des substances spirituelles, soit d'une cause corporelle, comme nous l'avons dit au sujet de la divinations. Ces modes de connaissance sont plus actifs pendant le sommeil que pendant la veille ; car l'âme de celui qui veille est occupée par des réalités extérieures et sensibles ; elle est donc moins apte à percevoir les impressions subtiles des substances spirituelles, ou même des causes naturelles. Cependant le jugement est alors plus parfait, car la raison a plus de vigueur dans la veille que dans le sommeil.

3. Les bêtes elles-mêmes ne prévoient pas les événements futurs, sinon dans les causes de ceux-ci, qui mettent en branle leur imagination. À ce point de vue, elles sont supérieures aux hommes ; car l'imagination des hommes, surtout dans l'état de veille, agit plus d'après la raison que d'après l'impression des causes naturelles. Or, chez l'homme, la raison exerce une action beaucoup plus féconde que l'impression des causes naturelles chez l'animal. Toutefois la grâce divine qui inspire les prophètes est pour l'homme un adjuvant encore bien plus puissant.

4. La lumière prophétique s'étend aussi à la direction des actes humains ; et, en ce sens, la prophétie est nécessaire au gouvernement du peuple. Surtout en vue du culte divin ; or à cela la nature ne suffit pas, mais la grâce est indispensable.


2. La prophétie vient-elle de Dieu par l'intermédiaire des anges ?

Objections

1. La réponse semble négative. On lit, en effet (Sagesse 7.27). « La sagesse de Dieu se répand dans les âmes saintes et en fait des amis de Dieu et des prophètes. » Mais c'est immédiatement, sans l'intermédiaire des anges, que des hommes sont faits amis de Dieu. Il doit donc en aller de même pour les prophètes.

2. De plus, la prophétie prend place parmi les dons gratuits ; or ceux-ci viennent de l'Esprit Saint, selon S. Paul (1 Corinthiens 12.4) : « Les dons sont différents, mais l'esprit est le même. » La révélation prophétique ne se fait donc pas par l'intermédiaire des anges.

3. Enfin, selon Cassiodore. « la prophétie est une révélation divine ». Mais, si elle était faite par les anges, on la nommerait « révélation angélique ». Elle n'est donc pas faite par les anges.

En sens contraire, Denys écrit : « Les visions divines parvenaient à nos glorieux pères par le moyen des vertus célestes. » Or il parle ici des visions prophétiques. La révélation prophétique se fait donc par l'intermédiaire des anges.

Réponse

D'après l'Apôtre (Romains 13.1) : « Ce qui vient de Dieu se fait avec ordre. » Et c'est une loi de l'ordre divin, selon Denys, de gouverner les êtres inférieurs par des êtres intermédiaires. Or les anges tiennent le milieu entre Dieu et les hommes. Plus que les hommes en effet ils participent de la perfection de la bonté divine, et c'est la raison pour laquelle les illuminations et les révélations divines parviennent de Dieu aux hommes par le moyen des anges. D'autre part, la connaissance prophétique dépend de l'illumination et de la révélation divines. Il est donc manifeste que les anges en sont les intermédiaires.

Solutions

1. La charité, qui rend l'homme ami de Dieu, est une perfection de la volonté, sur laquelle Dieu seul peut agir. Mais la prophétie est une perfection de l'intelligence, et sur celle-ci l'ange peut aussi exercer une action comme on l'a vu dans la première Partie. Le cas est donc différent.

2. Les dons gratuits sont attribués à l'Esprit Saint en tant que principe premier ; il distribue pourtant ces grâces aux hommes par le ministère des anges.

3. C'est à l'agent principal, en vertu duquel il agit, qu'on attribue l'œuvre de l'instrument. Or le ministre peut être comparé à un instrument. Voilà pourquoi la prophétie, qui se fait par le ministère des anges, est appelée divine.


3. La prophétie requiert-elle des dispositions naturelles ?

Objections

1. On pourrait le croire. La prophétie s'accommode en effet aux dispositions du prophète qui la reçoit. Ainsi, au sujet de cette parole d'Amos (Amos 1.2) : « Le Seigneur rugira de Sion », S. Jérôme écrit : « Il est naturel que tous ceux qui veulent faire des comparaisons en prennent les termes dans leur cercle d'expérience ou dans leur milieu d'éducation ; par exemple les matelots comparent leurs ennemis à des vents contraires, et leur perte à un naufrage. De même Amos, qui fut berger, assimile la colère de Dieu au rugissement du lion. » Or ce qui est reçu chez quelqu'un suivant son mode de réception requiert en lui une disposition naturelle. La prophétie exige donc une disposition naturelle.

