- Convient-il au Christ de prier ?
- Cela convient-il selon sa sensualité ?
- Lui convient-il de prier pour lui-même, ou seulement pour les autres ?
- Toute prière du Christ est-elle exaucée ?
Objections
1. Selon S. Jean Damascène, « la prière est une demande à Dieu de ce qui est opportun ». Mais le Christ pouvait tout faire ; il n'avait donc rien à demander à personne.
2. On ne demande pas ce que l'on sait devoir arriver certainement ; ainsi nous ne prions pas pour que le soleil se lève demain. Il ne convient pas davantage de demander ce dont on sait que cela ne se réalisera en aucune façon. Or le Christ avait une science certaine de l'avenir ; il n'avait donc rien à demander par la prière.
3. Le Damascène écrit : « La Prière est une élévation de l'intelligence vers Dieu. » Mais l'intelligence du Christ n'avait nul besoin de monter vers Dieu, puisqu'elle lui était unie non seulement par l'union hypostatique, mais encore par la vision bienheureuse.
En sens contraire, on lit dans S. Luc (Luc 6.12) « En ces jours-là il sortit dans la montagne pour prier, et il passait la nuit à prier Dieu. »
Réponse
Nous l'avons dit dans la deuxième Partie, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir propre, pour qu'il l'exauce. Donc, s'il n'y avait dans le Christ qu'une seule volonté, la volonté divine, il ne lui conviendrait aucunement de prier, car la volonté divine est par elle-même réalisatrice de ses propres vouloirs, selon le Psaume (Psaumes 135.6) : « Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait. » Mais chez le Christ il y a une volonté divine et une volonté humaine ; et la volonté humaine n'est capable de réaliser ce qu'elle veut que grâce à la puissance divine. C'est pourquoi il convient au Christ de prier, en tant qu'homme possédant une volonté humaine.
Solutions
1. Le Christ pouvait faire tout ce qu'il voulait en tant que Dieu, mais non en tant qu'homme ; car en tant que tel il n'avait pas la toute-puissance, nous l'avons dit. Et bien qu'il fût à la fois Dieu et homme, il voulut néanmoins présenter la prière à son Père, non pas par impuissance, mais afin de nous instruire. D'abord pour nous montrer qu'il vient du Père. C'est pourquoi il dit lui-même (Jean 11.42) : « J'ai prié à cause du peuple qui m'entoure, afin qu'ils croient que tu m'as envoyé. » Aussi, S. Hilaire écrit-il : « Il n'avait pas besoin de prière, mais il pria à cause de nous, pour que nous n'ignorions pas qu'il est le Fils. »
Ensuite il a prié pour nous donner l'exemple, dit S. Ambroise : « Ne l'écoutez pas avec malveillance, vous figurant que le Christ demande par faiblesse pour obtenir ce qu'il ne peut accomplir. Auteur du pouvoir, maître d'obéissance, il nous façonne par son exemple aux préceptes de la vertu. » Et S. Augustin : « Le Seigneur, en sa forme d'esclave, pouvait, s'il en était besoin, prier silencieusement. Mais il voulait se faire voir en train de prier son Père, pour rappeler qu'il est chargé de nous instruire. »
2. Parmi les choses que le Christ savait devoir arriver, il savait que certaines se réaliseraient à sa prière ; il convenait donc qu'il les demande à Dieu.
3. L'ascension n'est pas autre chose qu'un mouvement vers le haut. Or on peut parler de mouvement de deux manières, selon Aristote. D'une manière, il peut s'agir d'un mouvement proprement dit, qui comporte un passage de la puissance à l'acte, et qui est l'acte d'un être imparfait. En ce sens, monter se dit de celui qui est en puissance, mais non en acte, à être en haut. Sous ce rapport, le Damascène écrit : « Le Christ n'a pas besoin de monter vers Dieu, car il est toujours uni à Dieu par son être personnel et par sa contemplation bienheureuse. » D'une autre manière, le mouvement peut signifier l'acte d'un être parfait, qui est déjà en acte ; en ce sens comprendre et sentir sont appelés des mouvements. Et c'est de cette manière que l'intelligence du Christ monte toujours vers Dieu, parce qu'elle le contemple toujours comme étant au-dessus d'elle-même.
