- Le Fils de Dieu a-t-il dû assumer, avec la nature humaine, les déficiences du corps ?
- A-t-il assumé la nécessité de les subir ?
- A-t-il contracté ces déficiences ?
- A-t-il assumé toutes les déficiences de ce genre ?
Objections
1. De même que l'âme est unie dans la personne au Verbe de Dieu, de même le corps. Mais l'âme du Christ avait une perfection universelle quant à la grâce et quant à la science, on l'a dit plus haut. Donc son corps aussi devait être parfait à tous égards, sans aucune déficience.
2. L'âme du Christ voyait le Verbe de Dieu de cette vision dont les bienheureux le voient, on l'a déjà dit : ainsi l'âme du Christ était bienheureuse. Mais par la béatitude de l'âme, le corps est glorifié, dit S. Augustin : « Dieu a donné à l'âme une nature si puissante que sa béatitude plénière rejaillit sur la nature inférieure qui est le corps ; et celui-ci ne reçoit pas la béatitude qui appartient en propre à la jouissance et à l'intelligence, mais cette plénitude de santé qu'est la vigueur de l'incorruption. » Le corps du Christ était donc incorruptible et par suite sans aucune déficience.
3. La peine est une conséquence de la faute. Mais chez le Christ, il n'y avait aucune faute, selon cette parole (1 Pierre 2.22) : « Il n'a pas commis de péché. » Il ne devait donc pas y avoir en lui ces déficiences corporelles qui sont les peines du péché.
4. Aucun sage n'assume ce qui l'empêche d'atteindre sa fin propre. Mais il semble que les déficiences corporelles créent de multiples obstacles à la fin de l'Incarnation. En premier lieu elles empêchent l'homme de la connaître, selon Isaïe (Ésaïe 5.22) : « Il était méprisé et le dernier des hommes, homme de douleurs et connaissant la souffrance : son visage était comme caché et en butte au mépris ; c'est pourquoi nous n'avons fait de lui aucun cas. » En second lieu, le souhait des saints patriarches ne semble pas s'être réalisé, alors qu'il s'exprimait ainsi dans Isaïe (Ésaïe 51.9) : « Lève-toi, lève-toi, revêts-toi de force, bras du Seigneur. »
Enfin il aurait été normal que la puissance du diable fût vaincue, et l'infirmité humaine guérie, par la force plutôt que par la faiblesse. Il ne convenait donc pas que le Fils de Dieu assumât la nature humaine avec ses infirmités ou ses déficiences corporelles.
En sens contraire, nous lisons (Hébreux 2.8) « Parce qu'il a souffert et a été lui-même éprouvé, il peut secourir ceux qui sont éprouvés. » Or le Fils de Dieu est venu en ce monde précisément pour nous venir en aide ; et c'est pourquoi David disait (Psaumes 121.1) : « J'ai levé les yeux vers les montagnes, d'où me viendra le secours. » Il convenait donc que le Fils de Dieu assumât une chair soumise aux infirmités humaines, afin de pouvoir en elle souffrir, être éprouvé, ainsi nous porter secours.
Réponse
Il convenait que le corps assumé par le Fils de Dieu fût soumis aux infirmités et aux souffrances humaines principalement pour trois motifs.
1° Le Fils de Dieu, en assumant la chair, est venu en ce monde satisfaire pour le péché du genre humain. Or, on satisfait pour le péché d'un autre en prenant sur soi la peine due au péché de l'autre. Les infirmités corporelles, comme la mort, la faim, la soif, etc., sont le châtiment du péché, lequel a été introduit dans le monde par Adam, selon l'épître aux Romains (Romains 5.11) : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort. » Il était donc convenable, relativement à la fin de l'Incarnation, que le Christ assumât pour nous ces pénalités de notre chair, selon la parole d'Isaïe (Ésaïe 53.4) « Il a véritablement porté nos souffrances. »
2° Il le fallait pour confirmer notre foi en l'Incarnation. La nature humaine n'était connue des hommes qu'avec cette sujétion à des déficiences corporelles. Si le Fils de Dieu avait assumé la nature humaine sans ces déficiences on aurait donc pu croire qu'il n'était pas homme véritable, et qu'il n'avait qu'une chair irréelle, comme l'ont prétendu les manichéens. C'est pourquoi, dit l'épître aux Philippiens (Philippiens 2.7) : « Il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et il a été reconnu pour homme en tout ce qui a paru de lui. » C'est pourquoi également Thomas fut ramené à la foi par la vue des plaies (Jean 20.26).
