Somme théologique

Somme théologique — La tertia

27. LA SANCTIFICATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE

  1. La bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ?
  2. A-t-elle été sanctifiée avant son animation ?
  3. Cette sanctification a-t-elle supprimé totalement en elle le foyer du péché ?
  4. Lui a-t-elle donné de ne jamais pécher ?
  5. Lui a-t-elle procuré la plénitude de grâces ?
  6. Lui est-il propre d'avoir été ainsi sanctifiée ?


1. La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ?

Objections

1. S. Paul écrit (1 Corinthiens 15.46) : « Ce n'est pas l'être spirituel qui paraît d'abord, c'est l'être animal ; l'être spirituel vient ensuite. » Mais c'est par la grâce sanctifiante que l'homme naît spirituellement pour devenir fils de Dieu selon S. Jean (Jean 1.13) : « Ils sont nés de Dieu. » Or la naissance hors du sein maternel est une naissance animale. Donc la Vierge Marie n'a pas été sanctifiée avant de naître du sein maternel.

2. S. Augustin écrit : « La sanctification qui fait de nous le temple de Dieu n'appartient qu'à ceux qui renaissent. » Or, pour renaître, il faut d'abord être né.

3. Être sanctifié par la grâce, c'est être purifié du péché originel et du péché actuel. Donc, si la Bienheureuse Vierge avait été sanctifiée avant sa naissance, il s'ensuivrait qu'elle fut purifiée alors du péché originel. Mais seul le péché originel pouvait lui interdire l'entrée du Royaume céleste. Si donc elle était morte alors, il semble qu'elle aurait franchi l'entrée du Royaume céleste. Cependant cela ne pouvait se réaliser avant la passion du Christ, car selon l'épître aux Hébreux (Hébreux 10.19) : « C'est par son sang que nous avons l'assurance d'entrer dans le sanctuaire. » Il semble donc que la Bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant de naître.

4. Le péché originel se contracte par origine, comme le péché actuel par un acte. Or, tant que dure l'acte peccamineux, on ne peut être purifié du péché actuel. Donc, la Vierge ne pouvait être purifiée du péché originel tandis qu'elle était encore en acte d'origine, puisqu'elle se trouvait dans le sein de sa mère.

En sens contraire, l'Église célèbre la Nativité de la Bienheureuse Vierge. Or on ne célèbre de fête, dans l'Église, que pour un saint. Donc la Bienheureuse Vierge était sainte à sa naissance même. Elle avait donc été sanctifiée dans le sein de sa mère.

Réponse

L'Écriture sainte ne nous apprend rien à ce sujet ; elle ne fait même pas mention de la naissance de Marie. Cependant S. Augustin, dans un sermon sur l'Assomption, établit de façon rationnelle qu'elle a été enlevée au ciel avec son corps, ce que l'Écriture ne nous révèle pas. De même peut-on établir de façon rationnelle qu'elle fut sanctifiée dès le sein de sa mère. En effet, on a de bonnes raisons de croire qu'elle a reçu des privilèges de grâce supérieurs à ceux de tous les autres hommes, elle qui a unique du Père, plein de grâce et de vérité (Jean 1.14). Aussi l'ange lui dit-il « Je vous salut Marie, comblée de grâce » (Luc 1.28). Et nous voyons que le privilège de la sanctification dans le sein maternel a été accordé à certains hommes, à Jérémie, par exemple, à qui Dieu adresse ces paroles (Jérémie 1.5) : « Avant de te former au sein maternel, je t'ai connu » ; et à Jean Baptiste dont il est dit (Luc 1.15) : « Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère. » Il est donc raisonnable de croire que la Bienheureuse Vierge fut sanctifiée avant de naître.

Solutions

1. Même chez la Bienheureuse Vierge ce qui est animal a précédé ce qui est spirituel, car elle a d'abord été conçue selon la chair, et ensuite sanctifiée selon l'esprit.

2. S. Augustin parle selon la loi commune : on ne peut être régénéré par les sacrements avant d'être né. Mais Dieu n'a pas lié sa puissance à cette loi des sacrements ; par privilège spécial il peut conférer sa grâce à certains hommes avant leur naissance.

3. Si la Bienheureuse Vierge a été purifiée du péché originel dans le sein de sa mère, ce fut quant à la souillure personnelle ; elle n'a pas été soustraite à la peine qui atteignait toute la nature humaine. C'est dire qu'elle n'aurait pu entrer au paradis que par le sacrifice du Christ, comme les patriarches antérieurs à celui-ci.