Objections
1. C'est vraisemblable puisqu'il est dit dans un Psaume (Psaumes 84.3) mis sur les lèvres du Christ : « Mon cœur et ma chair ont tressailli vers le Dieu vivant. » Donc la sensualité du Christ a pu monter vers le Dieu vivant en tressaillant, et donc aussi en le priant.
2. Prier est le fait de celui qui désire ce qu'il demande. Or le Christ a demandé ce que désirait sa sensualité lorsqu'il a dit : « Que cette coupe s'éloigne de moi » (Matthieu 21.39). Donc la sensualité du Christ a prié.
3. Il est mieux d'être uni à Dieu dans la personne que de monter vers lui par la prière. Mais la sensualité fut assumée par Dieu dans l'unité de la personne, comme toutes les composantes de la nature humaine. À plus forte raison a-t-elle pu monter vers Dieu par la prière.
En sens contraire, il est écrit (Philippiens 2.7) que le Fils de Dieu par la nature qu'il a assumée « a été fait semblable aux hommes ». Mais les autres hommes ne prient pas selon leur sensualité. Le Christ n'a donc pas, lui non plus, prié de cette manière.
Réponse
Prier selon la sensualité peut s'entendre en deux sens. En ce sens, tout d'abord, que la prière serait un acte de la sensualité ; en ce sens le Christ n'a pas prié selon la sensualité. Car la sienne était de même nature que la nôtre ; or, en nous, la sensualité ne peut prier pour une double raison. D'abord parce que le mouvement de la sensualité ne peut dépasser le domaine du sensible, et donc monter vers Dieu, ce qui est requis pour la prière. Ensuite, parce que la prière suppose un certain ordre, en tant que l'on désire un bien comme devant être réalisé par Dieu ; et cela, la raison seule peut le faire. C'est pourquoi, nous l'avons dit dans la deuxième Partie la prière est un acte de la raison.
Dans un autre sens, on peut dire que quelqu'un prie selon sa sensualité en ce sens que la raison, dans la prière, expose à Dieu le désir de son appétit sensible. Sous ce rapport, le Christ a prié selon sa sensualité en tant que sa prière se faisait l'avocat de sa sensualité. Et le Christ a agi ainsi pour nous instruire en nous montrant trois choses : 1° qu'il a assumé une véritable nature humaine avec toute son affectivité naturelle ; 2° qu'il est permis à l'homme de vouloir d'une affection naturelle ce que Dieu ne veut pas ; 3° que l'homme doit soumettre sa propre affectivité à la volonté divine. De là ces paroles de S. Augustin : « Le Christ, se comportant en homme, montre la volonté particulière de l'homme, quand il dit : “Que cette coupe s'éloigne de moi.” Il y avait là en effet une volonté humaine ayant un objet propre et comme privé. Mais parce qu'il veut être un homme droit et aller à Dieu, il ajoute : “Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux.” Comme s'il disait à chacun de nous : Regarde-toi en moi ; car tu peux vouloir personnellement quelque chose, bien que Dieu veuille autrement. »
Solutions
1. La chair tressaille vers le Dieu vivant, non par un acte de la chair montant vers Dieu, mais par rejaillissement du cœur sur la chair, en tant que l'appétit sensible suit le mouvement de l'appétit rationnel.
2. Bien que la sensualité ait voulu ce que la raison demandait, le demander dans la prière n'appartient pas à la sensualité, mais à la raison, nous l'avons dit dans la Réponse.
3. L'union hypostatique se fait selon l'être personnel, qui se rattache à toutes les composantes de la nature humaine. Mais l'ascension de la prière se fait par un acte qui ne convient qu'à la raison. Donc la comparaison ne vaut pas.
Objections
1. S. Hilaire écrit : « Les paroles de sa prière ne lui profitaient pas, mais il parlait au profit de notre foi. » Il apparaît donc ainsi que le Christ n'a pas prié pour lui-même, mais pour nous.
2. Nul ne prie que pour obtenir ce qu'il désire, car, nous l'avons noté, la prière est un exposé fait à Dieu de notre vouloir, pour qu'il l'exauce.