2. La vision de la prophétie constitue un degré plus élevé que celui de la science acquise. Beaucoup, en effet, en raison de dispositions défectueuses, ne peuvent saisir les sciences spéculatives. À plus forte raison, des dispositions naturelles sont-elles requises pour la contemplation prophétique.

3. De mauvaises dispositions naturelles entravent davantage qu'un obstacle accidentel. Or la contemplation prophétique se trouve compromise même par un empêchement accidentel ; on lit, en effet, dans le commentaire de S. Jérôme sur S. Matthieu : « Au moment où s'accomplit l'acte conjugal, on ne recevra pas la présence de l'Esprit Saint, même si celui qui accomplit cette fonction d'engendrer semble être un prophète. » Bien plus encore, de mauvaises dispositions naturelles empêchent-elles la prophétie. Celle-ci requiert donc de bonnes dispositions naturelles.

En sens contraire, S. Grégoire écrit dans une homélie : « L'Esprit Saint inspire un enfant qui joue de la cithare et en fait un psalmiste ; il enflamme un pasteur de bœufs, qui traite les sycomores, et en fait son prophète. » Aucune disposition préalable n'est donc requise pour la prophétie ; celle-ci dépend uniquement de la volonté de l'Esprit Saint. C'est ce qu'exprime l'Apôtre (1 Corinthiens 12.11) : « Un seul et même Esprit produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui plaît. »

Réponse

Comme nous l'avons dit à l'article précédent, la prophétie, au sens vrai et absolu du mot, provient de l'inspiration divine ; la prophétie qui dépend d'une cause naturelle n'est appelée prophétie que d'une manière relative. Or il faut remarquer que Dieu, qui est la cause universelle dans l'ordre de l'action, ne présuppose, dans les effets corporels, ni la matière ni aucune disposition matérielle ; mais il peut apporter tout ensemble la matière, la disposition et la forme. De même, pour les effets spirituels, Dieu n'exige aucune disposition antérieure ; mais il peut aussi causer, en même temps que l'effet spirituel, la disposition convenable, requise selon l'ordre de la nature. Bien plus, il pourrait même, par création, produire le sujet lui-même : en créant l'âme, Dieu la disposerait à la prophétie, et lui donnerait la grâce prophétique.

Solutions

1. Il est indifférent à la prophétie que la réalité prophétique soit exprimée par telle ou telle comparaison. C'est pour cette raison que l'opération divine n'apporte aucun changement à la manière de s'exprimer du prophète. La puissance de Dieu n'écarte que ce qui s'oppose à la prophétie.

2. La vision de la science a une cause naturelle. Or la nature ne peut agir que s'il existe une disposition préalable dans la matière. Mais il n'en est pas de même pour Dieu qui est la cause de la prophétie.

3. De mauvaises dispositions naturelles pourraient mettre obstacle à la révélation prophétique s'il n'y était porté remède ; tel serait le cas de celui qui serait totalement dépourvu de sens naturel. De même qu'on peut être empêché de prophétiser par une passion violente, comme la colère, la convoitise charnelle dans l'acte conjugal, ou toute autre passion. Mais la puissance divine, qui est la cause de la prophétie, remédie à ces mauvaises dispositions naturelles.


4. La prophétie requiert-elle de bonnes mœurs ?

Objections

1. Il y a des raisons de le croire. Il est écrit (Sagesse 7.27) : « La sagesse de Dieu se répand à travers les nations dans l'âme des saints ; elle en fait des amis de Dieu et des prophètes. » Or la sainteté ne peut exister sans les bonnes mœurs et la grâce sanctifiante. Il en est donc de même de la prophétie.

2. Les secrets ne sont révélés qu'aux amis (Jean 15.15) : « je vous appelle mes amis, car tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître. » Or Dieu « révèle ses secrets aux prophètes », comme on le dit dans Amos (Amos 3.7). Les prophètes sont donc les amis de Dieu, ce qui ne peut être sans la charité, et celle-ci suppose la grâce sanctifiante.

3. Le Seigneur dit en S. Matthieu (Matthieu 7.15) « Défiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous revêtus de peaux de brebis et qui, à l'intérieur, sont des loups voraces. » Mais ceux qui n'ont pas la grâce intérieure semblent être des loups voraces. Ils sont donc tous de faux prophètes. Nul par suite n'est donc un vrai prophète, s'il n'est rendu bon par la grâce.