4. Le péché originel se transmet par l'origine, en tant que celle-ci communique la nature humaine, qui est atteinte en elle-même par le péché originel. Cela se produit quand le fruit de la conception est doté d’une âme. Aussi rien n’empêche que le fruit de la conception soit sanctifié après son animation ; ensuite s’il demeure dans le sein maternel, ce n’est plus pour recevoir la nature humaine, mais un perfectionnement de ce qu’il a déjà reçu.


2. La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant son animation ?

Objections

1. On vient de le dire, la Vierge Mère de Dieu a reçu plus de grâce que n'importe quel saint. Mais certains ont été sanctifiés avant leur animation. Dieu dit à Jérémie (Jérémie 1.5) : « Avant que tu sois sorti du sein maternel, je t'ai sanctifié. » Or l'âme n'est pas infusée avant que le corps soit formé. Pareillement pour S. Jean Baptiste, dont S. Ambroise affirme : « L'esprit de vie n'était pas encore en lui que déjà l'Esprit Saint l'habitait. » Donc, à plus forte raison, la Bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée avant son animation.

2. Il convenait, a dit S. Anselme « que cette Vierge brillât d'une pureté telle qu'on ne peut en concevoir une plus éclatante, hormis celle de Dieu ». Aussi est-il dit dans le Cantique des Cantiques (Cantique 4.7) : « Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en toi. » Or, si la Bienheureuse Vierge n'avait jamais été souillée par la contagion du péché originel, sa pureté eût été plus grande. Il lui a donc été accordé que sa chair fut sanctifiée avant même d'être dotée d'une âme.

3. On l'a dit plus haut, on ne célèbre la fête que des saints. Or certaines Églises célèbrent la fête de la Conception de la Bienheureuse Vierge. Il apparaît donc que Marie a été sainte dans sa conception même et ainsi a été sanctifiée avant son animation.

4. Suivant l'Apôtre (Romains 11.16), « si la racine est sainte, les branches le sont aussi ». Or la racine des enfants, ce sont leurs parents. Donc la Bienheureuse Vierge a pu être sanctifiée en ses parents, avant d'avoir une âme.

En sens contraire, les événements de l'Ancien Testament préfigurent le Nouveau selon la 1ère épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 10.11) : « Cela leur arrivait en figure. » Mais le Psaume (Psaumes 47.5) dit que « le Très-Haut a sanctifié son tabernacle » et cela paraît symboliser la sanctification de la Mère de Dieu, selon un autre Psaume (Psaumes 19.6) : « Il a établi son tabernacle dans le soleil », et l'Exode (Exode 40.31) dit au sujet de ce tabernacle : « Lorsque tout fut terminé, la nuée recouvrit le tabernacle du Témoignage, et la gloire du Seigneur le remplit. » De même, la Bienheureuse Vierge n'a été sanctifiée qu'après l'achèvement de tout son être, corps et âme.

Réponse

La sanctification de la Bienheureuse Vierge n'a pu s'accomplir avant son animation pour deux raisons :

1° La sanctification dont nous parlons désigne la purification du péché originel ; en effet, d'après Denys la sainteté est « la pureté parfaite ». Or la faute ne peut être purifiée que par la grâce, et celle-ci ne peut exister que dans une créature raisonnable. C'est pourquoi la Bienheureuse Vierge n'a pas été sanctifiée avant que l'âme rationnelle lui ait été donnée.

2° Seule la créature raisonnable est susceptible de faute. Le fruit de la conception n'est donc sujet à la faute que lorsqu'il a reçu l'âme rationnelle. Si la Bienheureuse Vierge avait été sanctifiée, de quelque manière que ce fût, avant son animation, elle n'aurait jamais encouru la tache de la faute originelle. Ainsi elle n'aurait pas eu besoin de la rédemption et du salut apportés par le Christ, dont il est dit en S. Matthieu (Matthieu 1.21) : « Il sauvera son peuple de ses péchés. » Or il est inadmissible que le Christ ne soit pas « le sauveur de tous les hommes » (1 Timothée 4.10). Il reste donc que la sanctification de la Bienheureuse Vierge Marie s'est accomplie après son animation.

Solutions

1. Lorsque le Seigneur dit avoir connu Jérémie avant qu'il fût formé dans le sein maternel, c'est d'une connaissance de prédestination ; il ajoute même expressément qu'il l'a sanctifié non pas avant sa formation, mais « avant qu'il sortît du sein de sa mère ».