Mais le Christ voulait subir sa passion ; S. Augustin écrit : « L'homme, la plupart du temps, s'attriste sans le vouloir ; il dort sans le vouloir, sans le vouloir il a faim et soif. Le Christ au contraire a subi tout cela parce qu'il l'a voulu. » Il ne lui convenait donc pas de prier pour lui-même.
3. S. Cyprien écrit : « Le maître de la paix et de l'unité n'a pas voulu prier en particulier et privément, pour éviter qu'on prie seulement pour soi. » Mais le Christ a accompli ce qu'il enseignait : « Jésus commença à agir et à enseigner. » Donc le Christ n'a jamais prié pour lui seul.
En sens contraire, le Seigneur lui-même a dit dans sa prière : « Glorifie ton Fils » (Jean 17.1).
Réponse
Le Christ a prié pour lui-même d'une double manière. D'abord en exprimant le sentiment de sa sensualité, comme nous l'avons dit plus haut ou de sa volonté considérée comme nature, ainsi lorsqu'il pria pour que s'éloigne la coupe de sa passion. D'une autre manière en exprimant le sentiment de sa volonté délibérée, considérée comme raison, ainsi lorsqu'il demanda la gloire de la résurrection. Et cela était logique. Car, nous l'avons dit le Christ a voulu prier son Père pour nous donner l'exemple de la prière ; et aussi pour montrer que le Père est l'auteur duquel il procède éternellement selon la nature divine, et de qui, selon la nature humaine, il possède tout ce qu'il a de bon. Or, dans sa nature humaine, de même qu'il possédait déjà certains biens venus du Père, de même il en attendait d'autres qu'il lui restait à obtenir. Et c'est pourquoi, pour les biens déjà reçus par sa nature humaine, il rendait grâce au Père qu'il reconnaissait en être l'auteur, comme on le voit clairement dans l'évangile (Matthieu 26.17 ; Jean 11.41). Et c'est encore pour reconnaître le Père comme l'auteur de tout bien qu'il lui demandait par la prière ce qui lui manquait selon sa nature humaine, comme la gloire du corps. En cela aussi le Christ nous donnait l'exemple, afin que nous rendions grâce pour les dons reçus, et que nous demandions par la prière les bienfaits que nous ne possédons pas encore.
Solutions
1. S. Hilaire parle de la prière vocale, qui n'était pas nécessaire au Christ pour lui-même, mais seulement pour nous. Aussi dit-il expressément : « Les paroles de sa prière ne lui profitaient pas. » En effet si, selon le Psaume (Psaumes 10.17), « le Seigneur exauce le désir des pauvres », à bien plus forte raison la volonté du Christ à elle seule a-t-elle force de prière auprès du Père. Si bien que le Christ affirmait lui-même (Jean 11.42) : « je savais que tu m'exauces toujours, mais j'ai parlé à cause du peuple qui m'entoure, pour qu'ils croient que tu m'as envoyé. »
2. Certes, le Christ voulait subir toutes les souffrances de sa passion au moment de celle-ci, mais il voulait, après celle-ci, obtenir la gloire temporelle qu'il ne possédait pas encore. Et cette gloire il l'attendait du Père comme de son auteur. Et c'est pourquoi il convenait qu'il la demande.
3. La gloire qu'il demandait dans sa prière se rattachait aussi au salut des autres hommes, selon S. Paul (Romains 4.25) : « Il est ressuscité pour notre justification. » La prière qu'il faisait pour lui-même était d'une certaine façon pour les autres. Ainsi tout homme qui demande à Dieu un bien pour l'employer au profit des autres ne prie pas pour lui seul, mais aussi pour les autres.
Objections
1. Il semble que non, car le Christ a demandé l'éloignement de la coupe (Matthieu 26.39), qui ne s'est pas fait.
2. Il a prié pour le pardon de ceux qui le crucifiaient (Luc 23.34). Cependant tous n'ont pas eu le pardon de leur péché, car les Juifs furent punis pour ce péché.
3. Il a prié pour ceux qui croiraient en lui par la parole des Apôtres, pour que tous soient un et parviennent à être avec lui. Mais tous n'y parviennent pas.
