- Quelles sont les espèces de la prophétie ?
- La prophétie la plus haute est-elle celle qui se produit sans vision de l'imagination ?
- Les divers degrés de la prophétie.
- Moïse fut-il le plus grand des prophètes ?
- Un compréhenseur peut-il être un prophète ?
- La prophétie a-t-elle progressé dans la suite des temps ?
Objections
1. La division donnée par la Glose à l'occasion du texte de S. Matthieu (Matthieu 1.23) : « Voici qu'une vierge concevra », ne semble pas convenir. Cette division est la suivante : « Il y a une prophétie qui vient de la prédestination de Dieu : cette prophétie se réalise nécessairement de toutes manières, indépendamment de notre libre arbitre ; c'est de cette prophétie qu'il est question dans le texte de S. Matthieu. Il y en a une autre qui relève de la prescience divine ; notre libre arbitre y a sa part. Enfin une troisième prophétie est la prophétie de menace, qui est un signe de colère divine. » Ce qui est commun à toute prophétie ne doit pas en former une espèce. Or toute prophétie relève de la prescience divine, car, dit une Glose sur Isaïe (Ésaïe 38.1) : « Les prophètes lisent dans le livre de la prescience. » Il ne faut donc pas donner la prophétie de prescience comme une des espèces de la prophétie.
2. Si une prophétie peut contenir une menace, elle peut aussi porter sur une promesse ; ces deux sortes de prophétie s'entremêlent. Dans Jérémie (Jérémie 18.7) Dieu dit en effet : « Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume, d'arracher, de détruire, de disperser. Mais cette nation revient-elle de sa méchanceté ? Alors je me repens du mal que j'avais résolu de lui faire. » Voilà la prophétie de menace. Et voici la prophétie de promesse : « Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume, de bâtir et de planter. Mais cette nation fait-elle ce qui est mal à mes yeux ? Alors je me repens du bien que j'avais parlé de lui faire. » De même qu'il y a une prophétie de menace, ainsi faut-il admettre une prophétie de promesse.
3. En outre, S. Isidore a écrit « Il y a sept formes de prophétie. La première est l'extase ou ravissement de l'esprit : ainsi S. Pierre, quand il vit comme une nappe envoyée du ciel et remplie d'animaux divers. La deuxième est la vision : tel est le cas d'Isaïe disant : ‘J'ai vu le Seigneur assis, etc.’ La troisième est le songe : par exemple Jacob qui vit une échelle pendant son sommeil. La quatrième est la nuée : c'est ainsi que Dieu parlait à Moïse. La cinquième est une voix qui vient du ciel, comme celle qui dit à Abraham : ‘Ne touche pas à l'enfant.’ La sixième est la parabole : tel fut le cas pour Balaam. Enfin la septième est la plénitude de l'Esprit Saint : c'est le don qui existe chez presque tous les prophètes. » S. Isidore distingue aussi trois genres de visions : « Le premier selon les yeux du corps ; le deuxième selon l'imagination ; le troisième par le regard de l'esprit. » Or toutes ces formes de prophéties ne sont pas exprimées dans la division de la Glose que nous avons citée. Celle-ci est donc insuffisante.
En sens contraire, il y a l'autorité de S. Jérôme à qui est attribuée cette Glose.
Réponse
Les espèces des habitus et des actes, en morale, se distinguent d'après les objets. Or la prophétie a pour objet ce qui, dans la connaissance divine, dépasse la faculté humaine. C'est pourquoi l'on répartit la prophétie, d'après la différence de ces objets, en diverses espèces, selon la division donnée ci-dessus. D'autre part, on a dit plus haut que Dieu connaissait l'avenir de deux manières ; 1° Tel qu'il est dans sa cause ; ainsi faut-il entendre la prophétie de menace ; celle-ci ne s'accomplit pas toujours, mais elle marque à l'avance l'ordre d'une cause à ses effets, ordre qui est parfois entravé par certains événements qui viennent à la traverse.
2° Dieu connaît certaines réalités futures en elles-mêmes. Ou bien ces réalités doivent être produites par lui : la prophétie qui les concerne est la prophétie de prédestination ; car, d'après S. Jean Damascène « Dieu a prédestiné ce qui n'est pas en nous ». Ou bien elles sont soumises au libre arbitre de l'homme : c'est la prophétie de prescience. Cette prophétie peut se rapporter aux bons et aux mauvais ; la prophétie de prédestination au contraire ne concerne que les bons.