Quant à l'affirmation de S. Ambroise, que l'esprit de vie n'était pas encore en Jean Baptiste, quand il avait déjà l'Esprit de grâce, l'esprit de vie désigne ici non pas l'âme qui vivifie, mais l'air que l'on respire au-dehors. — On peut dire aussi qu'il n'avait pas encore l'esprit de vie, c'est-à-dire l'âme, quant aux actes visibles et achevés de celle-ci.

2. Si l'âme de la Bienheureuse Vierge n'avait jamais été souillée par la contagion du péché originel, c'eût été une atteinte à la dignité du Christ, qui est le Sauveur universel de tous les hommes. Voilà pourquoi la pureté de la Bienheureuse Vierge est la plus grande, mais après celle du Christ, qui n'avait pas besoin d'être sauvé puisqu'il est le Sauveur universel. Car le Christ n'a nullement contracté le péché originel ; mais il a été saint dans sa conception même, selon S. Luc (Luc 2.35) : « Ce qui naîtra de toi sera saint, et on l'appellera Fils de Dieu. » La Bienheureuse Vierge, elle, a contracté le péché originel, mais elle en a été purifiée avant de naître du sein maternel. C'est là ce que vise le livre de Job (Job 3.9), où il est dit de la nuit du péché originel : « Qu'elle attende la lumière », c'est-à-dire le Christ, « et qu'elle ne voie pas le lever de l'aurore naissante », c'est-à-dire de la Bienheureuse Vierge, qui à sa naissance fut indemne du péché originel, car, d'après la Sagesse (Sagesse 7.25), « rien de souillé n'est entré en elle ».

3. Bien que l'Église romaine ne célèbre pas la fête de la Conception de la Vierge, elle tolère la coutume de certaines Églises qui la célèbrent. Mais, du fait qu'on célèbre la fête de la Conception, il ne faut pas penser que la Bienheureuse Vierge a été sainte dans sa conception. Toutefois, parce que l'on ignore à quel moment elle a été sanctifiée, on célèbre, le jour même de sa conception, la fête de sa sanctification.

4. Il y a deux sortes de sanctification. L'une concerne la nature tout entière, qui sera délivrée de toute corruption de péché et de peine. Cette sanctification se fera à la résurrection. L'autre est la sanctification personnelle. Elle ne se transmet pas au fruit engendré charnellement, car elle regarde non la chair, mais l'esprit. Donc, si les parents de la Bienheureuse Vierge ont été purifiés du péché originel, la Bienheureuse Vierge l'a néanmoins contracté, puisqu'elle a été conçue selon la convoitise de la chair et par le commerce de l'homme et de la femme, « Tout ce qui naît de ce commerce, écrit S. Augustin est chair de péché. »


3. Cette sanctification a-t-elle totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge le foyer du péché ?

Objections

1. Le « foyer de péché », qui consiste en la rébellion des puissances inférieures contre la raison, est une peine sanctionnant le péché originel. De même la mort et les autres pénalités corporelles. Mais la Bienheureuse Vierge a subi ces dernières pénalités. Pareillement le foyer du péché n'a pu être totalement détruit en elle.

2. S. Paul écrit (2 Corinthiens 12.9) : « Ma vertu trouve sa perfection dans la faiblesse », et il parle là de la faiblesse du foyer de péché qui lui faisait sentir « l'aiguillon de la chair ». Or rien de ce qui touche à la perfection de la vertu ne doit être enlevé à la Bienheureuse Vierge. La sanctification n'a donc pas supprimé complètement son foyer de péché.

3. S. Jean Damascène déclare : « Chez la Bienheureuse Vierge survint le Saint-Esprit, qui la purifia avant qu'elle conçût le Fils de Dieu. » Il ne peut s'agir que du « foyer », car elle n'a pas commis de péché, affirme S. Augustin. Donc la sanctification dans le sein de sa mère ne l'a pas entièrement purifiée du foyer de péché.

En sens contraire, il est écrit (Cantique 4.7) « Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en toi. » Or le foyer de péché est une tache au moins pour la chair. Il n'y en a donc pas eu chez la Bienheureuse Vierge.

Réponse

Sur cette question on observe une grande diversité d'opinions. — Certains ont dit que le foyer de péché aurait été totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge par la sanctification qu'elle a reçue dans le sein de sa mère. — D'autres soutenaient que le foyer de péché lui serait resté, mais seulement pour autant qu'il rend difficile de faire le bien ; il lui aurait été enlevé en ce qui concerne le penchant au mal. — Selon d'autres, la Bienheureuse Vierge n'aurait plus eu le foyer de péché en tant qu'il est une corruption de la personne, qui pousse au mal et entrave le bien ; il lui serait demeuré en tant qu'il est une corruption de la nature d'où provient la transmission du péché originel à la descendance. — D'après certains enfin, le foyer pris en lui-même aurait subsisté chez la Bienheureuse Vierge lors de sa première sanctification, mais lié ; et au moment même de la conception du Fils de Dieu, il aurait été totalement supprimé.