4. Il est dit dans un Psaume (Psaumes 22.3) mis sur les lèvres du Christ : « je crierai tout le jour, et tu ne m'exauceras pas. »
En sens contraire, il est écrit (Hébreux 5.7) « Ayant présenté, avec un grand cri et des larmes, des prières et des supplications, il a été exaucé pour sa piété. »
Réponse
Nous l'avons dit, la prière est comme l'expression de la volonté humaine. On peut donc dire que la prière de quelqu'un est exaucée quand sa volonté est accomplie. Or, la volonté de l'homme comme tel est une volonté rationnelle, car nous voulons absolument ce que nous voulons par délibération de la raison. Au contraire, ce que nous voulons par un mouvement de sensualité, ou même par un mouvement de notre volonté considérée comme émanant de la nature, nous ne le voulons pas absolument, mais seulement sous cette condition : si la délibération de la raison n'y met aucun obstacle. Il y a là une velléité plutôt qu'une volonté absolue, parce qu'on le voudrait si autre chose ne s'y opposait pas.
Selon sa volonté rationnelle, le Christ n'a rien voulu d'autre que ce qu'il savait être voulu par Dieu. C'est pourquoi toute volonté absolue du Christ, même humaine, fut accomplie, parce que conforme à la volonté de Dieu, et par conséquent toutes ses prières furent exaucées. Car c'est ainsi que les prières des autres hommes sont exaucées selon S. Paul (Romains 8.27) : « Celui qui sonde les cœurs connaît », c'est-à-dire approuve, « ce que l'Esprit désire », c'est-à-dire ce qu'il fait désirer aux saints, « car selon Dieu », c'est-à-dire conformément à la volonté divine, « il intercède pour les saints ».
Solutions
1. La demande du Christ : que la coupe passe loin de lui, a été diversement présentée par les Pères. Car S. Hilaire, dit : « Il demande que la coupe passe non pour que lui-même l'évite, mais pour qu'elle aboutisse à un autre. Il prie pour ceux qui devront souffrir après lui ; c'est comme s'il disait : De même que cette coupe de la Passion est bue par moi, qu'elle soit bue par eux, sans perdre l'espérance, sans ressentir la douleur, sans craindre la mort. »
Ou bien, selon S. Jérôme : « C'est expressément qu'il dit : “Cette coupe”, c'est-à-dire celle du peuple des Juifs qui ne peuvent avoir l'excuse de l'ignorance, s'ils me mettent à mort, car ils ont la Loi et les Prophètes qui me prophétisent chaque jour. »
Ou bien, selon Denys d'Alexandrie : « Le Christ dit : “Éloigne de moi cette coupe”. Cela ne signifie pas : qu'elle ne s'approche pas de moi, car si elle ne s'est pas approchée, elle ne peut pas être éloignée. Mais, de même que ce qui passe seulement ne touche pas et ne demeure pas, ainsi le Sauveur demande que l'épreuve qui l'assaille légèrement soit repoussée. »
Mais S. Ambroise Origène et Chrysostome disent qu'il fit cette demande comme un homme qui repousse la mort par sa volonté de nature.
Ainsi donc, si l'on comprend avec S. Hilaire qu'il demanda ainsi que les autres martyrs deviennent les imitateurs de sa passion ; ou qu'il demanda de ne pas être bouleversé par la crainte de boire la coupe ; ou de ne pas être retenu par la mort, on peut dire que sa prière fut entièrement exaucée.
Mais si l'on comprend qu'il a demandé de ne pas boire la coupe de la mort et de la Passion, ou de ne pas la recevoir des Juifs, ce qu'il demandait ne s'est pas réalisé parce que la raison qui présentait cette demande ne voulait pas son accomplissement. Mais il voulait, pour nous instruire, nous faire connaître sa volonté de nature et le mouvement de sensualité qu'il avait comme homme.
2. Le Seigneur n'a pas prié pour tous ceux qui le crucifiaient, ni pour tous ceux qui croiraient en lui, mais seulement pour ceux qui étaient prédestinés à obtenir par lui la vie éternelles.
3. Cela répond également à la troisième objection.
4. Lorsqu'il dit : « Je crierai et tu n'exauceras pas », il faut le comprendre du désir de sa sensualité, qui fuyait la mort. Il est cependant exaucé quant au désir de sa raison.