- N'y a-t-il chez le Christ qu'une seule opération, à la fois divine et humaine ?
- Y a-t-il chez le Christ plusieurs opérations selon sa nature humaine ?
- Par l'activité de sa nature humaine, le Christ a-t-il pu mériter pour lui-même ?
- Par cette même activité, a-t-il mérité pour nous ?
Objections
1. Nous lisons chez Denys « L'action miséricordieuse de Dieu à notre égard s'est manifestée en ce que, comme nous et à partir de nous, le Verbe suressentiel s'est entièrement et vraiment humanisé, et qu'il a accompli et souffert tout ce qui convenait à son opération humano-divine. » L'auteur, on le voit, ne parle que d'une opération à la fois divine et humaine, que les Grecs appellent théandrique, c'est-à-dire divino-humaine. Il semble donc qu'il y a chez le Christ une opération unique, mais composée.
2. L'agent principal et son instrument ont une même et unique opération. Or, nous l'avons déjà dit la nature humaine chez le Christ fut l'instrument de la nature divine. C'est donc que les deux natures, dans le Christ, ont une même opération.
3. Puisque les deux natures du Christ sont unies en une seule hypostase ou personne, il en résulte nécessairement un seul et même être appartenant à l'hypostase ou personne. Mais l'opération appartient elle aussi à l'hypostase ou personne, car il n'y a à agir que les suppôts subsistants ; de là ce mot du Philosophe : « L'action relève des êtres individuels. » Dans le Christ, il y aura donc une seule et même opération, à la fois divine et humaine.
4. L'agir, comme l'être, appartient à l'hypostase subsistante. Or, en raison de l'unité d'hypostase, il y a dans le Christ une existence unique, comme on l'a vu ; il y aura donc aussi une seule opération.
5. À une œuvre unique répond une opération unique. Or une même œuvre du Christ, comme la guérison d'un lépreux ou la résurrection d'un mort, relevait à la fois de sa divinité et de son humanité. Il y avait donc chez le Christ une seule opération.
En sens contraire, S. Ambroise écrit « Comment la même opération peut-elle provenir de puissances diverses ? Une puissance inférieure peut-elle agir de la même manière qu'une puissance supérieure ? Peut-il enfin y avoir une seule opération là où il y a diversité de substance ? »
Réponse
Nous l'avons noté, les hérétiques qui prétendent ne mettre dans le Christ qu'une seule volonté affirmaient également en lui une seule opération. Pour mieux comprendre leur erreur, il faut remarquer que, lorsque plusieurs agents sont ordonnés entre eux, l'agent inférieur est toujours mû par l'agent supérieur ; ainsi, chez l'homme, le corps est mû par l'âme, et les facultés inférieures par la raison. Ainsi donc les actions et les mouvements du principe inférieur sont plutôt des actions opérées que de véritables opérations ; et c'est au principe suprême que l'opération appartient à proprement parler. Ainsi le fait de marcher et le fait de palper sont des œuvres humaines que l'âme opère par le moyen des pieds, dans le premier cas, et par le moyen des mains dans le second cas ; et puisque c'est la même âme qui opère chaque fois, du côté de l'agent lui-même, qui est premier principe du mouvement, il n'y a qu'une opération unique et indifférenciée ; la différence ne se trouve que du côté des œuvres produites. Or, de même que, chez un homme ordinaire, le corps est mû par l'âme, et l'appétit sensible par l'appétit rationnel, de même, chez le Christ Jésus, la nature humaine était mue et régie par la nature divine. C'est pourquoi les hérétiques prétendaient que, du côté de la divinité agissante, l'opération était identique et indifférenciée ; mais que les œuvres produites étaient diverses ; tantôt en effet la divinité du Christ agissait par sa propre vertu ; ainsi lisons-nous qu'« elle portait tout par sa parole toute-puissante » (Hébreux 1.3) ; tantôt elle agissait par le moyen de la nature humaine, comme en marchant corporellement. De là les paroles de l'hérétique Sévère rapportées par le sixième Concile œcuménique : « Les œuvres accomplies et produites par le Christ sont très différentes : les unes sont attribuées à Dieu ; les autres sont humaines. Ainsi marcher corporellement sur le sol est évidemment humain ; guérir ceux auxquels leurs jambes malades interdisent de marcher est attribuable à Dieu. Mais c'est un être unique, le Verbe incarné, qui accomplit l'une et l'autre œuvre ; il ne faut nullement attribuer telle œuvre à telle nature, et telle autre œuvre à telle autre nature. Et du fait qu'il y a diversité dans les œuvres produites, nous aurions tort de prétendre qu'il y a deux natures ou formes agissantes. »
Sur ce point, les hérétiques se trompaient.