Afin de pouvoir comprendre ce problème, il faut considérer ce qu'est le « foyer » : rien d'autre qu'une convoitise désordonnée de l'appétit sensible. Convoitise habituelle, car la convoitise actuelle constitue un véritable mouvement de péché. Or on appelle « désordonnée » la convoitise de sensualité lorsqu'elle s'oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu'elle incline au mal ou fait obstacle au bien. Et c'est pourquoi l'inclination au mal ou l'obstacle au bien appartiennent à la raison même de « foyer ». Aussi soutenir que ce foyer est demeuré chez la Bienheureuse Vierge sans l'incliner au mal, c'est vouloir concilier deux réalités opposées.

Pareillement, on semble aboutir à une contradiction si l'on admet chez la Bienheureuse Vierge la persistance du foyer en tant qu'il ressortit à la corruption de la nature, non à celle de la personne. Car, selon S. Augustin. c'est le désir sensuel qui transmet aux enfants le péché originel. Or la sensualité implique une convoitise déréglée qui ne se soumet pas totalement à la raison. Et c'est pourquoi, si le foyer était totalement enlevé en tant qu'il ressortit à la corruption de la personne, il ne pourrait pas subsister en tant qu'il ressortit à la corruption de la nature.

Il ne reste donc plus que cette alternative : ou bien le foyer a été complètement enlevé chez la Bienheureuse Vierge par sa première sanctification, ou bien il est demeuré, mais lié.

Voici comment expliquer que le foyer aurait été totalement enlevé chez elle : cela lui aurait été accordé en tant que, par l'abondance des grâces descendant sur elle, les puissances de son âme auraient été disposées de telle sorte que les puissances inférieures n'auraient jamais agi sans l'accord de sa raison. Nous avons dit qu'il en était ainsi chez le Christ, dont il est certain qu'il n'a pas eu le foyer de péché, et chez Adam avant le péché par l'effet de la justice originelle. À cet égard, la grâce de sanctification chez la Vierge aurait eu la même efficacité que la justice originelles. Et bien que cette position semble contribuer à la dignité de la Vierge Mère, elle porte atteinte sur un point à la dignité du Christ en ce que, hors de sa vertu, personne n'est délivré de la première condamnation. Sans doute, par une foi au Christ inspirée par l'Esprit, certains ont été délivrés, selon l'esprit, de cette condamnation ; cependant, la chair de personne ne pouvait en être délivrée qu'après l'incarnation du Christ. Car si quelqu'un devait être libéré, selon la chair, de cette condamnation, il semble que cette immunité devait apparaître en lui d'abord.

C'est pourquoi personne n'a pu bénéficier de l'immortalité corporelle avant que le Christ ait ressuscité dans son immortalité corporelle. Et de même il semble inadmissible de dire qu'avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge sa mère ou de n'importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé « loi de la chair », ou « des membres ».

C'est pourquoi il vaut mieux dire, semble-t-il, que la sanctification dans le sein de sa mère n'a pas délivré la Bienheureuse Vierge du foyer, dans ce qu'il y a d'essentiel ; il est demeuré, mais lié. Ce ne fut pas par un acte de sa raison, comme chez les saints, car dans le sein de sa mère elle n'avait pas l'usage de son libre arbitre. Cela est le privilège spécial du Christ. Ce fut par l'abondance de la grâce qu'elle reçut dans sa sanctification, et plus parfaitement encore par la providence divine qui préserva son appétit de tout mouvement désordonné. Mais ensuite, lorsqu'elle conçut la chair du Christ, dans laquelle devait resplendir en premier l'exemption de tout péché, on doit croire que celle-ci rejaillit de l'enfant sur la mère, et que le foyer fut totalement su primé. C'est ce qu'annonçait symboliquement Ezéchiel (Ézéchiel 43.2) : « Voici que la gloire du Dieu d'Israël arrivait par la route de l'orient », c'est-à-dire par la Bienheureuse Vierge, « et la terre », c'est-à-dire la chair de celle-ci, « resplendissait de sa gloire », celle du Christ.