3° Le Christ nous donne l'exemple de la patience en supportant courageusement les souffrances et les infirmités humaines. De là cette parole (Hébreux 12.3) : « Il a soutenu de la part des pécheurs une violente opposition, afin que vous ne vous laissiez pas abattre par le découragement. »
Solutions
1. La satisfaction pour les péchés d'autrui a, en guise de matière, les peines qu'on souffre pour eux, mais elle a pour principe la disposition habituelle de l'âme qui incline la volonté à satisfaire pour autrui, et dont la satisfaction tire son efficacité. Car cette satisfaction ne serait pas efficace si elle ne procédait pas de la charité, comme on le dira plus tard. Il a donc fallu que l'âme du Christ soit parfaite quant aux habitus de science et de vertu, pour être capable de satisfaire ; il a fallu que son corps soit sujet aux infirmités pour que la satisfaction ne soit pas privée de matière.
2. Selon le rapport naturel qui existe entre l'âme et le corps, il est très vrai que la gloire de l'âme rejaillit sur le corps. Mais ce rapport naturel était soumis chez le Christ à la volonté divine qui renfermait la béatitude dans l'âme et l'empêchait de rejaillir sur le corps. La chair éprouvait les souffrances d'une nature passible, dit le Damascène : « La volonté divine permettait à la chair de pâtir et d'agir conformément à ses propriétés naturelles. »
3. La peine suit toujours la faute, actuelle ou originelle, soit de celui qui est puni, soit d'un autre, pour lequel satisfait celui qui subit la peine. Ce dernier cas est celui du Christ, selon Isaïe (Ésaïe 53.6) : « Il a été transpercé à cause de nos iniquités, broyé à cause de nos crimes. »
4. La faiblesse assumée par le Christ, loin d'être un obstacle à la fin de l'Incarnation, l'a extrêmement favorisée, nous venons de le dire. Et bien qu'elle ait voilé sa divinité, elle manifestait néanmoins son humanité, qui est la voie par laquelle nous parvenons à la divinité, selon l'épître aux Romains (Romains 5.1) : « Nous avons accès à Dieu par Jésus Christ. » — D'autre part, ce que les anciens patriarches désiraient chez le Christ, ce n'était pas la force corporelle, mais bien la force spirituelle par laquelle le Sauveur a vaincu le diable et guéri notre faiblesse humaine.
Objections
1. En effet, on lit dans Isaïe (Ésaïe 53.7) « Il s'est offert parce que lui-même l'a voulu », et il s'agit de son offrande à la passion. Or la volonté s'oppose à la nécessité. Donc ce n'est pas par nécessité que le Christ a été soumis aux déficiences du corps.
2. S. Jean Damascène écrit : « On ne doit admettre rien de forcé dans le Christ ; tout en lui est volontaire. » Mais ce qui est volontaire ne saurait être nécessaire. Les déficiences corporelles ne se trouvaient donc pas dans le Christ d'une manière nécessaire.
3. La nécessité est imposée par quelqu'un de plus puissant. Mais aucune créature n'est plus puissante que l'âme du Christ, à laquelle il appartenait de conserver son propre corps. Les déficiences ou les infirmités corporelles n'étaient donc pas nécessaires chez le Christ.
En sens contraire, l'Apôtre écrit (Romains 8.3) : « Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché. » Or la condition de notre chair de péché, c'est de se trouver dans la nécessité de mourir et de subir les autres genres de souffrance. Il faut donc également admettre une telle nécessité dans la chair du Christ.
Réponse
Il y a un double genre de nécessité la nécessité de coaction imposée par un agent extérieur : cette nécessité contrarie à la fois la nature et la volonté, qui sont toutes deux des principes intrinsèques ; — et une nécessité naturelle, qui vient des principes naturels d'un être, tels que la forme : c'est ainsi qu'il est nécessaire que le feu chauffe ; — ou la matière : ainsi est-il nécessaire que le corps composé d'éléments contraires soit corruptible.
Si l'on considère la nécessité qui vient de la matière, le corps du Christ était nécessairement soumis à la mort et aux autres déficiences analogues car, on l'a dit « la volonté divine permettait à la chair de pâtir et d'agir conformément à ses propriétés naturelles ». Or une telle nécessité, nous venons de le voir, vient des principes du corps humain.
