- Le Christ a-t-il été soumis à son Père ?
- A-t-il été soumis à lui-même ?
Objections
1. Tout ce qui est soumis à Dieu le Père est créature, ainsi qu'il est dit dans le livre des Croyances ecclésiastiques : « Dans la Trinité, personne ne sert ni n'est soumis. » Or, on ne peut dire purement et simplement que le Christ soit une créature, nous l'avons montré plus haut. On ne peut donc pas dire non plus à proprement parler que le Christ a été soumis à Dieu le Père.
2. La soumission à Dieu suppose la servitude à l'égard de sa domination suprême. Mais on ne peut attribuer à la nature humaine du Christ la servitude, car, selon S. Jean Damascène : « Nous ne pouvons pas dire qu'elle (la nature humaine du Christ) est servante. La servitude et la domination ne sont pas des propriétés révélant la nature, mais de simples relations, comme la paternité et la filiation. » Le Christ, selon sa nature humaine, n'est donc pas soumis à Dieu le Père.
3. S. Paul nous dit (1 Corinthiens 15.28) : « Quand tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis. » Mais selon l'épître aux Hébreux (Hébreux 2.8) : « Pour le moment, nous ne voyons pas encore que tout lui soit soumis. » C'est donc que le Christ n'était pas encore soumis au Père qui lui a soumis toutes choses.
En sens contraire, le Seigneur déclare en S. Jean (Jean 14.28) : « Le Père est plus grand que moi. » Et S. Augustin commente ainsi cette parole : « C'est à bon droit que l'Écriture affirme les deux choses : d'une part que le Fils est égal au Père, et d'autre part que le Père est plus grand que le Fils. Il faut entendre la première de la forme de Dieu ; la seconde de la forme de serviteur, mais sans les confondre. » Or le plus petit est soumis au plus grand. Le Christ, considéré sous sa forme de serviteur, est donc soumis au Père.
Réponse
Les propriétés d'une nature conviennent au sujet qui possède cette nature. Or la nature humaine, par sa condition même, est soumise à Dieu de trois manières.
1° Sous le rapport de la bonté, en tant que la nature divine est la bonté par essence, comme le montre Denys, la nature humaine ne possède qu'une certaine participation de la bonté divine, et se trouve soumise pour ainsi dire au rayonnement de cette bonté.
2° La nature humaine est soumise à Dieu en raison de la puissance de Dieu parce que, comme toute créature, elle obéit à l'activité réglée par lui.
3° Sous le rapport de son acte propre, en tant que la nature humaine doit une obéissance volontaire aux préceptes divins.
Cette triple soumission, le Christ la confesse à l'égard de son Père. En ce qui concerne la première, nous lisons (Matthieu 19.17) : « Pourquoi m'interroges-tu sur ce qui est bon ? Dieu seul est bon. » S. Jérôme explique : « Parce que le jeune homme l'avait appelé bon Maître, et ne l'avait pas proclamé Dieu ou Fils de Dieu, Jésus répond que, malgré sa sainteté humaine, et en comparaison avec Dieu, il n'est pas bon. » Il nous faisait comprendre ainsi que, sous le rapport de la nature humaine, il n'atteignait pas au degré de la bonté divine. Et puisque, selon S. Augustin « en ces matières qui ne relèvent pas de la quantité matérielle, plus grand est synonyme de meilleur », pour cette raison on dit que le Père est plus grand que le Christ selon sa nature humaine.
La deuxième soumission est encore attribuée au Christ en tant que tous les faits se rapportant à son humanité ont été l'objet d'une disposition providentielle de Dieu. C'est pourquoi Denys affirme que « le Christ est soumis aux ordres de son Père ». Et c'est la soumission de servitude selon laquelle toute créature sert Dieu, en se soumettant à son ordonnance, selon cette parole (Sagesse 16.24) : « La création est à ton service, à toi son Créateur. » C'est en ce sens encore qu'il est écrit aux Philippiens (Philippiens 2.7) : Le Fils de Dieu « a pris la forme de serviteur ».
Enfin, la troisième soumission, le Christ se l'attribue à lui-même quand il dit (Jean 8.29) : « Tout ce qui lui plaît, je le fais toujours. » C'est la soumission d'obéissance. De là cette parole aux Philippiens (Philippiens 2.8) : « Il s'est fait obéissant au Père jusqu'à la mort. »
Solutions
1. Comme nous l'avons expliqué, quand on dit que le Christ est une créature, il ne faut pas l'entendre de façon absolue, mais selon sa nature humaine, que cette précision soit explicite ou non. De même dans le cas présent, il ne faut pas croire que le Christ a été soumis à son Père de façon absolue, mais seulement selon la nature humaine, même si l'on n'apporte pas explicitement cette précision. Il est préférable néanmoins de le faire, afin d'éviter l'erreur d'Arius qui prétendait que le Fils est inférieur au Père.
2. La relation de serviteur à maître se fonde sur l'action et la passion, car il appartient au maître de mouvoir son serviteur par le commandement. Or, l'agir ne s'attribue pas à la nature comme sujet de l'action, mais à la personne : « Les actes appartiennent aux suppôts et aux individus », dit Aristote. L'action est attribuée à la nature comme au principe selon lequel la personne ou hypostase agit. Dès lors, bien qu'on ne puisse dire qu'une nature est maîtresse ou servante, on peut le dire néanmoins d'une personne ou hypostase selon telle ou telle nature. Et à ce titre rien n'empêche de dire que le Christ est soumis au Père, ou qu'il est son serviteur, sous le rapport de la nature humaine.