Solutions

1. De soi, la mort et les autres pénalités corporelles n'inclinent pas au péché. Aussi le Christ, bien qu'il les ait assumées, n'a-t-il pas assumé le foyer. Aussi encore, chez la Bienheureuse Vierge qui devait être conforme à son Fils qui, de sa plénitude lui donnait la grâce, le foyer fut-il d'abord lié, et ensuite supprimé. Mais elle n'a pas été libérée de la mort et des autres pénalités.

2. La faiblesse de la chair se rattache au foyer de péché. Chez les saints elle est bien l'occasion d'une vertu parfaite, mais non une cause indispensable de perfection. Il suffit donc d'attribuer à la Bienheureuse Vierge une vertu parfaite et une abondance de grâce, sans mettre en elle toutes les occasions de perfection.

3. Le Saint-Esprit a produit chez la Bienheureuse Vierge une double purification. La première la préparait pour ainsi dire à concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non pas de lui enlever l'impureté d'une faute ou du foyer de péché, mais d'unifier davantage son esprit et de la soustraire à la dispersion. C'est ainsi que l'on parle de purification pour les anges chez lesquels, selon Denys, on ne trouve aucune impureté. — Une autre purification a été accomplie en elle par le Saint-Esprit au moyen de la conception du Christ, qui est l’œuvre du Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu'il l'a purifiée totalement du foyer.


4. Cette sanctification a-t-elle donné à la Bienheureuse de ne jamais pécher ?

Objections

1. On vient de le dire, ce foyer de péché est demeuré en elle après sa première sanctification. Or le mouvement du foyer, même s'il devance la raison, est un péché véniel, mais « très léger » selon S. Augustin. Donc il y a eu chez la Bienheureuse Vierge quelque péché véniel.

2. Sur ce texte de Luc (Luc 2.35) : « Toi-même, une épée te transpercera l'âme », S. Augustin dit que la Bienheureuse Vierge « à la mort du Seigneur douta, dans son accablement ». Mais douter de la foi est un péché.

3. Pour expliquer ce texte (Matthieu 12.47) : « Voici dehors ta mère et tes frères qui te demandent », S. Jean Chrysostome nous dit : « Il est évident qu'ils n'agissaient que par vaine gloire. » Et sur la parole : « Ils n'ont pas de vin » (Jean 2.3) Chrysostome dit encore : « Elle voulait se concilier la faveur de son entourage et se mettre en vue grâce à son Fils. Peut-être même éprouvait-elle un sentiment humain, comme les frères de Jésus qui lui disaient : “Manifeste-toi au monde.” » Et il ajoute un peu plus loin : « Elle n'avait pas encore sur Jésus l'opinion qu'il fallait. » Il est évident que tout cela est du péché. Donc la Bienheureuse Vierge n'a pas été préservée de tout péché.

En sens contraire, voici ce que dit S. Augustin : « Quand il s'agit de péché, je ne veux pas, pour l'honneur du Christ, qu'il soit aucunement question de la Sainte Vierge Marie. C'est à cela que nous connaissons quel surcroît de grâce lui a été attribué pour vaincre totalement le péché, qu'elle a obtenu de concevoir et d'enfanter celui qui, à l'évidence, n'a jamais eu aucun péché. »

Réponse

Ceux que Dieu a choisis pour une tâche, il les prépare et les dispose pour qu'ils soient reconnus capables de cette tâche, selon S. Paul (2 Corinthiens 3.6) : « Dieu nous a rendus capables d'être ministres de la nouvelle alliance. » Or la Bienheureuse Vierge a été divinement choisie pour être la mère de Dieu. Aussi ne peut-on douter que Dieu, par sa grâce, l'ait rendue digne d'un tel honneur, selon la parole de l'ange (Luc 1.30) : « Tu as trouvé grâce auprès de Dieu, voici que tu concevras, etc. » Or elle n'aurait pas été la digne mère de Dieu si elle avait jamais péché.

D'abord parce que l'honneur des parents rejaillit sur les enfants, selon les Proverbes (Proverbes 17.6) : « La gloire des enfants, c'est leur père. » Aussi, à l'inverse, l'indignité de la mère aurait rejailli sur le Fils.