L'action de celui qui est mû par un autre, est double : l'une qu'il tient de sa propre forme ; l'autre, qu'il reçoit de l'agent qui le meut. Ainsi la hache posssède par sa forme une action, qui est de couper ; en tant qu'elle est actionnée par l'artisan, son action est de fabriquer un escabeau. L'opération qu'une chose possède par sa forme, lui est donc propre, et elle ne devient celle de l'agent moteur que parce que celui-ci s'en sert pour sa propre opération ; l'action de chauffer est propre au feu, et elle devient celle de l'ouvrier en tant que celui-ci utilise le feu pour chauffer le fer.
Quant à l'opération que la chose tient de celui qui la meut, elle ne diffère pas de l'opération du moteur lui-même ; faire un escabeau n'est pas pour la hache une opération séparée de celle de l'artisan. Par conséquent, toutes les fois que le moteur et le mobile ont des formes ou des puissances d'action diverses, l'opération propre du moteur sera nécessairement différente de l'opération propre du mobile ; mais le mobile participera de l'opération du moteur, et le moteur utilisera l'opération du mobile ; chacun d'eux agira donc en communion avec l'autre.
Or, chez le Christ, la nature humaine a une forme propre et une puissance qui est principe d'opération ; de même, la nature divine. Par conséquent, la nature humaine possède une opération propre distincte de l'opération divine, et réciproquement. Cependant la nature divine se sert de l'opération de la nature humaine à la manière dont l'agent principal utilise l'opération de son instrument. Pareillement la nature humaine participe à l'opération de la nature divine, comme l'instrument à l'opération de l'agent principal. C'est ce qu'affirme le pape S. Léon : « L'une et l'autre forme », c'est-à-dire la nature divine et la nature humaine « accomplissent ce qui leur est propre en communion l'une avec l'autre : le Verbe opère ce qui appartient au Verbe, et la chair exécute de qui est propre à la chair ».
S'il n'y avait qu'une seule opération attribuable à la fois à la divinité et à l'humanité chez le Christ, il faudrait dire que la nature humaine n'a pas de forme ou de vertu propre (car évidemment on ne peut pas le dire de la nature divine) ; il s'ensuivrait que chez le Christ, il n'y aurait que l'opération divine, ou bien que la vertu divine et la vertu humaine se fondraient en une seule. Ces deux hypothèses sont inadmissibles, car, dans le premier cas, la nature humaine du Christ serait imparfaite, et, dans le second, on aboutirait à la confusion des natures.
C'est donc avec raison que le sixième Concile œcuménique condamne cette opinion, et définit ainsi la doctrine catholiques : « Nous proclamons qu'il y a dans le même Seigneur Jésus Christ, notre vrai Dieu, deux opérations naturelles, sans division, sans changement, sans confusion, sans séparation » : l'opération divine et l'opération humaine.
Solutions
1. Denys admet dans le Christ une opération théandrique ou divino-humaine, non pas en confondant les opérations ou les vertus des deux natures, mais parce que l'opération divine utilise l'opération humaine, et que celle-ci participe de la vertu de la première. Aussi écrit-il : « Le Christ opérait d'une manière surhumaine des choses propres à la nature humaine, comme le montrent sa conception surnaturelle dans le sein de la Vierge, et sa marche sur les eaux. » Il est manifeste en effet qu'être conçu et marcher relèvent de la nature humaine, mais furent accomplis chez le Christ surnaturellement. De même le Christ opérait humainement des choses divines, par exemple il guérissait un lépreux en le touchant. C'est pourquoi Denys ajoute dans cette même lettre « Il n'a pas accompli à titre de Dieu des opérations divines, et à titre d'homme des opérations humaines ; mais à titre de Dieu fait homme, il a fait des choses inouïes par une opération divine et humaine. »
Cela veut dire qu'il y a dans le Christ deux opérations, l'une appartenant à la nature divine et l'autre à la nature humaine, car notre auteur affirme que, pour les choses qui relèvent de la nature humaine, « le Père et le Saint-Esprit n'y ont aucune part, à moins qu'on ne l'entende de leur bienveillante et miséricordieuse volonté », en tant que le Père et le Saint-Esprit ont voulu dans leur miséricorde que le Christ agisse et souffre humainement. Et le même Denys ajoute « ... à moins qu'on ne l'entende de la très sublime et ineffable opération divine que le Christ, devenu semblable à nous, mais demeurant immuable, accomplissait en tant que Dieu et Verbe de Dieu. » Ainsi donc il est évident qu'autre est l'opération humaine du Christ à laquelle le Père et le Saint-Esprit ne participent que sous le rapport de leur consentement miséricordieux ; et autre son opération en tant que Verbe de Dieu, en laquelle communient le Père et le Saint-Esprit.