3. Comme le remarque S. Augustin : « le Christ remettra le royaume à Dieu son Père, quand il aura conduit à la vision directe les justes sur lesquels il règne maintenant par la foi », si bien qu'ils verront l'essence divine elle-même, commune au Père et au Fils. Alors il sera soumis totalement au Père non seulement en lui-même, mais dans ses membres, par une participation plénière de la bonté divine. Alors aussi toutes choses lui seront pleinement soumises par l'accomplissement dernier de sa volonté en elles. Et pourtant, dès à présent toutes choses sont soumises à sa puissance, selon sa parole en S. Matthieu (Matthieu 28.18) : « Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. »
Objections
1. S. Cyrille écrit dans une lettre approuvée par le Concile d'Éphèse : « Le Christ n'a été, par rapport à lui-même, ni serviteur ni maître. Il est fou et impie de parler et de penser ainsi. » Et S. Jean Damascène affirme aussi : « Le Christ, puisqu'il est un être unique, ne peut être serviteur ni maître par rapport à lui-même. » Or, nous disons que le Christ est serviteur du Père en tant qu'il lui est soumis. Le Christ n'est donc pas soumis à lui-même.
2. « Serviteur » est relatif à « maître ». Or on n'est pas en relation avec soi-même car, dit S. Hilaire « rien n'est semblable ou égal à soi ». Donc le Christ ne peut être dit serviteur de lui-même, ni par suite soumis à lui-même.
3. Selon S. Athanase : « de même que l'âme et la chair constituent un homme unique, ainsi Dieu et l’Homme constituent un seul Christ ». Mais on ne dit pas que l'homme est soumis à lui-même, ni qu'il est serviteur de lui-même, ni qu'il est plus grand que lui-même, du seul fait que son corps est soumis à son âme. Donc on ne dit pas non plus que le Christ est soumis à lui-même parce que son humanité est soumise à sa divinité.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « À ce point de vue (c'est-à-dire en tant que le Père est plus grand que le Christ selon la nature humaine), le Fils est inférieur à lui-même. » Comme le prouve S. Augustin, au même endroit, le Fils de Dieu a pris la forme de serviteur sans perdre la forme de Dieu. Mais selon la forme divine, qui est commune au Père et au Fils, le Père est plus grand que le Fils selon la nature humaine. Le Fils est donc plus grand que lui-même selon la nature humaine.
6. Le Christ, selon la nature humaine, est serviteur de Dieu le Père selon sa parole en S. Jean (Jean 20.17) : « je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Mais quiconque est serviteur du Père l'est aussi du Fils ; autrement, tout ce qui appartient au Père n'appartiendrait pas au Fils. Donc le Christ est serviteur de lui-même, et soumis à lui-même.
Réponse
Comme nous venons de le dire, être seigneur et serviteur est attribuable à l'hypostase ou personne selon une nature donnée. Quand on dit que le Christ est Seigneur ou serviteur de lui-même, ou que le Verbe de Dieu est Seigneur du Christ homme, on peut donc l'entendre d'une double manière. D'abord en ce sens que ce serait affirmé en raison de personnes différentes : la personne du Verbe de Dieu exerçant sa domination sur une autre personne, celle de l'homme, soumise à cette domination ; c'est l'hérésie de Nestorius. Aussi lisons-nous dans sa condamnation par le Concile d'Éphèse : « Si quelqu'un ose dire que le Verbe de Dieu le Père est Dieu ou maître du Christ, plutôt que de confesser qu'il est à la fois Dieu et homme, puisque “Verbe fait chair” selon les Écritures, qu'il soit anathème. » On trouve la même négation chez S. Cyrille et chez le Damascène. Et dans le même sens on doit nier que le Christ soit inférieur ou soumis à lui-même.
Dans un autre sens, on peut l'entendre selon la diversité des natures dans une même personne ou hypostase. Ainsi nous pouvons dire que, selon la nature qui lui est commune avec nous, le Christ est sujet et serviteur. Et c'est en ce sens que S. Augustin peut dire que le Christ est inférieur à lui-même.
Cependant, il faut savoir que le nom de Christ est un nom personnel, comme celui de Fils. Aussi, tout ce qui convient au Christ en raison de sa personne, qui est éternelle, peut lui être attribué essentiellement et absolument, surtout ces relations dont nous parlons, qui semblent appartenir plus proprement à la personne ou hypostase. Mais ce qui convient au Christ selon la nature humaine doit plutôt lui être attribué avec des précisions. On dira donc de manière absolue que le Christ est le Très-Haut, le Seigneur et le Maître ; mais quand on dira qu'il est sujet, serviteur ou inférieur, il conviendra de préciser : selon la nature humaine.
Solutions
1. S. Cyrille et S. Jean Damascène nient que le Christ soit Seigneur par rapport à lui-même au sens où cela impliquerait une pluralité de suppôts, et si l'on dit de façon absolue que quelqu'un est le maître d'un autre.
2. À parler de façon absolue, il faut que maître et serviteur désignent des êtres différents'. On peut cependant sauvegarder les notions de maîtrise et de service quand on dit que le même être est maître et serviteur de soi-même selon des points de vue différents.
3. En raison des diverses parties de l'homme, dont l'une est supérieure et l'autre inférieure, Aristote reconnaît qu'il y a une justice que l'homme se doit à lui-même, en tant que l'irascible et le concupiscible obéissent à la raison. Sous ce rapport, un même homme peut être dit sujet et serviteur de lui-même, selon les diverses parties de son être.
4. 5. 6. Quant aux arguments en sens contraire, la réponse est claire. S. Augustin affirme en effet que le Christ est inférieur ou soumis à lui-même selon sa nature humaine, et non selon la diversité des suppôts.