Ensuite, la Vierge avait avec le Christ une affinité sans pareille, puisqu'il avait reçu d'elle sa chair. Or il est écrit (2 Corinthiens 6.15) : « Quelle complicité peut-il y avoir entre le Christ et Bélial ? »

Enfin le Fils de Dieu, qui est « Sagesse de Dieu » (1 Corinthiens 1.24), a résidé en elle, d'une façon unique, non seulement dans son âme, mais dans son sein. Or il est écrit (Sagesse 1.4) : « La Sagesse n'entrera pas dans une âme mauvaise ; elle n'habitera pas un corps esclave du péché. »

Pour toutes ces raisons, il faut proclamer sans aucune réserve que la Bienheureuse Vierge n'a commis aucun péché actuel, ni mortel ni véniel, si bien que s'accomplit en elle la parole du Cantique (Cantique 4.7) : « Tu es toute belle, ma bien-aimée, et il n'y a pas de tache en toi. »

Solutions

1. Si le foyer de péché a subsisté chez la Vierge après la sanctification reçue dans le sein de sa mère, il était cependant lié ; il ne pouvait donner naissance à aucun mouvement désordonné qui eût devancé la raison. À cela contribuait la grâce de sanctification, sans pourtant y suffire ; autrement, l'efficacité de cette grâce eût été telle que dans l'appétit sensible de la Vierge aucun mouvement n'aurait pu se produire sans être devancé par la raison ; et ainsi la Vierge n'aurait pas eu de foyer de péché, contrairement à ce qu'on a dit. Il faut donc dire que la perfection de cette maîtrise venait de la providence divine, qui ne permettait pas qu'un mouvement déréglé émanât du foyer de péché.

2. Cette parole de Siméon, Origène et d'autres docteurs la rapportent à la douleur que la Bienheureuse Vierge souffrit dans la passion du Christ. S. Ambroise dit que le glaive symbolise « la prudence de Marie, informée du mystère céleste. Car la parole de Dieu est vivante et vigoureuse, plus aiguë que le glaive le plus tranchant ». S. Basile écrit en effet : « La Bienheureuse Vierge, auprès de la croix, regardait toutes choses ; après le témoignage de Gabriel, après la connaissance inexprimable de la conception divine, après la grande manifestation des miracles du Christ, son âme était incertaine. » D'une part elle le voyait souffrir ignominieusement, et d'autre part elle méditait ses merveilles.

3. Ces paroles de Chrysostome vont trop loin. On peut cependant les expliquer, en comprenant que le Seigneur aurait réprimé dans la Vierge non pas un mouvement déréglé de vaine gloire qui serait né en elle, mais ce qui pouvait être jugé tel par d'autres.


5. Cette sanctification a-t-elle procuré à la Bienheureuse Vierge la plénitude de grâces ?

Objections

1. Cela paraît être un privilège du Christ, selon S. Jean (Jean 1.14) : « Nous l'avons vu, comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. » Mais ce qui est propre au Christ ne doit pas être attribué à quelqu'un d'autre. Donc la Bienheureuse Vierge n'a pas reçu, dans sa sanctification, la plénitude de grâces.

2. À la plénitude et à la perfection rien ne peut s'ajouter, parce que, dit Aristote « est parfait ce à quoi rien ne manque ». Mais la Vierge Marie a reçu dans la suite un surcroît de grâce quand elle a conçu le Christ, car il lui fut dit (Luc 1.35) : « L'Esprit Saint viendra sur toi », et ensuite lorsqu'elle a été enlevée dans la gloire. On voit donc qu'elle n'a pas reçu la plénitude de grâces dans sa première sanctification.

3. « Dieu ne fait rien en vain », dit Aristote. Or elle aurait eu certaines grâces pour rien, parce queue n'en aurait jamais usé, car on ne lit pas qu'elle ait enseigné, ce qui est un acte de la sagesse, ni qu'elle ait fait des miracles, ce qui est l'exercice d'un charisme. Elle n'a donc pas eu plénitude de grâces.

En sens contraire, l'Ange lui a dit (Luc 1.28) « Salut, comblée de grâce. » Ce que S. Jérôme commente ainsi : « Oui, pleine de grâce, car les autres n'ont reçu la grâce que de façon fragmentaire ; mais en Marie la plénitude de la grâce s'est répandue tout entière à la fois. »

Réponse

Plus on est proche du principe, en n'importe quel genre, plus on participe de son effet. Ainsi Denys dit-il que les anges qui sont tout près de Dieu participent des bontés divines plus que les hommes. Or le Christ est principe de la grâce : par sa divinité comme premier auteur ; par son humanité comme instrument : « La grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » (Jean 1.17). Or la Vierge Marie fut la plus proche du Christ selon l'humanité, parce qu'il a reçu d'elle la nature humaine. Et c'est pourquoi elle devait obtenir du Christ, plus que tous les autres, plénitude de grâce.