La prédestination étant comprise sous la prescience, une Glose, sur le début du Psautier, ne donne que deux espèces de prophéties : la prophétie de « prescience » et la prophétie de « menace. »
Solutions
1. Au sens propre, la prescience est la connaissance par avance des événements futurs selon qu'ils existent en eux-mêmes ; c'est en ce sens qu'elle forme une espèce de la prophétie. Mais si l'on entend la prescience à l'égard des événements futurs, soit selon qu'ils existent en eux-mêmes, soit selon qu'ils existent dans leurs causes, elle joue le rôle d'un genre par rapport à toutes les espèces de prophétie.
2. La prophétie de « promesse » rentre dans la prophétie de « menace », car elles comportent toutes deux la même raison de vérité. Toutefois, c'est la menace qui lui a donné son nom, parce que Dieu est plus porté à remettre une peine qu'à retirer les bienfaits qu'il a promis.
3. S. Isidore divise la prophétie d'après le, divers modes de révélation. On peut les distingue selon les puissances cognitives de l'homme : les, sens, l'imagination, l'intellect. C'est pourquoi S. Isidore admet, avec S. Augustin, trois espèces de visions. La distinction peut encore se prendre de la différence dans l'influx prophétique. Quant à l'illumination de l'intelligence, la prophétie se caractérise par la plénitude de l'Esprit Saint (septième espèce de la classification de S. Isidore). Quant à l'impression des formes dans l'imagination, S. Isidore signale trois sortes de prophétie : le songe (troisième espèce) ; la vision qui se produit pendant la veille et concerne une vérité quelconque (deuxième espèce) ; enfin l'extase qui élève l'esprit jusqu'à la contemplation de certaine, vérités plus hautes (première espèce). Quant aux signes sensibles, il admet trois cas : le signe sensible est, ou bien une réalité corporelle apparaissant extérieurement à la vue, comme la Nuée (quatrième espèce), ou bien une Voix venant de l'extérieur à l'oreille de l'homme (cinquième espèce), ou enfin des mots formés par l'homme pour indiquer une comparaison, c'est la Parabole (sixième espèce).
Objections
1. Apparemment non. Sur ce texte (1 Corinthiens 14.2) : « L'Esprit révèle des mystères », la Glose cite cette opinion de S. Augustin : « Il est moins prophète, celui qui voit seulement en esprit les images des réalités signifiées ; il l'est davantage, celui qui en a seulement l'intelligence ; mais il l'est au plus haut degré, celui qui excelle dans ces deux genres. » Or, dans ce dernier cas, il s'agit du prophète qui jouit à la fois de la vision intellectuelle et de la vision par l'imagination. Cette forme de la prophétie est donc la plus élevée.
2. Plus la puissance d'un être est forte, plus elle s'étend à des objets éloignés. Or, on le sait la lumière prophétique intéresse principalement l'esprit. La prophétie qui descend jusqu'à l'imagination semble donc plus parfaite que celle qui reste dans l'intelligence.
3. S. Jérôme distingue les prophètes des hagiographes. Or tous ceux qu'il nomme prophètes — Isaïe, Jérémie, etc., ont eu en même temps qu'une vision intellectuelle, une vision dans l'imagination. Mais il n'en est pas de même de ceux qu'il désigne sous le nom d'hagiographes (saints écrivains), parce qu'ils écrivaient sous l'inspiration de l'Esprit Saint, tels Job, David, Salomon, etc. Il vaut donc mieux appeler prophètes, au sens propre, ceux qui ont une vision à la fois dans l'imagination et dans l'intellect, plutôt que ceux qui n'ont qu'une vision intellectuelle.
4. D'après Denys « il est impossible qu'un rayon divin nous éclaire s'il n'est pas enveloppé de voiles sacrés ». Or la révélation prophétique se fait par l'émission d'un rayon divin. Il semble donc que cela soit impossible sans le voile des images.
En sens contraire, la Glose dit sur le début du Psautier : « Le mode de prophétie le plus digne est celui qui se fait par la seule inspiration de l'Esprit Saint, sans le secours extérieur d'action, de parole, de vision ou de songe. »
Réponse
La dignité des moyens est envisagée surtout en considération de la fin. Or la fin de la prophétie est la manifestation d'une vérité qui est au-dessus de l'homme. C'est pourquoi, dans la mesure où cette manifestation est plus haute, la prophétie est aussi plus digne. Mais il est évident que la manifestation de la vérité divine qui se fait par la pure contemplation de cette vérité l'emporte sur celle qui utilise le symbolisme des réalités corporelles : elle se rapproche davantage, en effet, de la vision du ciel, où la vérité est contemplée dans l'essence de Dieu. Il s'ensuit que la prophétie où la vérité surnaturelle est vue dans sa nudité par une vision intellectuelle, est supérieure à celle qui utilise le symbole des réalités corporelles, dans une vision de l'imagination. Elle montre en même temps que l'esprit du prophète est plus élevé ; dans l'enseignement humain, l'élève qui peut recevoir la vérité intelligible présentée dans sa nudité par le maître est considéré comme plus intelligent que celui qui réclame le secours d'exemples sensibles. Voilà pourquoi David a dit à la louange de la prophétie (2 Samuel 23.3) : « Le Fort d'Israël m'a parlé », en ajoutant aussitôt : « C'est comme la lumière de l'aurore, dans le soleil levant, par un matin sans nuages. »
Solutions
1. Lorsqu'une vérité surnaturelle doit être révélée sous des symboles corporels, le prophète qui a tout ensemble la lumière intellectuelle et la vision de l'imagination est plus grand que celui qui a seulement l'une ou l'autre ; sa prophétie est en effet plus parfaite. C'est ce qu'a voulu exprimer S. Augustin. Mais la prophétie dans laquelle la vérité intelligible est révélée à découvert l'emporte sur toute autre.
2. Il faut juger différemment ce qui est recherché pour soi et ce qui est recherché en vue d'un autre but. En effet, dans ce qui est recherché pour soi, plus la puissance de l'agent s'étend à des réalités nombreuses et difficiles, plus elle est forte ; ainsi un médecin est d'autant plus réputé qu'il peut guérir plus de personnes et ramener à la santé ceux qui en manquaient le plus. Mais, dans ce qui n'est recherché qu'en vue d'un autre but, moins sont nombreux et plus sont abordables les moyens dont un agent se sert pour arriver à ses fins, plus sa puissance est grande ; c'est ainsi qu'on estime davantage le médecin qui, pour guérir un malade emploie les remèdes les moins nombreux et les plus doux. Or, dans la connaissance prophétique, la vision de l'imagination n'est pas recherchée pour elle-même, mais seulement afin de manifester la vérité intelligible. Par suite, la prophétie est d'autant plus haute qu'elle a moins besoin de cette vision sensible.
3. Rien n'empêche une réalité d'être meilleure dans un sens absolu, alors qu'elle reçoit une qualification dans un sens moins propre ; ainsi la connaissance de la patrie est plus noble que celle de notre voyage terrestre ; et cependant celle-ci reçoit plus proprement le nom de « foi », parce que ce nom comporte une imperfection de la connaissance. Il en est de même de la prophétie, qui suppose une certaine obscurité et un éloignement de la vérité intelligible. C'est pourquoi on appelle plus proprement prophètes ceux qui ont des visions de l'imagination, bien que la prophétie qui se fait par la vision intellectuelle soit plus noble, à condition toutefois qu'il s'agisse d'une même vérité révélée dans les deux cas. Car si la lumière intellectuelle est donnée à quelqu'un, non pour connaître certaines réalités surnaturelles, mais pour juger avec une certitude divine ce qu'il est possible de connaître avec la raison humaine, alors cette prophétie intellectuelle est inférieure à celle qui s'accompagne d'une vision de l'imagination conduisant à une vérité surnaturelle, prophétie dont ont joui tous ceux que l'on compte dans l'ordre des prophètes. En outre ceux-ci ont été appelés prophètes, particulièrement parce qu'ils ont rempli un office prophétique ; aussi parlaient-ils à la place de Dieu en disant au peuple : « Voilà ce que dit le Seigneur. » Ce que ne faisaient pas les hagiographes : la plupart d'entre eux ont parlé le plus souvent, non au nom de Dieu, mais en leur propre nom, des vérités que la raison humaine peut connaître, mais avec le secours de la lumière divine.
4. Les rayons divins ne nous éclairent pas dans la vie présente sans être voilés de quelques images, parce qu'il est naturel à l'homme dans l'état de la vie présente, de ne rien comprendre sans images. Parfois cependant, il suffit des images qui sont abstraites des sens suivant le mode ordinaire, et il n'est pas nécessaire qu'intervienne une vision de l'imagination fournie par Dieu. C'est ainsi que la révélation prophétique peut se faire sans vision de l'imagination.