2. On appelle instrument ce qui est mû par un agent principal, mais qui peut très bien avoir en outre une opération propre, laquelle lui vient de sa forme ; ainsi en est-il du feu, nous l'avons vu. En sorte que l'action de l'instrument comme tel n'est pas différente de l'action de l'agent principal ; mais cela ne l'empêche pas d'avoir une autre opération selon sa réalité propre. Ainsi donc, chez le Christ, l'opération de la nature humaine, en tant qu'elle est instrument de la divinité, ne diffère pas de l'opération divine ; notre salut est l'œuvre unique de l'humanité et de la divinité du Christ. Mais la nature humaine du Christ, en tant que telle, a une opération propre différente de celle de la nature divine, on vient de le dire.
3. L'action appartient à l'hypostase subsistante, mais dérive de la forme ou nature qui spécifie cette action. C'est pourquoi là où il y a diversité de formes ou de natures, il y a aussi diversité spécifique dans les opérations ; l'unité de l'hypostase donne seulement à l'opération son unité numérique. Ainsi le feu a deux opérations spécifiques différentes : éclairer et chauffer, qui lui viennent de la différence entre lumière et chaleur. Pourtant, au moment où il éclaire, sa clarté est numériquement unique. Pareillement, dans le Christ, il y a deux opérations spécifiques différentes, relatives à ses deux natures ; et cependant, chacune de ses opérations, au moment où elle se produit, est une numériquement ; elle constitue, par exemple, une marche unique, une guérison unique.
4. L'existence et l'agir relèvent de la personne par la nature, mais de façon différente. L'être appartient à la constitution même de la personne, et sous ce rapport il a raison de terme ; c'est pourquoi l'unité de personne requiert l'unité de l'être même, complet et personnel. Mais l'opération est un effet de la personne, et elle est produite en fonction d'une forme ou nature. La pluralité des opérations ne porte donc pas préjudice à l'unité personnelle.
5. Dans le Christ, l'œuvre propre à l'agir divin est distincte de l'œuvre propre à l'agir humain ; l'agir divin consistera par exemple à guérir un lépreux ; l'agir humain à toucher ce même lépreux. Pourtant les deux opérations concourent à une même œuvre, sous le rapport où une nature agit en communion avec l'autre, ainsi que nous l'avons expliqué.
Objections
1. Le Christ, en tant qu'homme, participe de la nature végétative des plantes, de la nature sensible des animaux, de la nature intellectuelle des anges, ainsi que les autres hommes. Mais l'opération de la plante comme plante est différente de l'opération de l'animal comme animal. Donc le Christ, en tant qu'il est homme, a plusieurs opérations.
2. Les puissances et les habitus se distinguent selon leurs actes. Mais il y avait dans l'âme du Christ des puissances et des habitue divers, et donc des opérations diverses.
3. Les instruments doivent être adaptés à leurs opérations. Or le corps humain possède des membres de formes différentes, adaptés par conséquent à des opérations diverses. Il y a donc chez le Christ, selon sa nature humaine, plusieurs opérations distinctes.
En sens contraire, le Damascène écrit « L'opération suit la nature. » Mais chez le Christ il n'y avait qu'une seule nature humaine. Il n'y eut donc en lui qu'une seule opération humaine.