4. Le Philosophe écrit : « Si la divination des songes vient de Dieu, il est inadmissible qu'elle soit accordée à n'importe qui, et non pas aux meilleurs. » Or il est certain que la prophétie vient de Dieu. Le don de prophétie ne peut donc être attribuée qu'aux hommes les meilleurs.

En sens contraire, selon S. Matthieu (Matthieu 6.22), à ceux qui disent : « Seigneur, n'est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? », il est répondu : « je ne vous ai jamais connus. » Or « le Seigneur connaît ceux qui sont les siens », affirme l'Apôtre (2 Timothée 2.19). La prophétie peut donc exister chez ceux qui n'appartiennent pas à Dieu par la grâce.

Réponse

Les bonnes mœurs peuvent s'entendre de deux manières. — 1° Dans leur racine intérieure : la grâce sanctifiante. 2° Par rapport aux passions intérieures de l'âme et aux actes extérieurs.

La grâce sanctifiante est surtout donnée pour que l'âme de l'homme soit unie à Dieu par la charité ; aussi S. Augustin écrit-il : « Celui à qui l'Esprit Saint n'est pas accordé pour aimer Dieu et le prochain, celui-là ne passera pas de la gauche à la droite (du juge). » Tout ce qui peut exister sans la charité peut donc se trouver sans la grâce sanctifiante et par conséquent sans de bonnes mœurs. Or c'est le cas de la prophétie ; celle-ci peut, en effet se rencontrer sans la charité. En voici deux raisons : 1° D'abord à cause de leurs actes respectifs ; la prophétie relève, en effet, de l'intelligence, tandis que la charité perfectionne la volonté ; or l'acte de l'intelligence précède celui de la volonté. Aussi l'Apôtre (1 Corinthiens 13.1) énumère-t-il la prophétie parmi les dons qui se rapportent à l'intelligence et qui peuvent exister sans la charité. 2° La seconde raison est tirée de leurs fins : la prophétie est donnée en effet, comme les autres charismes, en vue de l'utilité de l'Église, selon ces paroles de l'Apôtre (1 Corinthiens 12.7) : « La manifestation de l'Esprit est donnée à chacun en vue de l'utilité. » Elle n'a donc pas directement comme but d'unir à Dieu la volonté du prophète, ce qui est la fin de la charité. Voilà pourquoi la prophétie peut exister sans de bonnes mœurs, si l'on envisage la racine. Si au contraire nous considérons les bonnes mœurs par rapport aux passions de l'âme et aux actions extérieures, la malice morale, sous cet aspect, peut être un obstacle à la prophétie. La prophétie exige en effet une très grande élévation de l'esprit, pour contempler les réalités spirituelles : or à cela s'oppose la véhémence des passions ou la préoccupation désordonnée des réalités extérieures. Aussi lit-on (2 Rois 4.38), au sujet des fils des prophètes, qu'« ils habitaient avec Elisée » ; menant ainsi une vie solitaire, ils n'étaient pas détournés du don de prophétie par les occupations de ce monde.

Solutions

1. Le don de prophétie est quelquefois accordé à certains hommes pour éclairer leur propre esprit, en même temps que pour le bien des autres. Ce sont ceux chez lesquels la sagesse divine descend par la grâce sanctifiante et qu'elle rend amis de Dieu et prophètes. Au contraire, il y en a qui ne reçoivent le don de prophétie que pour le bien d'autrui ; ils sont alors comme les instruments de l'action divine. S. Jérôme écrit : « Prophétiser, faire des miracles, chasser les démons, sont parfois autant d'actes charismatiques qui ne sont pas dus au mérite de ceux qui les produisent ; mais, ou bien ils relèvent du Christ dont on a invoqué le nom, ou bien ils sont accordés pour la condamnation de ceux qui invoquent ce nom, ou pour l'utilité de ceux qui les voient et les entendent. »

2. Commentant la parole citée de S. Jean, S. Grégoire écrit : « En aimant les secrets célestes qui nous sont révélés, nous connaissons déjà ces secrets aimés ; car l'amour lui-même est une connaissance. Jésus a donc fait connaître toutes choses à ses disciples, parce que, délivrés des désirs terrestres, ils brûlaient des feux du suprême amour. » En ce sens, les secrets divins ne sont pas toujours révélés aux prophètes.

3. Tous les méchants ne sont pas des loups voraces, mais seulement ceux qui cherchent à nuire au prochain. « Les docteurs catholiques, dit en effet S. Jean Chrysostome, même s'ils ont perdu la grâce, sont appelés des serviteurs de la chair, mais ne sont pas pour autant des loups voraces, car ils n'ont pas le dessein de perdre les chrétiens. » Et parce que la prophétie est destinée au bien d'autrui, il est manifeste que les faux prophètes ont ce mauvais dessein et méritent d'être appelés loups voraces ; car ce n'est pas pour cela qu'ils ont reçu mission de Dieu.