Objections
1. Il semble que les degrés de la prophétie ne puissent pas se distinguer selon la vision de l'imagination. En effet, le degré d'une réalité ne se juge pas selon l'accidentel, qui est pour autre chose, mais selon l'essentiel, qui est pour soi. Or, dans la prophétie, la vision intellectuelle est cherchée pour elle-même, tandis que la vision de l'imagination est ordonnée à autre chose, on l'a vu. Il semble donc que le degré de la prophétie ne puisse pas s'établir d'après la vision de l'imagination, mais seulement d'après la vision intellectuelle.
2. Un même prophète jouit d'un seul degré de prophétie. Cependant, à ce même prophète la révélation est faite selon différentes visions de l'imagination. La diversité de ces visions de l'imagination ne diversifie donc pas le degré de prophétie.
3. D'après une glose au début du Psautier, la prophétie consiste « en paroles et en actions, en songes et en visions ». Il ne faut donc pas distinguer davantage le degré de la prophétie d'après la vision de l'imagination à laquelle se rapportent la vision et le songe, que d'après les paroles et les actions.
En sens contraire, à tel moyen de connaissance correspond tel degré de connaissance : ainsi la science de l'essence (propter quid) l'emporte sur la science de l'existence (quia) ou même sur l'opinion, parce que le moyen de connaissance en est plus noble. Or, dans la prophétie, la vision de l'imagination est comme un moyen de connaissance. On doit donc distinguer les degrés de la prophétie d'après la vision de l'imagination.
Réponse
La prophétie dans laquelle une vérité surnaturelle est révélée par la lumière intelligible, au moyen d'une vision de l'imagination, tient, comme on vient de le voir, le milieu entre la prophétie où la vérité surnaturelle est révélée sans vision de l'imagination, et celle où, par la lumière intelligible, sans vision sensible, l'homme arrive à savoir ou à faire ce qui est du ressort de la conduite humaine.
Or, plus que l'action, la connaissance est l'objet propre de la prophétie. Il en résulte donc que le degré le plus bas de la prophétie est celui dans lequel l'homme est amené par une impulsion intérieure à faire des actes extérieurs ; ainsi est-il dit de Samson, au livre des Juges (Juges 15.14) : « L'Esprit du Seigneur fondit sur lui ; et, comme les fils de lin se consument à l'ardeur du feu, de même les liens qui l'enchaînaient tombèrent et le dégagèrent. »
Le deuxième degré de la prophétie est celui où l'homme est éclairé par une lumière intérieure pour connaître des vérités qui ne dépassent cependant pas les limites de la connaissance naturelle ; c'est ainsi qu'on lit au sujet de Salomon (1 Rois 4.13) : « Il parlait en paraboles, dissertant sur les arbres, depuis le cèdre qui pousse dans le Liban jusqu'à l'hysope qui sort des murailles, ainsi que sur les bêtes de somme, les oiseaux, les reptiles et les poissons. » Et tout cela venait d'une inspiration divine, car il est dit un peu auparavant (1 Rois 4.9) : « Dieu donna à Salomon la sagesse et une très grande prudence. » Toutefois ces deux degrés sont inférieurs à la prophétie proprement dite, car ils n'atteignent pas à la vérité surnaturelle.
Quant à la prophétie dans laquelle se manifeste une vérité surnaturelle au moyen d'une vision de l'imagination, voici comment on peut en distinguer les degrés. 1° Par la différence entre le « songe » qui a lieu pendant le sommeil, et la « vision » qui se produit pendant la veille. Celle-ci constitue un plus haut degré de prophétie : il semble en effet que la lumière prophétique doit avoir de la force pour détacher l'âme occupée pendant la veille à des réalités sensibles et la tourner vers les vérités surnaturelles, plus que pour l'instruire lorsqu'elle est déjà détachée des objets sensibles par le sommeil. 2° Par la diversité des symboles imagés sous lesquels s'exprime la vérité intelligible. Or, parce que les symboles qui expriment le mieux la vérité intelligible sont les paroles, il semble que la prophétie où l'on entend, soit pendant la veille, soit durant le sommeil, des paroles exprimant une vérité intelligible l'emporte sur la prophétie ou l'on voit seulement certains symboles de la vérité, comme les « sept beaux épis » qui désignaient « sept années de prospérité » (Genèse 41.5-28). Et ici encore le degré de la prophétie est d'autant plus élevé que les symboles sont plus expressifs : Jérémie (Jérémie 1.13) rapporte, par exemple qu'il vit l'incendie de la ville sous l'image d'une « marmite qui bouillonne ». 3° Nous avons affaire à un degré plus élevé de prophétie lorsque le prophète, non seulement perçoit des paroles ou des actions symboliques ; mais encore voit, pendant la veille ou le sommeil, quelqu'un qui s'entretient avec lui ou qui lui montre quelque chose ; cela prouve en effet que l'esprit du prophète s'approche davantage de la cause qui produit la révélation. 4° D'après la condition de celui que voit le prophète. Si celui qui parle ou qui montre, pendant la veille ou le sommeil, a l'apparence d'un ange, c'est mieux que s'il avait celle d'un homme. Et le degré de prophétie sera encore plus élevé si, dans la veille comme dans le sommeil, on entrevoit la forme de Dieu, ainsi que le dit Isaïe (Ésaïe 6.1) : « J'ai vu Dieu sur son trône. »
Toutefois au-dessus de tous ces degrés, se place le troisième genre de prophétie, dans lequel la vérité intelligible et surnaturelle est révélée sans vision de l'imagination. Mais ce genre dépasse, on l'a vu, la notion de prophétie au sens propre. Il en résulte que les degrés de la prophétie proprement dite se distinguent d'après la vision de l'imagination.
Solutions
1. On ne peut connaître la nature exacte de la lumière intelligible que si on la discerne par des symboles imaginés et sensibles. C'est donc d'après ces visions de l'imagination que l'on mesure la diversité de la lumière intellectuelle.
2. La prophétie n'est pas donnée sous forme d'habitus immanent, mais par mode de passion transitoire. Il n'est donc pas impossible qu'un seul et même prophète reçoive à des reprises différentes la révélation prophétique selon des degrés divers.
3. Les paroles et les actions dont il est fait mention ne se rapportent pas à la révélation de la prophétie, mais à son annonce ; celle-ci se proportionne à ceux qui reçoivent les révélations du prophète, lequel se sert tantôt de paroles, tantôt d'actions. Mais cette annonce et l'accomplissement des miracles ne sont que des aspects secondaires de la prophétie, on l'a vu précédemment.
Objections
1. Il ne semble pas, puisque la Glose dit sur le commencement du Psautier que David est le prophète par excellence.
2. Josué qui arrêta le soleil et la lune (Josué 11.12), et Isaïe qui fit reculer le soleil (Ésaïe 38.8) ont accompli de plus grands miracles que Moïse qui divisa les eaux de la mer Rouge. De même aussi Élie, dont l'Ecclésiastique dit (Ecclésiastique 48.4) : « Qui pourra se vanter d'être semblable à toi, qui as arraché un mort aux enfers ? » Moïse n'est donc pas le plus grand des prophètes.
3. Il est dit en S. Matthieu (Matthieu 11.11) : « Entre les enfants des femmes, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean Baptiste. » Moïse ne fut donc pas plus grand que tous les prophètes.
En sens contraire, « il ne s'est plus levé, en Israël, de prophète semblable à Moïse » (Deutéronome 34.10).
Réponse
Sous certains rapports, tel ou tel des prophètes a été plus grand que Moïse ; mais, absolument parlant, il les surpasse tous. On a vu ce qu'il faut considérer dans la prophétie : la connaissance, tant selon la vision intellectuelle que selon la vision de l'imagination ; l'annonce ; et la confirmation par le miracle. Or Moïse a été le plus grand de tous.
1° Quant à la vision intellectuelle, il a contemplé l'essence même de Dieu, comme S. Paul dans son ravissement. S. Augustin en fait la remarque. Aussi lit-on dans les Nombres (Nombres 12.8) que Moïse « a vu Dieu directement et non sous des figures ».
2° Quant à la vision de l'imagination, il l'avait pour ainsi dire à sa disposition ; non seulement il entendait des paroles, mais il voyait celui qui lui parlait, même sous la forme de Dieu, et cela non seulement pendant le sommeil, mais aussi durant la veille. L'Exode dit en effet (Exode 39.11) : « Le Seigneur lui parlait face à face, comme un homme parle à son ami. »
3° Quant à l'annonce prophétique, il s'adressait à tout le peuple fidèle à la place de Dieu, en lui proposant comme une nouvelle loi ; les autres prophètes, au contraire, parlaient au peuple au nom de Dieu, et l'amenaient à l'observance de la loi de Moïse, selon cette parole du Seigneur en Malachie (Malachie 3.22) : « Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur. »
4° Quant aux miracles, il les accomplit devant tout un peuple d'infidèles. Aussi lit-on au Deutéronome (Deutéronome 34.10) : « Il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse, lui que le Seigneur connaissait face à face. Que de signes et de prodiges Dieu l'envoya faire dans le pays d’Égypte, sur Pharaon, sur tous ses serviteurs, et sur tout son pays. »
Solutions
1. La prophétie de David se rapproche de celle de Moïse par la vision intellectuelle ; car ils ont reçu l'un et l'autre la révélation de la vérité intelligible et surnaturelle, sans vision de l'imagination. Toutefois la vision de Moïse l'a emporté en ce qui concerne la connaissance de Dieu ; en revanche David a connu et exprimé plus complètement le mystère de l'incarnation du Christ.
2. Les miracles de certains autres prophètes ont été plus grands quant à la substance du fait ; mais ceux de Moïse les ont surpassés par la manière de les produire, car c'est devant tout un peuple qu'ils ont été accomplis.
3. S. Jean Baptiste appartient au Nouveau Testament, dont les ministres passent avant Moïse lui-même, puisque, dit S. Paul (2 Corinthiens 3.18) : « Le visage découvert, nous réfléchissons la gloire du Seigneur comme dans un miroir. »
Objections
1. Il semble bien. On a dit que Moïse a vu l'essence divine et pourtant on l'appelle prophète. Donc, au même titre, les bienheureux peuvent être appelés prophètes.
2. La prophétie est une révélation divine. Or des révélations divines se font aussi aux anges bienheureux. Ceux-ci peuvent donc être appelés prophètes.
3. Le Christ fut compréhenseur dès sa conception ; cependant il se nomme lui-même prophète, lorsqu'il dit en S. Matthieu (Matthieu 13.57) : « Un prophète n'est sans honneurs que dans sa patrie. » Les compréhenseurs ou bienheureux peuvent donc aussi être appelés prophètes.
4. Il est dit de Samuel dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 46.20) : « Du sein de la terre, il éleva la voix en prophétisant, afin d'effacer l'iniquité du peuple. » Pour la même raison, d'autres saints peuvent, après leur mort, être appelés prophètes.
En sens contraire, S. Pierre (2 Pierre 1.19) compare « le discours prophétique à une lumière brillant dans un lieu obscur ». Or chez les bienheureux il n'y a pas d'obscurité. Ils ne peuvent donc être appelés prophètes.
Réponse
La prophétie implique la vision d'une vérité surnaturelle existant au loin. Cet éloignement peut provenir de deux causes : 1° De la connaissance elle-même, lorsque la vérité surnaturelle n'est pas connue en elle-même, mais dans quelques-uns de ses effets. De plus, l'éloignement sera plus grand encore si cette connaissance se fait par les symboles de réalités corporelles plutôt que par des effets intellectuels. Et tel est bien le cas spécial de la vision prophétique, qui utilise des symboles corporels. 2° De la personne du voyant, qui n'est pas arrivé totalement à la perfection dernière, comme le rappelle l'Apôtre (2 Corinthiens 5.6) : « Tant que nous sommes dans le corps, nous voyageons loin du Seigneur. » Or les bienheureux ne connaissent d'éloignement en aucune de ces deux façons. On ne peut donc pas les appeler prophètes.
Solutions
1. La vision de l'essence divine par Moïse a eu lieu dans un ravissement, par mode de passion subie, et non d'une manière permanente, par mode de béatitude. Aussi contemplait-il encore de loin. Voilà pourquoi cette vision ne perd pas totalement la raison de prophétie.
2. Aux anges, la révélation divine ne se fait pas comme à des êtres éloignés, mais comme à des êtres qui sont totalement unis à Dieu. Cette révélation n'a donc pas raison de prophétie.
3. Le Christ était en même temps compréhenseur et voyageur. En tant qu'il était compréhenseur, la raison de prophétie ne lui convenait pas, mais seulement en tant qu'il était voyageur.
4. Samuel n'était pas encore parvenu à l'état de béatitude. Il s'ensuit que, si l'âme même de Samuel a annoncé a Saül, par la volonté divine, le résultat de la guerre que Dieu lui avait révélé, cela rejoint la raison de prophétie. Mais il n'en est pas de même pour les saints qui sont actuellement dans la patrie. Il n'y a pas non plus d'inconvénient à dire que cela s'est fait par l'art des démons ; ceux-ci ne peuvent pas, à vrai dire, évoquer l'âme d'un saint ni la contraindre à agir ; mais cela peut se faire par une force divine, alors, tandis qu'on consulte le démon, c'est Dieu lui-même qui énonce la vérité par son messager. C'est ainsi que Dieu fit connaître par Élie la vérité aux messagers du roi qui étaient envoyés pour consulter le dieu d'Accaron (2 Rois 1.3). Enfin on peut encore dire que ce ne fut pas l'âme de Samuel qui apparut, mais le démon parlant en son nom ; le Sage de l'Ecclésiastique le nomme Samuel, et traite son annonce de prophétie, d'après l'opinion de Saül et des assistants qui avaient ce sentiment.
Objections
1. Il semble que les degrés de la prophétie aient varié dans la suite des temps. En effet comme on l'a dit, la prophétie est ordonnée à la connaissance des vérités divines. Or S. Grégoire dit que « la connaissance de Dieu a augmenté avec la suite des temps ». Les degrés de la prophétie doivent donc être distingués selon le progrès du temps.
2. La révélation prophétique se fait par mode de discours adressé par Dieu aux hommes. Et les prophètes annoncent par la parole et les écrits ce qui leur a été révélé. Or il est écrit (1 Samuel 3.1) qu'avant Samuel « la parole du Seigneur était rare » ; mais ensuite Dieu l'adressa à beaucoup d'autres. De même encore, on ne trouve pas de livre des prophètes qui ait été écrit avant le temps d'Isaïe, à qui il fut dit (Ésaïe 8.1) : « Prends avec toi un grand livre pour y écrire avec un stylet ordinaire. » Mais à partir de ce moment, plusieurs prophètes ont rédigé leurs oracles. La prophétie a donc fait des progrès avec le temps.
3. Le Seigneur dit en S. Matthieu (Matthieu 11.13) : « La loi et les prophètes ont régné jusqu'à Jean. » Mais ensuite le don de prophétie a existé chez les disciples du Christ suivant un mode plus parfait que chez les anciens prophètes, selon S. Paul (Éphésiens 3.5) : le mystère du Christ « n'a pas été manifesté aux hommes dans les âges antérieurs, comme il a été révélé de nos jours par l'Esprit aux saints apôtres et prophètes de Jésus Christ ». Il semble donc que le degré de prophétie a progressé avec la suite des temps.
En sens contraire, Moïse, on l'a vu, a été le plus grand des prophètes, bien qu'il ait précédé tous les autres. Le degré de prophétie n'a donc pas progressé avec le temps.
Réponse
La prophétie, nous l'avons dit, est ordonnée à la connaissance de la vérité divine ; et la contemplation de cette vérité a un double but : éclairer notre foi et diriger notre activité selon le Psaume (Psaumes 43.3) : « Envoie ta lumière et ta vérité, ce sont elles qui m'ont conduit. » Or notre foi comprend surtout deux vérités. 1° La vraie connaissance de Dieu, car d'après l'épître aux Hébreux (Hébreux 11.6) : « Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe. » 2° Le mystère de l'incarnation du Christ : « Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi », dit le Seigneur en S. Jean (Jean 14.1). Donc, si nous parlons de la prophétie qui est ordonnée à la foi en Dieu, elle a subi des accroissements selon trois périodes de temps : avant la loi, sous la loi et sous la grâce. En effet, avant la loi, Abraham et les autres Pères furent instruits prophétiquement des vérités qui se rapportent à la foi en Dieu ; aussi sont-ils appelés prophètes, d'après le Psaume (Psaumes 105.15) — « Ne faites pas de mal à mes prophètes », ce qui vise spécialement Abraham et Isaac. Mais sous la loi les vérités concernant Dieu furent l'objet de révélations prophétiques supérieures aux précédentes, car il fallait alors instruire de ces vérités, non seulement quelques personnes ou quelques familles, mais tout un peuple ; aussi le Seigneur dit-il à Moïse (Exode 3.14) : « je suis le Seigneur, qui suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme Dieu tout puissant, mais je ne leur a fait connaître mon nom d'Adonaï. » Les patriarches antérieurs avaient en effet appris à connaître sous une forme commune la toute-puissance du Dieu unique ; mais dans la suite, Moïse fut plus pleinement instruit de la simplicité de l'essence divine, lorsqu'il lui fut dit (Exode 3.14) : « je suis celui qui suis. » C'est ce nom que les Juifs ont remplacé par celui d'Adonaï, à cause de la vénération due à ce nom qu'on ne peut prononcer. Enfin, au temps de la grâce, le mystère de la Trinité a été révélé par le Fils de Dieu lui-même (Matthieu 28.19) — « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