Réponse
L'homme étant par essence un être raisonnable, l'opération proprement humaine sera celle qui procédera de la raison par le moyen de la volonté, qui est un appétit rationnel. S'il y a chez l'homme une opération qui ne procède pas de la raison et de la volonté, on ne peut pas dire qu'elle soit proprement humaine ; elle convient seulement à l'homme considéré en l'une des parties de sa nature : tantôt elle est le fait des éléments corporels qui la composent, comme d'être soumis aux lois de la pesanteur ; tantôt elle est le fait de la puissance végétative de l'âme, comme de se nourrir et de grandir ; tantôt elle relève de la partie sensible comme voir et entendre, imaginer et se souvenir, désirer et se mettre en colère. Entre ces multiples opérations, il y a cependant une certaine différence. Car les opérations sensibles de l'âme obéissent de quelque manière à la raison ; et dans la mesure même où elles lui sont soumises, elles sont raisonnables et humaines, comme le montre Aristote. Au contraire, les opérations qui relèvent de l'âme végétative ou des éléments matériels du corps ne sont pas soumises à la raison ; par conséquent elles ne sont aucunement raisonnables ni humaines de façon absolue, mais rattachées seulement à une partie de la nature humaine.
Or, nous l'avons dit, lorsqu'un agent inférieur agit par sa forme propre, son opération et celle de l'agent supérieur sont distinctes ; au contraire, quand l'agent inférieur n'agit que sous la motion de l'agent supérieur, il n'y a qu'une seule et même opération, attribuable à l'un et à l'autre. Ainsi donc, chez tout homme ordinaire, l'action des éléments corporels et de l'âme végétative est distincte de l'opération volontaire qui est proprement humaine. Pareillement, l'action de l'âme sensitive, pour autant que celle-ci n'est pas mue par la raison ; mais, dans le cas contraire, il n'y a qu'une même opération de la partie sensible et de la partie rationnelle. Quant à l'opération de l'âme rationnelle elle-même, elle est unique, si nous envisageons le principe de cette opération qui est la raison ou la volonté ; mais elle se diversifie selon son rapport à divers objets. Certains, il est vrai, attribuent cette diversité aux œuvres produites plutôt qu'aux opérations ; ils estiment que l'unité d'opération doit se juger d'après l'unité du principe actif ; et c'est en ce sens que nous posons la question de l'unité ou de la pluralité des opérations dans le Christ.
Ainsi donc, chez tout homme ordinaire, il n'y a qu'une seule opération qui soit proprement humaine : les autres opérations ne sont pas humaines à proprement parler. Mais, chez l'homme Jésus Christ, il n'y avait aucun mouvement de la partie sensible qui ne fût réglé par la raison. Bien plus, les opérations naturelles et corporelles relevaient en quelque façon de sa volonté, car, nous l'avons dit, le Christ voulait que « sa chair accomplisse et souffre tout ce qui lui revenait en propre ». C'est pourquoi il y a beaucoup plus d'unité dans l'opération du Christ que dans celle d'aucun autre homme.
Solutions
1. L'opération de la partie sensible et de la partie végétative n'est pas proprement humaine, on vient de le dire. Néanmoins, chez le Christ elle l'était davantage que chez les autres hommes.
2. Les puissances et les habitus se diversifient par rapport à leurs objets ; par suite, la diversité des opérations répond à la diversité des puissances et des habitue, aussi bien qu'à la diversité des objets. Une telle diversité d'opérations, nous n'entendons pas l'exclure de l'activité humaine du Christ, ni celle qui a pour origine la diversité des instruments. Nous ne voulons exclure ici que la pluralité d'opérations, envisagée par rapport au premier principe actif, comme on l'a dit dans la Réponse.
3. Cela répond également à la troisième objection.
Objections
1. Le Christ avant sa mort était compréhenseur, comme il l'est maintenant. Mais le compréhenseur ne mérite plus ; sa charité appartient à la récompense de la béatitude, car c'est par la charité qu'il jouit de celle-ci. La charité ne peut donc être principe de mérite, car le mérite et la récompense sont distincts. Donc lé Christ, avant sa passion, ne méritait pas plus qu'il ne mérite maintenant.
2. Nul ne mérite ce qui lui est dû. Mais du fait que le Christ est Fils de Dieu par nature, l'héritage éternel, que les autres hommes méritent par leurs bonnes œuvres, lui est dû. Fils de Dieu dès le principe, il ne pouvait donc mériter pour lui-même.
3. Quand on possède ce qui est le principe, on ne mérite pas à proprement parler ce qui en est la conséquence. Or, le Christ possédait la gloire de l'âme, d'où découle ordinairement la gloire du corps, selon S. Augustin ; dans le Christ cependant, par une dispensation divine, la gloire de l'âme ne découlait pas sur le corps. Le Christ n'a donc pas mérité la gloire corporelle.
4. La manifestation de l'excellence du Christ n'est pas un bien appartenant au Christ lui-même, mais à ceux qui le connaissent ; aussi cette manifestation est-elle la récompense promise à ceux qui aiment le Christ, selon sa parole en S. Jean (Jean 14.21) : « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père ; et je l'aimerai et je me manifesterai à lui. » Le Christ n'a donc pas mérité la manifestation de son élévation.
En sens contraire, S. Paul écrit (Philippiens 2.6) « Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort ; et c'est pourquoi Dieu l'a exalté. » Le Christ, par son obéissance, a donc mérité son exaltation, et ainsi il a mérité pour lui-même.
Réponse
Il est plus noble de posséder un bien par soi-même que de le tenir d'un autre car, selon Aristote « la cause par soi est toujours préférable à celle qui vient d'autrui ». Or, on possède par soi-même ce dont on est de quelque manière cause pour soi. Or, la cause première et souveraine de tous nos biens, c'est Dieu ; sous ce rapport, la créature ne possède rien de bon par elle-même selon S. Paul (1 Corinthiens 4.7) : « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? » Pourtant on peut, à titre de cause seconde, c'est-à-dire en coopérant avec Dieu, être cause d'un bien que l'on acquiert. En ce sens, celui qui possède quelque chose par son propre mérite le possède d'une certaine manière par lui-même. C'est pourquoi il est plus noble de posséder un bien par mérite que de le posséder sans le mériter.
Parce que l'on doit attribuer au Christ toute perfection et toute noblesse, il a dû posséder par mérite ce que les autres acquièrent eux-mêmes par mérite ; sauf le cas où l'absence de tel bien porterait à sa dignité et à sa perfection un préjudice que le mérite ne saurait compenser. En conséquence, le Christ n'a mérité ni la grâce, ni la science, ni la béatitude de l'âme, ni sa divinité ; car on ne mérite que ce que l'on ne possède pas. Il aurait alors fallu qu'à un moment donné, le Christ ait manqué de ces biens ; et ce manque eût porté atteinte à sa dignité, plus que le mérite ne l'augmente. Mais la gloire du corps, ou tout autre avantage analogue, est inférieure à la valeur du mérite, qui se rattache à la vertu de charité. Il faut donc affirmer que le Christ a mérité cette gloire corporelle et tous les biens qui contribuent à son excellence extérieure, comme l'Ascension, la vénération des hommes, etc. Il est donc clair qu'il a pu mériter pour lui-même.
Solutions
1. La jouissance, qui est un acte de la charité, appartient à la gloire de l'âme, que le Christ n'a pas méritée. Donc, si le Christ a mérité par sa charité, il ne s'ensuit pas que mérite et récompense s'identifient. Cependant, cette charité par laquelle il a mérité n'était pas la sienne en tant que compréhenseur mais en tant que voyageur ; car il fut à la fois l'un et l'autre, nous l'avons montré. Et c'est parce qu'il n'est plus voyageur maintenant qu'il n'est pas en état de mériter.
2. La gloire divine et la maîtrise sur toutes choses sont dues au Christ, comme au premier et suprême Seigneur, en tant qu'il est Dieu et Fils de Dieu par nature. Toutefois la gloire lui est due comme à un homme bienheureux ; elle lui est due pour une part sans mérite, et pour une autre part avec mérite, comme nous l'avons montré dans la Réponse.
3. Le rejaillissement de la gloire de l'âme sur le corps vient d'une dispensation divine qui tient compte des mérites humains ; de même que l'homme mérite par l'action que l'âme exerce sur le corps, ainsi est-il récompensé par la gloire de l'âme rejaillissant sur le corps. C'est pourquoi non seulement la gloire de l'âme, mais aussi celle du corps est objet de mérite selon S. Paul (Romains 8.11) : « Il vivifiera nos corps mortels par sien esprit qui habite en nous. » La gloire corporelle pouvait donc être objet de mérite pour le Christ.
4. La manifestation de l'excellence du Christ contribue à son bien, selon l'être nouveau qu'elle lui procure dans la connaissance d'autrui, bien qu'elle contribue en premier lieu au bien de ceux qui le connaissent, selon qu'ils le possèdent en eux-mêmes. Mais cela même se rapporte au Christ en tant qu'ils sont ses membres.
Objections
1. Il est écrit (Ézéchiel 18.20) : « L'âme qui a péché, c'est elle qui mourra. » Pour la même raison, l'âme qui méritera, c'est elle qui sera récompensée. Il n'est donc pas possible que le Christ ait mérité pour les autres.
2. « C'est de la plénitude de la grâce du Christ que tous reçoivent » (Jean 1.16). Mais les autres hommes qui possèdent la grâce du Christ ne peuvent pas mériter pour les autres. On lit en effet (Ézéchiel 18.20) : « S'il y avait dans la ville Noé, Daniel et Job, ils ne sauveraient ni fils ni fille ; mais eux, par leur justice, sauveront leurs âmes. » Donc le Christ non plus n'a pu mériter pour nous.
3. « La récompense que l'on mérite est due en justice et non par grâce » (Romains 4.4). Donc, si le Christ a mérité notre salut, il s'ensuit que notre salut ne vient pas de la grâce de Dieu, mais de sa justice, et que Dieu agit injustement avec ceux qu'il ne sauve pas, puisque le mérite du Christ s'étend à tous.
En sens contraire, il est écrit (Romains 5.18) « Comme la faute d'un seul a entraîné la condamnation de tous les hommes, ainsi la justice d'un seul procure à tous les hommes la justification qui donne la vie. » Or le démérite d'Adam a entraîné la condamnation des autres hommes. A plus forte raison le mérite du Christ rejaillit sur les autres.
Réponse
Comme nous l'avons dit, le Christ ne possédait pas seulement la grâce à titre individuel, mais aussi comme tête de toute l'Église, à qui tous sont unis comme les membres à leur tête, pour constituer avec lui une seule personne mystique. Aussi le mérite du Christ s'étend-il aux autres hommes en tant qu'ils sont ses membres ; ainsi, dans un individu, l'action de la tête appartient de quelque manière à tous ses membres, car ce n'est pas seulement pour elle que ses sens agissent, mais pour tous ses membres.
Solutions
1. Le péché d'un individu ne fait de mal qu'à lui-même. Mais Adam ayant été constitué par Dieu principe de toute la nature humaine, son péché se transmet aux autres par la propagation de la vie charnelle. Et pareillement, le Christ ayant été constitué par Dieu tête de tous les hommes à l'égard de la grâce, son mérite s'étend à tous ses membres.
2. Les autres reçoivent de la plénitude du Christ non pas la source de la grâce, mais une grâce individuelle. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que les autres hommes méritent pour autrui, à la différence du Christ.
3. De même que le péché d'Adam ne se transmet aux autres hommes que par voie de génération charnelle, de même le mérite du Christ ne leur est communiqué que par une régénération spirituelle qui se réalise dans le baptême et par laquelle ils sont incorporés au Christ, selon l'épître aux Galates (Galates 2.27) : « Vous tous, qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. » Et cela même est l'œuvre de la grâce, qu'il soit accordé à l'homme d'être régénéré dans le Christ. Et c'est ainsi que le salut de l'homme vient de la grâce.
Il faut étudier maintenant les activités qui conviennent au Christ par rapport au Père.
Certaines lui sont attribuées selon que lui-même se rattache au Père : par exemple qu'il lui est soumis ; qu'il l'a prié ; qu'il l'a servi par son sacerdoce.
D'autres activités lui sont attribuées, ou peuvent l'être, selon la relation du Père à son égard. Par exemple on peut se demander si le Père l'a adopté, et étudier sa prédestination par le Père.
Il faut donc étudier : I. La soumission du Christ à son père (Q. 20). — II. Sa prière (Q. 21). — III. Son sacerdoce (Q. 22). — IV. Lui convient-il d'être adopté ? (Q. 23). — V. Sa prédestination (Q. 24).