4. Les dons divins ne sont pas toujours donnés aux meilleurs dans le sens absolu du mot ; mais parfois seulement à ceux qui sont les plus aptes à les recevoir. C'est ainsi que Dieu confère la prophétie à ceux auxquels il juge meilleur de l'accorder.


5. Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque ?

Objections

1. Cela ne semble pas possible. Car, Cassiodore dit : « La prophétie est une révélation divine. » Or ce qui se fait par le démon n'est pas divin.

2. On l'a dit une illumination spirituelle est nécessaire pour parvenir à la connaissance prophétique. Or, les démons ne peuvent pas éclairer l'intellect humain, comme on l'a vu dans la première Partiez. Aucune prophétie ne peut donc venir des démons.

3. Un signe n'a aucune valeur s'il sert à prouver des choses contraires. Or la prophétie vise à confirmer la foi. Aussi, à propos de ces paroles de l'Apôtre (Romains 12.6) : « Nous avons la prophétie selon la mesure de notre foi », la Glose fait ce commentaire : « Remarquez-le, la prophétie est en tête de l'énumération des grâces faite par S. Paul ; elle est la première preuve que notre foi est vraie, car les croyants qui avaient reçu l'Esprit prophétisaient. » La prophétie ne peut donc venir des démons.

En sens contraire, on lit (1 Rois 18.19) « Rassemble tout Israël auprès de moi, à la montagne du Carmel, ainsi que les trois cent cinquante prophètes de Baal et les quatre cents prophètes d'Astarté, qui mangent à la table de Jézabel. » Or ces cultes étaient ceux des démons ; il semble donc qu'une certaine prophétie puisse venir aussi des démons.

Réponse

Comme nous l'avons dit a, la prophétie implique la connaissance de réalités qui sont éloignées de la connaissance humaine. Or il est évident qu'une intelligence d'un ordre supérieur peut connaître ce qui est caché à la connaissance d'une intelligence inférieure. Au-dessus de l'intelligence humaine se trouve non seulement l'intelligence divine, mais aussi, selon l'ordre de la nature, celle des bons et des mauvais anges. Aussi les démons connaissent-ils, même par leur faculté naturelle, certaines choses qui sont cachées à la connaissance des hommes, et ils peuvent les leur révéler. Mais ce qui est absolument et souverainement au-dessus de nous, Dieu seul le connaît. C'est pour cette raison que la prophétie proprement dite ne saurait venir que de la révélation divine. Toutefois la révélation faite par les démons peut, sous un certain rapport, être appelée prophétie. Aussi ceux à qui les démons font une révélation ne reçoivent-ils pas le nom de prophètes tout court, mais on leur adjoint un qualificatif ; on dit, par exemple, « faux prophètes » ou « prophètes des idoles ». « Lorsque l'esprit du mal, dit S. Augustin ravit l'homme jusqu'à des visions, il en fait des démoniaques, des possédés ou de faux prophètes. »

Solutions

1. Cassiodore définit ici la prophétie dans son sens propre et absolu.

2. Les démons manifestent aux hommes ce qu'ils connaissent, non en éclairant leur intelligence, mais en leur donnant une vision imaginative, ou même en leur parlant d'une manière sensible. Et sur ce point leur prophétie est inférieure à la vraie.

3. Certains signes, même extérieurs, permettent de discerner la prophétie des démons de celle de Dieu. « Il en est, dit S. Jean Chrysostome, qui prophétisent par l'esprit du diable, comme les devins. Nous les reconnaissons à ceci : le diable, dit parfois des choses fausses ; l'Esprit Saint, jamais. » On lit, en effet, dans le Deutéronome (Deutéronome 18.21) : « Peut-être vas-tu dire dans ton cœur : ‘Comment saurons-nous que cette parole, le Seigneur ne l'a pas dite ?’ Tu auras ce signe — si ce prophète a parlé au nom du Seigneur, et que sa parole reste sans effet. alors le Seigneur n'a pas dit cette parole-là. »


6. Les prophètes des démons annoncent-ils quelquefois la vérité ?

Objections

1. On ne saurait l'admettre. S. Ambroise écrit en effet : « Toute vérité, dite par qui que ce soit, vient de l'Esprit Saint. » Or les prophètes des démons ne parlent pas par l'Esprit Saint, car « il n'y a pas d'alliance entre le Christ et Bélial », dit S. Paul (2 Corinthiens 6.15). Ces prophètes ne peuvent donc jamais prédire la vérité.