Toutefois, en chacune de ces périodes, la première en date des révélations fut la plus haute. Avant la loi, la première révélation fut faite à Abraham ; c'est de son temps, en effet, que les hommes commencèrent à s'éloigner de la foi au Dieu unique pour tomber dans l'idolâtrie ; auparavant cette révélation n'était pas nécessaire, puisque tous persévéraient dans le culte du Dieu unique. À Isaac fut octroyée une révélation de moindre importance, qui était comme fondée sur celle d'Abraham ; aussi lui fut-il dit (Genèse 26.24) : « Je suis le Dieu d'Abraham, ton père. » Et de même à Jacob (Genèse 28.13) : « je suis le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac ». Pareillement, durant la période de la loi, la première révélation fut accordée à Moïse, et elle fut la plus parfaite ; sur elle fut fondée la révélation faite à tous les prophètes. Et au temps de la grâce, c'est aussi sur la révélation qui a été faite aux Apôtres, et qui concernait la foi en l'Unité et en la Trinité, que s'appuie toute la foi de l’Église, d’après ces paroles du Seigneur (Matthieu 16.18) : « Sur cette pierre », c'est-à-dire ta confession de foi, « je bâtirai mon Église. »
Quant à la foi en l'incarnation du Christ, il est évident que plus les fidèles furent proches du Christ, soit avant, soit après, plus aussi, dans l'ensemble, ils reçurent de lumière sur cette vérité. Toutefois, davantage après qu'avant, comme le remarque l'Apôtre (Éphésiens 3.5).
Par rapport au second but de la révélation prophétique : diriger l'activité humaine, on ne remarque pas de variation dans la suite des temps, mais selon les nécessités des circonstances ; car, comme il est écrit au livre des Proverbes (Proverbes 29.18) : « Quand il n'y aura plus de vision, le peuple sera sans direction. » C'est la raison pour laquelle, en chaque temps, les hommes ont été instruits par Dieu de ce qu'ils devaient faire, selon ce qui était utile au salut des élus.
Solutions
1. Les paroles de S. Grégoire visent la période qui a précédé l'incarnation du Christ et se rapportent à la connaissance de ce mystère.
2. On lit dans S. Augustin : « De même qu'aux premiers temps de la domination des Assyriens se Abraham, et que lui furent faites les promesses les plus claires ; de même aux débuts de la Babylone d'Occident », c'est-à-dire de Rome, « sous l’empire de laquelle le Christ devait venir pour accomplir en lui ces promesses, il convenait que les oracles des prophètes, orateurs ou écrivains », qui rappelaient les promesses faites à Abraham, « rendent témoignage au si grand événement qui allait se produire. Les prophètes n'avaient, presque jamais manqué au peuple d'Israël, du jour où il avait commencé à avoir des roi, mais ils n'avaient servi qu'à ces rois et n'avaient pas profité, aux nations. Mais lorsque s'ouvrit l'ère de l’Écriture, au contenu plus manifestement prophétique, qui devait être utile un jour aux nations, c'est alors que fut fondée cette Rome qui devait commander aux nations ». Aussi est-ce surtout au temps des rois que les prophètes apparurent nombreux en Israël, parce qu'alors ce peuple n'était pas opprimé par des étrangers et avait son propre souverain ; il fallait donc qu'il fût instruit par les prophètes de la conduite à tenir, puisqu'il jouissait de la liberté.
3. Les prophètes qui annonçaient la venue du Christ n'ont pu exister que jusqu'à S. Jean qui, lui, a montré du doigt le Christ en personne. Cependant S. Jérôme écrit sur ce même passage : « Il n'est pas dit qu'après S. Jean il n'y ait plus eu de prophètes ; nous lisons, en effet, dans les Actes des Apôtres, qu'Agabus a prophétisé, ainsi que les quatre vierges, filles de Philippe. » En outre, l'Apôtre Jean a écrit aussi un livre prophétique sur la fin de l'Église. Et, à chaque période, il n'a pas manqué d'hommes ayant l'esprit de prophétie, non sans doute pour développer une nouvelle doctrine de foi, mais pour diriger l'activité humaine. S. Augustin rapporte que l'empereur Théodose « envoya une délégation à un moine nommé Jean, qui vivait dans le désert d'Égypte et dont il avait appris la réputation grandissante de prophète, et qu'il reçut de lui l'annonce d'une victoire absolument certaine ».