Solutions

1. Dieu donne à chacun la grâce conforme à la tâche pour laquelle il l'a choisi. Et parce que le Christ en tant qu'homme a été prédestiné et choisi pour être Fils de Dieu avec puissance de sanctifier, il lui appartenait en propre d'avoir une telle plénitude de grâce qu'elle rejaillirait sur tous selon la parole (Jean 1.16) : « De sa plénitude nous avons tous reçu. » La Bienheureuse Vierge Marie a obtenu une plénitude de grâce assez grande pour être la plus proche possible de l'auteur de la grâce, au point de recevoir en elle celui qui est plein de toute grâce ; et en l'enfantant elle a pour ainsi dire fait découler la grâce vers tous.

2. Dans les êtres de la nature, il y a d'abord la perfection de la disposition de la matière à la forme, en ce sens que la matière est parfaitement disposée à recevoir la forme. Deuxièmement, il y a la perfection de la forme, qui est plus puissante, car la chaleur qui provient de la forme du feu est plus parfaite que celle qui disposait seulement à recevoir cette forme. Troisièmement, il y a la perfection de la fin ; c'est ainsi que le feu manifeste plus parfaitement ses qualités propres quand il est parvenu à son lieu propre.

Pareillement, chez la Bienheureuse Vierge, il y a eu une triple perfection de la grâce. La première était comme diapositive et la rendait capable d'être la mère du Christ ; ce fut la perfection de sa sanctification. Sa deuxième perfection de grâce est venue à la Bienheureuse Vierge de la présence du Fils de Dieu incarné dans son sein. La troisième perfection est celle de la fin, qu'elle possède dans la gloire.

Que la deuxième perfection soit plus puissante que la première, et la troisième que la deuxième, cela se manifeste quant à la libération du mal. Car l°, dans sa sanctification elle a été libérée de la faute originelle ; 2°, en concevant le Fils de Dieu elle a été totalement délivrée du foyer de convoitise ; 3° dans sa glorification elle a été délivrée de toute la misère humaine.

On retrouve cette progression dans la relation au bien. Dans sa sanctification elle a obtenu la grâce l'inclinant au bien ; ensuite, dans la conception du Fils de Dieu sa grâce a été consommée allant jusqu'à la confirmer dans le bien ; enfin dans sa glorification a été consommée la grâce qui lui donnait cette perfection où l'on jouit de tout bien.

3. Il n'y a aucun doute que la Vierge a reçu, comme le Christ, selon un mode éminent, le don de sagesse, la grâce des miracles et aussi la grâce de la prophétie. Cependant elle n'a pas reçu toutes ces grâces, ni d'autres semblables, pour les exercer comme l'a fait le Christ, mais selon ce qui convenait à sa condition. En effet, elle a usé du don de sagesse dans sa contemplation, car « Marie gardait toutes ces paroles, les méditant dans son cœur » (Luc 2.19). Mais elle n'avait pas à employer cette sagesse dans l'enseignement, car cela ne convenait pas aux femmes, selon S. Paul (1 Timothée 2.12) : « je ne permets pas à la femme d'enseigner. » Quant aux miracles, il ne lui convenait pas d'en faire pendant sa vie parce qu'à ce moment les miracles devaient servir à confirmer l'enseignement du Christ, et c'est pourquoi faire des miracles convenait seulement au Christ et à ses disciples, messagers de sa doctrine. Aussi est-il dit de Jean Baptiste lui-même : « Il n'a fait aucun miracle » (Jean 10.41), afin que tous fussent attentifs au Christ. Quant au charisme de prophétie, Marie l'a exercé, comme on le voit dans son cantique : « Mon âme exalte le Seigneur... »


6. Est-il propre à la Bienheureuse Vierge d'avoir été ainsi sanctifiée ?

Objections

1. On a dit a que la Vierge a été sanctifiée ainsi pour être digne de devenir la mère de Dieu. Or cela lui est propre.

2. Jérémie et Jean Baptiste, dit-on, furent sanctifiés dans le sein maternel. Mais d'autres semblent avoir été plus proches du Christ. Celui-ci est appelé spécialement « fils de David, fils d'Abraham » (Matthieu 1.1) parce qu'il leur avait été spécialement promis. En outre, Isaïe l'a prophétisé de la façon la plus claire. Puis les Apôtres ont vécu avec lui. Et pourtant l’Écriture ne nous dit pas qu'ils ont été sanctifiés dans le sein maternel. Donc il ne convenait pas non plus à Jérémie et à Jean Baptiste d'être ainsi sanctifiés.

3. Job dit de lui-même (Job 31.18 Vg) : « Dès mon enfance la miséricorde a grandi avec moi, elle est sortie avec moi du sein maternel. » Nous ne disons pas pour autant qu'il a été sanctifié dans le sein de sa mère. Nous ne sommes donc pas tenus de le dire pour Jérémie et Jean Baptiste.

En sens contraire, il est écrit au sujet de Jérémie (Jérémie 1.5) : « Avant que tu sois sorti du sein, je t'ai sanctifié », et au sujet de Jean Baptiste (Luc 1.15) : « Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère. »

Réponse

S. Augustin semble avoir laissé planer un doute sur leur sanctification. Quant au tressaillement de Jean dans le sein de sa mère, « il a pu, écrit-il, être l'indice d'une si grande réalité » qu'une femme était la mère de Dieu, « que ses parents et non l'enfant reconnaîtraient. Voilà pourquoi l’Évangile ne dit pas l'enfant, dans le sein de sa mère, eut la foi, mais il tressaillit. Or, nous voyons tressaillir, outre les enfants, les animaux eux-mêmes. Ce qui est inhabituel, c'est que ce tressaillement s'est produit dans le sein. Ainsi — telle est la loi de tout miracle, — s'est-il produit divinement chez cet enfant, et non humainement, par lui. Même si ce petit avait eu par anticipation, dès le sein maternel, l'usage de la raison et de la volonté, au point de pouvoir déjà connaître, croire, consentir, — toutes opérations qui requièrent normalement un certain âge —, je pense que cet événement serait à classer parmi les miracles de la puissance divine. »

Néanmoins l'Écriture déclare expressément que Jean Baptiste « sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère. » De même pour Jérémie : « Avant que tu sois sorti du sein maternel, je t'ai sanctifié. » Il faut donc affirmer, semble-t-il, qu'ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, bien qu'ils n'y aient pas eu l'usage de leur libre arbitre. Sur cette question, soulevée par S. Augustin, on remarquera de même que les enfants sanctifiés par le baptême n'ont pas aussitôt l'usage du libre arbitre. — Et il ne faut pas croire qu'en dehors de Jérémie et de Jean Baptiste, d'autres, que l'Écriture ne mentionne pas, auraient reçu cette sanctification dans le sein maternel. Ces privilèges de la grâce, qui sortent de la loi commune, sont ordonnés à l'utilité d'autrui selon S. Paul (1 Corinthiens 12.7) : « À chacun la manifestation de l'Esprit est donnée pour l'utilité de tous. » Or cette sanctification n'en aurait aucune si elle était ignorée de l'Église.

Sans doute on ne peut assigner une raison aux desseins de Dieu. Pourquoi, en effet, ce don de la grâce est-il départi aux uns et non aux autres ? Il est possible toutefois d'indiquer un motif de convenance pour lequel Jérémie et Jean Baptiste ont été sanctifiés ainsi. Ce fut apparemment afin de préfigurer la sanctification que le Christ devait apporter. D'abord par sa passion, selon l'épître aux Hébreux (Hébreux 13.12) : « Jésus, pour sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors de la porte. » Or cette passion, Jérémie l'a annoncée très clairement par ses oracles et ses actions mystérieuses et l'a figurée aussi de façon très expressive par ses propres souffrances. Ensuite il convenait de préfigurer la sanctification apportée aux hommes par le baptême du Christ : « Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés » (1 Corinthiens 6.11). Or c'est à ce baptême que Jean a préparé les hommes par le baptême qu'il administrait.

Solution

1. La Bienheureuse Vierge, élue par Dieu pour être sa mère, eut une plus grande grâce de sanctification que Jean Baptiste et Jérémie, élus pour être des préfigurations partielles de la sanctification du Christ. Nous en avons ce signe : à la Bienheureuse Vierge il fut donné de ne jamais commettre aucun péché, ni mortel ni véniel. Aux autres sanctifiés on croit qu'il fut accordé de ne pas pécher mortellement, par protection de la grâce divine.

2. Il est vrai que, sous d'autres rapporter des saints ont pu être unis au Christ plus étroitement que Jean Baptiste et Jérémie. Mais, comme nous venons de le dire, si l'on envisage la sanctification du Christ que ceux-ci ont figurée expressément, c’est eux qui lui ont été le plus unis.

3. La miséricorde dont parle Job dans ce texte ne désigne pas la vertu infuse, mais seulement une inclination naturelle à l'acte de cette vertu.

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