- Le Christ a-t-il possédé une autre science que la science divine ?
- A-t-il possédé la science des bienheureux ou compréhenseurs ?
- A-t-il possédé la science infuse ?
- A-t-il possédé une science acquise ?
Objections
1. La science est nécessaire pour connaître certaines choses. Mais par sa science divine le Christ connaissait tout. En lui une autre science aurait donc été superflue.
2. Une lumière moindre disparaît dans une lumière plus vive. Mais toute science créée comparée à la science de Dieu incréée, est une lumière moindre. Donc le Christ n'a pas eu la lumière d'une science autre que la science divine.
3. L'union de la nature humaine à la nature divine s'est réalisée dans la personne, on l'a montré précédemment. Or certains mettent dans le Christ une science d'union par laquelle il connaît beaucoup plus parfaitement qu'un autre ce qui concerne le mystère de l'Incarnation. Puisque l'union personnelle englobe deux natures, il semble donc qu'il ne puisse y avoir dans le Christ deux sciences, mais une seule appartenant aux deux natures.
En sens contraire, S. Ambroise écrit : « Dieu a assumé dans la chair la perfection de la nature humaine ; il a pris le sens de l'homme, mais non le sens orgueilleux de la chair. » Mais la science créée appartient au sens de l'homme ; il y eut donc dans le Christ une science créée.
Réponse
Comme nous l'avons déjà montré, le Fils de Dieu a pris une nature humaine complète, non seulement un corps, mais aussi une âme ; non seulement une âme sensible, mais aussi une âme rationnelle. Il devait donc posséder une science créée pour trois motifs.
1° Pour la perfection de son âme. L'âme, en effet, considérée en elle-même, est en puissance à connaître tous les intelligibles ; elle est comme un tableau sur lequel rien ne se trouve écrit, mais où l'on peut écrire, car, par l'intellect possible, elle peut « devenir toutes choses », selon Aristote. Or, ce qui est en puissance est imparfait tant qu'il n'est pas amené à l'acte. D'autre part, il ne convenait pas que le Fils de Dieu assume une nature humaine imparfaite, puisque, par son intermédiaire, il devait conduire tout le genre humain à la perfection. Il fallait donc que l'âme du Christ fût dotée d'une science qui constituât sa perfection propre, et par suite d'une science distincte de la science proprement divine. Autrement l'âme du Christ serait plus imparfaite que les âmes des autres hommes.
2° Étant donné que toute chose existe en vue de son opération, dit Aristote, c'est en vain que le Christ aurait une âme intellectuelle, s'il ne pouvait faire acte d'intelligence. Ce qui relève d'une science créée.
3° Il y a une science créée qui est naturelle à l'âme humaine ; c'est celle par laquelle nous connaissons les premiers principes ; nous prenons en effet ici le mot science au sens large, pour toute connaissance de l'intellect humain. Mais rien de ce qui est naturel ne pouvait manquer au Christ, puisqu'il a assumé toute la nature humaine, nous l'avons dit C'est pourquoi le sixième Concile œcuménique a condamné la doctrine de ceux qui nient que dans le Christ il y ait eu deux sciences ou deux sagesses.
Solutions
1. Le Christ a connu toutes choses par la science divine dans l'opération incréée qui est l'essence même de Dieu ; l'intellection de Dieu est en effet sa propre substance, comme le démontre le Philosophe. Cette intellection n'a donc pu être un acte de l'âme du Christ, puisque cette âme est d'une autre nature. Donc, si dans l'âme du Christ, il n'y avait pas eu d'autre science que la science divine, son âme n'aurait rien connu. Elle aurait donc été assumée en vain, puisque toute chose existe en vue de son opération.
2. Lorsqu'on a deux lumières de même ordre, la plus faible disparaît devant la plus forte ; c'est ainsi que la lumière du soleil efface celle d'un simple flambeau, parce que l'un et l'autre sont des sources de lumière ; mais si l'on a deux lumières dont l'une est source d'illumination, et dont l'autre ne fait que recevoir cette illumination, la première, loin d'affaiblir la seconde, ne fait que l'accroître en proportion de son éclat ; ainsi la lumière de l'air est augmentée par la lumière du soleil. De même, dans l'âme du Christ, la lumière de la science n'est pas effacée, mais bien plutôt renforcée par la lumière de la science divine, laquelle est « la véritable lumière illuminant tout homme venant en ce monde » (Jean 1.9).
3. En se plaçant au point de vue des réalités unies, nous mettons dans le Christ une science se référant et à sa nature divine et à sa nature humaine. Ainsi, à cause de l'union de l'homme et de Dieu en une même hypostase, nous attribuons à l'homme ce qui est de Dieu, et à Dieu ce qui est de l'homme, nous l'avons déjà dit. Mais si l'on se place au point de vue de l'union elle-même, on ne saurait poser dans le Christ une science quelconque, car l'union se rapporte à l'être personnel, et la science ne convient à la personne qu'en raison d'une nature donnée.
Objections
1. La science des bienheureux est une participation de la lumière divine, selon le Psaume (Psaumes 35.10) : « Dans ta lumière, nous verrons la lumière. » Mais le Christ n'a pas eu la lumière divine en participation, puisque la divinité demeurait en lui substantiellement. Nous lisons en effet dans l'épître aux Colossiens (Colossiens 2.9) : « Toute la plénitude de la divinité habite corporellement en lui. » Le Christ n'a donc pas eu la science des bienheureux.
2. La science des bienheureux fait leur béatitude, selon ce qui est écrit en S. Jean (Jean 17.3) : « La vie éternelle est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ. » Mais le Christ homme fut bienheureux par le fait même de son union personnelle à Dieu, selon cette parole du Psaume (Psaumes 65.5) : « Bienheureux celui que tu as choisi et que tu as assumé. » Il n'y a donc pas lieu de placer dans le Christ la science des bienheureux.
3. Une double science convient à l'homme l'une conforme à sa nature, l'autre qui la dépasse. Mais la science des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, est au-dessus de la nature humaine. Or dans le Christ il y avait une science surnaturelle beaucoup plus élevée, à savoir la science divine elle-même. Le Christ n'a donc pas eu la science des bienheureux.
En sens contraire, la science des bienheureux consiste dans la connaissance de Dieu ; or le Christ, même en tant qu'homme, a connu Dieu pleinement, selon cette parole en S. Jean (Jean 6.55) : « je le connais et je garde sa parole. » Le Christ possédait donc la science des bienheureux.
Réponse
Ce qui est en puissance est amené à l'acte par ce qui est déjà en acte ; ainsi faut-il qu'un corps soit chaud pour chauffer d'autres corps. Or, l'homme est en puissance à la science des bienheureux qui consiste dans la vision de Dieu, et il se trouve ordonné à elle comme à sa fin ; créature raisonnable, en effet, il est capable de cette connaissance bienheureuse, parce qu'il est à l'image de Dieu. Et les hommes sont conduits à cette fin de la béatitude par l'humanité du Christ selon l'épître aux Hébreux (Hébreux 2.10) : « Il convenait que, voulant conduire à la gloire un grand nombre de fils, celui pour qui et par qui sont toutes choses, rendît parfait par des souffrances le chef qui devait les guider vers leur salut. » Et c'est pourquoi il fallait que sa connaissance bienheureuse qui consiste en la vision de Dieu, convienne souverainement au Christ homme, parce que la cause doit toujours être plus parfaite que son effet.
Solutions
1. La divinité est unie à l'humanité du Christ selon la personne et non selon la nature, mais l'unité personnelle ne supprime pas la distinction des natures. Et c'est pourquoi l'âme du Christ, qui fait partie de sa nature humaine, a été, par une lumière participée de la nature divine, élevée à la science bienheureuse par laquelle Dieu est vu dans son essence.
2. Par l'union, cet homme qu'est le Christ est bienheureux de la béatitude incréée, tout aussi bien que, par l'union, il est Dieu. Mais en dehors de la béatitude incréée, il faut que la nature humaine du Christ possède une béatitude créée qui lui permette d'atteindre sa fin ultime.
3. La vision ou science bienheureuse est d'une certaine manière au-dessus de la nature de l'âme rationnelle, car celle-ci ne peut y parvenir par sa propre vertu. En un autre sens pourtant elle est conforme à sa nature, car, par nature, l'âme est capable de Dieu, étant créée à son image, comme on vient de le dire. Mais la science incréée dépasse de toutes manières la nature de l'âme humaine.
Objections
1. Comparée à la science bienheureuse, toute autre science est imparfaite. Or la présence d'une connaissance parfaite exclut toute connaissance imparfaite ; c'est ainsi que la claire vision face à face exclut la vision obscure de la foi. Puisque le Christ possédait la science bienheureuse, comme on vient de le voir, il ne semble donc pas qu'il ait pu exister en lui une autre science, qui aurait été infuse.
2. Un mode moins parfait de connaissance dispose au mode plus parfait ; ainsi l'opinion fondée sur le syllogisme dialectique dispose à la science, laquelle se fonde sur le syllogisme démonstratif Mais lorsqu'on est parvenu à la perfection, la disposition devient inutile ; quand on a atteint le but, le mouvement n'est plus nécessaire. Puisque toute autre connaissance créée, comparée à la connaissance bienheureuse, est imparfaite, et qu'elle est comme la disposition qui prépare au terme, et puisque le Christ a possédé la connaissance bienheureuse, il ne semble pas nécessaire de mettre en lui une autre connaissance.
3. De même que la matière corporelle est en puissance à la forme sensible, de même l'intellect possible est en puissance à la forme intelligible. Mais la matière corporelle ne peut recevoir à la fois deux formes sensibles, l'une plus parfaite et l'autre moins parfaite. Par conséquent l'âme non plus ne peut recevoir une double science, l'une plus parfaite et l'autre moins parfaite. Il faut donc conclure comme précédemment.
En sens contraire, S. Paul nous dit (Colossiens 2.3) : « Dans le Christ se trouvent, cachés, tous les trésors de la sagesse et de la science. »
Réponse
Nous l'avons déjà remarqué, il convenait que la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu ne soit pas imparfaite. Or, tout ce qui est en puissance est imparfait, s'il n'est amené à l'acte par les espèces intelligibles qui sont comme des formes qui l'achèvent, d'après Aristote. C'est pourquoi il faut placer dans le Christ une science infuse : par le Verbe de Dieu qui lui est uni personnellement, l'âme du Christ reçoit les espèces intelligibles de tout ce envers quoi l'intellect possible est en puissance ; de la même manière, par le Verbe de Dieu, au moment de la création du monde, furent imprimées des espèces intelligibles dans l'intelligence angélique, selon la doctrine de S. Augustin. De même, au dire encore de S. Augustin, il faut placer dans les anges une double connaissance : l'une, celle « du matin », qui leur fait connaître les réalités dans le Verbe ; l'autre, celle « du soir », qui leur fait connaître les réalités en elles-mêmes, par le moyen d'espèces infuses. De même, en dehors de la science divine et incréée, il faut attribuer au Christ une science bienheureuse qui lui fait voir le Verbe et les réalités dans le Verbe, et une science infuse qui lui permet de connaître les choses dans leur nature propre par des espèces intelligibles proportionnées à l'esprit humain.
Solutions
1. La vision imparfaite de la foi inclut par sa nature même l'opposé de la claire vision ; car il est essentiel à la foi d'avoir pour objet ce qu'on ne voit pas, comme nous l'avons dit dans la deuxième Partie. Mais la connaissance par espèces infuses ne comporte en soi rien qui s'oppose à la connaissance bienheureuse. Le cas n'est donc pas le même.
2. La disposition possède un double rapport à la perfection : en premier lieu elle est comme la voie qui y conduit ; en second lieu elle est comme l'effet qui en procède. Ainsi par la chaleur la matière est disposée à recevoir la forme de feu ; et, celle-ci étant acquise, la chaleur ne cesse pas pour autant, mais elle demeure comme un effet de cette forme. De même, l'opinion produite par le syllogisme dialectique est la voie qui mène à la science, laquelle s'acquiert par démonstration ; une fois la science obtenue, la connaissance par syllogisme dialectique peut demeurer comme une conséquence de la science démonstrative qui établit la cause des faits ; car celui qui connaît la cause peut à plus forte raison connaître les signes de probabilité sur lesquels s'appuie le syllogisme dialectique. De même, dans le Christ, la science infuse peut coexister avec la science bienheureuse, non pas comme conduisant à la béatitude, mais comme affermie et confirmée par elle.
3. La connaissance bienheureuse n'emploie pas d'espèce intelligible qui serait l'image de l'essence divine et des réalités connues en elle, ainsi que nous l'avons montré dans la première Partie. Elle est une connaissance immédiate de l'essence divine, car celle-ci se trouve unie à l'esprit bienheureux comme l'intelligible l'est à l'intellect. Mais parce que l'essence divine est pour la créature une forme qui la dépasse, rien n'empêche l'âme rationnelle de recevoir en même temps des espèces intelligibles proportionnées à sa nature.
Objections
1. Tout ce qui convient au Christ, celui-ci l'a possédé de la manière la plus excellente. Mais le Christ n'a pas possédé à un tel degré la science acquise, il ne s'est pas appliqué à l'étude des lettres, qui lui eût permis de l'acquérir, puisqu'il est dit en S. Jean (Jean 7.15) : « Les Juifs s'étonnaient et disaient : “Comment, sans avoir appris, connaît-il les Écritures ?” » Il n'y a donc pas eu dans le Christ de science acquise.
2. À ce qui est comble on ne peut rien ajouter ; mais la puissance de l'âme du Christ fut comblée par les espèces intelligibles divinement infuses, comme on vient de le dire. Des espèces acquises ne pouvaient donc s'ajouter à son âme.
3. Celui qui possède déjà l'habitus de la science n'acquiert pas un nouvel habitus quand il reçoit des sens de nouvelles connaissances ; autrement il faudrait admettre qu'il peut y avoir dans un même sujet deux formes de même espèce. Mais l'habitus qui existait déjà se trouve confirmé et accru par ces connaissances nouvelles. Il ne semble donc pas, puisque le Christ possédait déjà l'habitus de science infuse, qu'il ait pu, par les connaissances qu'il a reçues des sens, acquérir une nouvelle science.
En sens contraire, il est écrit (Hébreux 5.8) : « Tout Fils de Dieu qu'il était, il apprit par ses propres souffrances, à obéir », ce que la Glose entend d'une connaissance expérimentale. Il y a donc eu dans le Christ une science expérimentale ou science acquise.
Réponse
Nous l'avons montré plus haut, rien de ce que Dieu a mis dans notre nature n'a fait défaut à la nature humaine assumée par le Verbe de Dieu. Or, il est manifeste que, dans la nature humaine, Dieu a mis non seulement un intellect possible, mais aussi un intellect agent. Il faut donc admettre que, dans l'âme du Christ, il y a eu, en plus de l'intellect possible, un intellect agent. Mais s'il est vrai, comme l'enseigne Aristote, que, dans les autres êtres, Dieu et la nature ne font rien en vain, à plus forte raison en devra-t-il être ainsi pour l'âme du Christ. D'autre part, toute réalité qui n'a pas d'opération propre est vaine et inutile, car toute chose n'existe qu'en vue de son opération, dit encore Aristote. L'opération propre de l'intellect agent, c'est de rendre les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images ; aussi lisons-nous encore chez Aristote qu'il appartient à l'intellect agent « de faire (intelligibles) toutes choses ». Ainsi est-il nécessaire de dire que chez le Christ, il y eut des espèces intelligibles reçues dans son intellect possible par l'action de l'intellect agent. C'est donc qu'il y eut en lui une science acquise, que certains appellent expérimentale.
C'est pourquoi, bien que j'aie soutenu dans un écrit antérieur une opinion différente, on doit dire que le Christ a possédé une science acquise. Cette science en effet est proprement à la mesure humaine, non seulement du côté du sujet qui la reçoit, mais aussi du côté de la cause qui la produit ; on l'attribuera donc au Christ en raison de la lumière de l'intellect agent qui est connaturel à l'âme humaine. Au contraire, la science infuse n'est attribuée à l'âme humaine qu'en raison d'une lumière donnée d'en haut, mode de connaissance qui est propre à la nature angélique. Quant à la science bienheureuse, qui nous fait voir l'essence divine elle-même, elle est propre et connaturelle à Dieu seul, comme nous l'avons dit dans la première Partie.
Solutions
1. Il y a une double manière d'acquérir la science : par découverte personnelle ou par enseignement reçu. La première manière est supérieure, l'autre n'est que secondaire. Aussi le Philosophe dit-il : « Celui-là est parfait qui comprend tout par lui-même ; celui-là est bon qui se montre docile envers un bon maître. » Il revenait donc au Christ d'acquérir la science par découverte personnelle plutôt que par enseignement reçu étant donné surtout que le Christ était établi par Dieu docteur de tous les hommes, selon Joël (Joël 2.23) : « Réjouissez-vous dans le Seigneur votre Dieu, parce qu'il vous a donné un docteur de justice. »
2. L'esprit humain possède un double rapport l'un aux réalités supérieures, et c'est pourquoi l'âme du Christ fut remplie de science infuse ; l'autre aux réalités inférieures, c'est-à-dire aux images qui sont aptes à mouvoir l'esprit par la vertu de l'intellect agent. À ce point de vue encore il fallait que le Christ fût rempli de science, non pas que la première plénitude ne puisse suffire par elle-même à l'esprit humain, mais celui-ci devait atteindre sa perfection en ce qui concerne son rapport aux images.
3. Autre est la nature de l'habitus de science acquise, et autre la nature de l'habitus infus. Le premier s'acquiert en effet par le recours de l'esprit humain aux images, et sous ce rapport on ne peut acquérir deux habitus de même espèce. Le second est tout différent, car il descend d'en haut dans l'âme, sans aucun recours aux images. on ne peut donc le comparer au premier.
Il faut maintenant étudier chacune des sciences dont nous venons de parler. Mais, parce que l'on a traité de la science divine dans la première Partie (Q. 14), il reste maintenant à parler des trois autres sciences : I. La science bienheureuse (Q. 10). — II. La science infuse (Q. 11). — III. La science acquise (Q. 12).
Mais parce que, de la science bienheureuse, qui consiste dans la vision de Dieu, nous avons longuement parlé aussi dans la première Partie (Q. 12) nous nous contenterons d'étudier ce qui concerne proprement l'âme du Christ.