Mais si nous parlons de la nécessité de coaction en tant qu'elle contrarie la nature corporelle, ici aussi le corps du Christ, selon la condition de sa nature propre, était soumis par nécessité aux clous qui le perdaient et au fouet qui le frappait. Mais en tant qu'une telle nécessité contrarie la volonté, il est évident que le Christ ne subissait pas ces déficiences par nécessité, ni à l'égard de la volonté divine, ni à l'égard de la volonté humaine considérée absolument, en tant qu'elle suit la délibération de la raison, mais seulement par rapport au mouvement naturel de sa volonté, en tant que, par nature, elle fuit la mort et tout dommage corporel.
Solutions
1. Il faut dire que le Christ « s'est offert parce qu'il l'a voulu » par sa volonté divine, et par sa volonté humaine délibérée. Mais la mort était contraire au mouvement naturel de la volonté humaine, remarque S. Jean Damascène.
2. Cette objection est résolue par ce que nous venons de dire.
3. Rien ne fut plus puissant que l'âme du Christ, absolument parlant. Pourtant, il n'en reste pas moins vrai que quelque chose pouvait être plus puissant qu'elle par rapport à un effet particulier, comme par exemple la pénétration des clous dans sa chair, si l'on considère l'âme du Christ dans la nature et la puissance qui lui sont propres.
Objections
1. On dit que nous « contractons » ce que nous tirons, avec la nature, de notre origine. Mais le Christ, par son origine, a dû recevoir de sa mère, avec la nature humaine, les déficiences et les infirmités corporelles, car la chair de sa mère était soumise à ces mêmes déficiences. Il semble donc que le Christ les a vraiment contractées.
2. Ce qui vient des principes mêmes de la nature est reçu en même temps qu'elle, et par là se trouve contracté. Or les pénalités dont nous parlons viennent des principes de la nature humaine. Le Christ les a donc contractées.
3. Par ces déficiences, le Christ est rendu semblable aux autres hommes, selon l'épître aux Hébreux (Hébreux 2.17). Mais les autres hommes ont contracté ces déficiences. Il semble donc que le Christ, lui aussi, les a contractées.
En sens contraire, ces déficiences sont contractées du fait du péché (Romains 5.12) : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort. » Mais chez le Christ le péché n'avait pas sa place. Le Christ n'a donc pas contracté les déficiences corporelles.
Réponse
Le verbe « contracter » (contrahere : attirer : de tirer : trahere ; ensemble : cum) signifie un rapport entre l'effet et sa cause, c'est-à-dire que l'on « contracte » ce que l'on attire nécessairement à soi en même temps que sa cause. Or, la cause de la mort et des déficiences de la nature humaine, c'est le péché ; car « par le péché la mort est entrée dans ce monde » (Romains 5.12). Donc ces déficiences sont « contractées » à proprement parler par ceux-là seulement qui les encourent du fait de la dette du péché. Mais le Christ n'a pas connu ces déficiences à cause de la dette du péché ; car, en commentant S. Jean (Jean 3.31) : « Celui qui vient d'en haut est au-dessus de tout », S. Augustin nous dit : « Le Christ vient d'en haut, c'est-à-dire de ces hauteurs que connut la nature humaine avant le péché du premier homme. » Il a pris en effet la nature humaine sans péché, avec cette pureté où elle se trouvait dans l'état d'innocence.
Et de la même manière il aurait pu assumer une nature humaine sans ses déficiences. Il est donc évident que le Christ n'a pas contracté les déficiences corporelles comme s'il les avait reçues en vertu d'une dette de péché, mais qu'il les a assumées de sa propre volonté.
Solutions
1. La chair de la Vierge a été conçue dans le péché originel : et c'est pourquoi elle a contracté ces déficiences. Mais le Christ a assumé de la Vierge une nature sans péché. De la même manière il aurait pu assumer une nature exempte de peine ; mais pour accomplir l'œuvre de notre rédemption, il a voulu prendre sur lui la peine, nous l'avons dit. Il n'a donc pas contracté les déficiences corporelles, mais il les a assumées volontairement.
2. Il faut dire que la cause de la mort et des autres misères corporelles de la nature humaine est double. Il y a une cause éloignée qui vient des principes matériels du corps humain, en tant qu'il est composé d'éléments contraires. Mais cette cause se trouvait empêchée par la justice originelle. C'est pourquoi la cause prochaine de la mort et des autres misères est le péché qui détruit la justice originelle. Et puisque le Christ était sans péché, on ne peut pas dire qu'il avait contracté les déficiences corporelles, mais qu'il les avait assumées volontairement.
3. Le Christ a été rendu semblable aux autres hommes par ces déficiences quant à leur qualité, non quant à leur cause. Et c'est pourquoi il ne les a pas contractées comme les autres hommes.
Objections
1. Selon S. Jean Damascène : « Ce qui ne peut être assumé ne peut être guéri. » Mais le Christ venait guérir toutes nos déficiences. Il devait donc les assumer toutes.
2. On a dit précédemment que le Christ, afin de satisfaire pour nous, devait posséder dans l'âme des habitus capables de la parfaire, et dans le corps, des déficiences. Mais dans son âme, le Christ a assumé la plénitude de toute grâce ; il a donc dû, dans son corps, assumer toutes les déficiences.
3. Parmi toutes les déficiences corporelles, la mort tient la première place. Mais le Christ a voulu mourir. À plus forte raison devait-il assumer toutes les déficiences.
En sens contraire, des réalités opposées ne peuvent se trouver en même temps dans le même sujet. Or certaines infirmités se contrarient mutuellement, étant causées par des principes opposés. Le Christ n'a donc pas pu assumer toutes les infirmités humaines.
Réponse
Le Christ a assumé les déficiences de l'homme afin de satisfaire pour le péché de la nature humaine ; pour cela il fallait qu'il possédât aussi dans son âme la perfection de la science et de la grâce. Le Christ devait donc assumer les déficiences qui viennent du péché commun à toute la nature, et qui pourtant ne s'opposent pas à la perfection de la science et de la grâce.
Ainsi donc il ne convenait pas qu'il prît sur lui toutes les déficiences ou infirmités humaines. Il y en a parmi elles, en effet, qui s'opposent à la perfection de la science et de la grâce, telles l'ignorance, l'inclination au mal, la difficulté à faire le bien.
D'autre part il y a certaines déficiences qui ne sont pas encourues par toute la nature humaine à cause du péché de notre premier père. Elles se trouvent chez certains individus et ont des causes spéciales, comme la lèpre, l'épilepsie, etc. Tantôt elles sont produites par la faute de l'homme, comme une vie déréglée ; tantôt elles proviennent d'une malformation. Or ni l'une ni l'autre de ces causes ne s'appliquent au Christ, car sa chair a été conçue du Saint-Esprit, dont la sagesse et la puissance sont infinies, et qui ne peut ni errer ni faillir ; et le Christ lui-même n'a mis aucun désordre dans la conduite de sa vie.
Mais il y a certaines déficiences qui se trouvent communément chez tous les hommes, du fait du péché de notre premier père : ce sont la mort, la faim, la soif, etc. Toutes ces déficiences, le Christ les a prises à son compte. Le Damascène les appelle « les passions naturelles et irréprochables » : naturelles, parce que communes à toute la nature humaine ; irréprochables, parce qu'elles n'impliquent pas un manque de science ou de grâce.
Solutions
1. Toutes les déficiences particulières des hommes proviennent de la corruptibilité et de la possibilité du corps, auxquelles se surajoutent certaines causes particulières. Le Christ est venu en aide à la possibilité et à la corruptibilité de notre corps en les prenant sur lui, et par voie de conséquence il a guéri toutes nos autres déficiences.
2. La plénitude de toute grâce et de toute science était due à l'âme du Christ, considérée en elle-même du fait qu'elle était assumée par le Verbe de Dieu. C'est pourquoi le Christ possédait absolument toute plénitude de sagesse et de grâce. Mais il n'assuma nos déficiences que par miséricorde, afin de satisfaire pour notre péché, et non parce qu'elles lui convenaient par elles-mêmes ; aussi ne devait-il pas les assumer toutes, mais seulement celles qui. lui permettaient de satisfaire pour le péché de toute la nature humaine.
3. La mort s'est transmise à tous les hommes à partir du péché de notre premier père ; il n'en est pas de même de certaines autres déficiences, moins graves pourtant que la mort. C'est pourquoi la comparaison alléguée ne vaut pas.