2. En outre, si les vrais prophètes sont inspirés par un esprit de vérité, les prophètes des démons le sont par un esprit de mensonge : on lit à leur sujet (1 Rois 22.22) : « je sortirai et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ces prophètes. » Or, on le sait, les prophètes inspirés par l'Esprit Saint n'enseignent jamais l'erreur. Les prophètes des démons n'annoncent donc jamais la vérité.

3. Il est dit du diable (Jean 8.44) : « Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu'il est menteur et le père du mensonge. » Or, en inspirant ces prophètes, le diable ne parle que de son propre fonds, il n'est pas en effet établi ministre de Dieu pour annoncer la vérité, puisque dit S. Paul (2 Corinthiens 6.14) : « Il n'y a pas d'accord entre la lumière et les ténèbres. » Les prophètes des démons ne prédisent donc jamais la vérité.

En sens contraire, une Glose sur le livre des Nombres (Nombres 22:20) remarque : « Balaam était devin, par le ministère des démons et l'art de la magie il connaissait parfois les réalités futures. » Or a prédit beaucoup de choses vraies, comme ce qu’est rapporté dans les Nombres (Nombres 24?17)«  »: «  »Une étoile sortira de Jacob, un sceptre s'élèvera d'Israël.« Les prophètes des démons peuvent donc aussi annoncer à l'avance des vérités. »

Réponse

Le bien a le même rapport avec les réalités que le vrai avec la connaissance. Or, parmi les réalités, il est impossible d'en rencontrer une qui soit complètement privée de bien. Ainsi, pour la connaissance, il est impossible d'en trouver une qui soit absolument fausse, sans aucun mélange de vérité. C'est pourquoi S. Bède écrit « Il n'y a pas de fausse doctrine qui n'entremêle parfois certaines vérités avec l'erreur. » C'est le cas des démons«  »; la doctrine dont ils instruisent leurs prophètes contient certaines vérités qui la rendent recevable«  »; ainsi l'intelligence est amenée à l'erreur par l'apparence de la vérité, comme la volonté est amenée au mal par l'apparence du bien. Aussi S. Jean Chrysostome dit-il « Il est quelquefois permis au diable de dire vrai, afin que son mensonge se recommande de cette rare vérité. »

Solutions

1. Les prophètes des démons ne parlent pas toujours par une révélation des démons, mais quelquefois par une inspiration divine«  »; ainsi en est-il clairement pour Balaam dont il est dit, dans les Nombres (Nombres 22.8), que le Seigneur lui avait parlé, bien qu'il fût prophète des démons ; car Dieu se sert même des méchants pour l'utilité des bons. De là vient qu'il utilise même les prophètes des démons et leur fait annoncer certaines choses vraies«  »; soit pour donner plus de crédit à la vérité, puisqu'elle reçoit un témoignage même de ses adversaires«  »; soit aussi pour y amener plus facilement les hommes, lorsqu'ils croient de tels oracles. C'est ainsi que même les Sibylles ont fait beaucoup de prédictions vraies sur le Christ.

Et même quand les prophètes des démons reçoivent leur révélation des démons eux-mêmes, ils prédisent parfois certaines vérités, que ces mauvais esprits ont pu connaître, soit en vertu de leur propre nature dont l'auteur est l'Esprit Saint ; soit encore par une révélation des bons esprits, dit S. Augustin. Ainsi, même cette vérité qu'annoncent les démons vient aussi de l'Esprit Saint.

2. Le vrai prophète est toujours inspiré par l'esprit de vérité, en qui on ne trouve aucune fausseté ; et voilà pourquoi il n'enseigne jamais l'erreur. Au contraire, le faux prophète n'est pas toujours instruit par l'esprit de mensonge, mais quelquefois aussi par l'esprit de vérité. En outre, cet esprit de mensonge révèle lui-même tantôt la vérité, tantôt l'erreur, comme on vient de le voir.

3. Ce qui est propre aux démons, c'est ce qu'ils possèdent par eux-mêmes«  »: le mensonge et le péché. Mais ce qui se rapporte à leur nature, ils ne le possèdent pas par eux-mêmes, ils le tiennent de Dieu. Or c'est par la vertu de leur propre nature qu'ils annoncent parfois la vérité. Enfin, Dieu se sert aussi des démons pour proclamer par eux la vérité en leur révélant les mystères divins par l'intermédiaire des anges, nous l'avons dit.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant