- Au premier instant de sa conception, le Christ a-t-il été sanctifié par la grâce ?
- A-t-il eu alors l'usage de son libre arbitre ?
- A-t-il pu alors mériter ?
- A-t-il alors pleinement joui de la vision béatifique ?
Objections
1. Il est écrit (1 Corinthiens 15.16) : « Ce qui vient en premier n'est pas le spirituel. » Or la sanctification de la grâce appartient au spirituel. Ce n'est donc pas aussitôt, dès le premier instant de sa conception, que le Christ a reçu la grâce de la sanctification, mais après un certain délai.
2. La sanctification implique l'éloignement du péché, selon S. Paul (1 Corinthiens 6.11) : « Et cela », c'est-à-dire pécheurs, « vous l'avez été jadis. Mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés ». Mais chez le Christ il n'y a jamais eu de péché. Il ne lui convient donc pas d'être sanctifié par la grâce.
3. De même que tout a été fait par le Verbe de Dieu, ainsi, par le Verbe incarné ont été sanctifiés tous les hommes qui le sont, selon l'épître aux Hébreux (Hébreux 2.11) : « Le sanctificateur et les sanctifiés ont tous même origine. » Mais, selon S. Augustin a « le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, n'a pas été fait ». Donc le Christ, par qui tous sont sanctifiés, n'a pas été sanctifié lui-même.
En sens contraire, il est écrit en S. Luc (Luc 1.35) : « L'être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Et en S. Jean (Jean 10.36) : « Celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde. »
Réponse
Comme nous l'avons dit plus haut, l'abondance de la grâce qui sanctifie l'âme du Christ dérive de son union au Verbe, selon cette parole en S. Jean (Jean 1.14) : « Nous avons vu sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique plein de grâce et de vérité. » Or nous venons de montrer que le corps du Christ a été animé et assumé dès le premier instant de sa conception par le Verbe de Dieu. Il s'ensuit qu'au premier instant de sa conception, le Christ a eu la plénitude de la grâce qui sanctifiait son âme et son corps.
Solutions
1. L'ordre présenté dans ce texte par S. Paul concerne ceux qui progressent vers un état spirituel. Or dans le mystère de l'Incarnation on envisage la descente de la plénitude divine dans la nature humaine plutôt que la progression jusqu'à Dieu d'une nature humaine préexistante. Et c'est pourquoi l'état spirituel de l'homme Christ fut parfait dès le principe.
2. La sanctification consiste en ce que quelque chose devient saint. Or on devient quelque chose non seulement à partir d'un état contraire, mais aussi à partir d'un terme opposé seulement par négation ou privation ; ainsi devient-on blanc à partir du noir, mais aussi à partir du non-blanc. Nous, de pécheurs que nous étions, devenons saints, et c'est ainsi que notre sanctification part du péché. Mais le Christ en tant qu'homme est devenu saint parce qu'il n'a pas toujours eu cette sainteté de la grâce ; cependant il n'est pas devenu saint après avoir été pécheur parce qu'il n'a jamais eu de péché ; mais en tant qu'homme il est devenu saint, de non saint qu'il était ; mais ce n'est pas à entendre à partir d'une privation : c'est-à-dire qu'à un moment il aurait été homme sans être saint ; mais d'une négation : c'est-à-dire que lorsqu'il n'était pas homme, il n'avait pas de sainteté humaine. Et c'est pourquoi il est devenu à la fois homme et homme saint. Ce qui fait dire à l'ange (Luc 1.35) : « L'être saint qui naîtra de toi. » Parole que S. Grégoire explique ainsi : « Pour distinguer de la nôtre la sainteté de Jésus, on dit qu'il naîtra saint. Nous, nous devenons saints, nous ne naissons pas saints parce que nous sommes captifs par la condition de notre nature corruptible. Lui seul est vraiment saint de naissance, lui qui n'a pas été conçu dans une union charnelle. »
3. Le Père ne réalise pas la création du monde par son Fils de la même manière dont toute la Trinité opère la sanctification des hommes par le Christ homme. Car le Verbe de Dieu a la même vertu et la même opération que Dieu le Père ; aussi le Père n'agit-il pas par le Fils comme par un instrument qui meut en étant mû, nous l'avons dit plus haut. Tandis que l'humanité du Christ est à la fois sanctifiante et sanctifiée.
Objections
1. Un être doit exister avant d'agir. Or, user de son libre arbitre, c'est agir. L'âme du Christ ayant commencé d'exister au premier instant de sa conception ainsi qu'on l'a il paraît impossible qu'au premier instant de sa conception, il ait eu l'usage de son libre arbitre.
2. L'usage du libre arbitre consiste dans le choix. Or le choix doit être précédé par la délibération du conseil ; car, selon le Philosophe « le choix est un désir de ce dont on a délibéré ». Il semble donc impossible qu'au premier instant de sa conception, le Christ ait eu l'usage de son libre arbitre.
3. Le libre arbitre est une faculté de volonté et de raison, comme on l'a établi dans la première Partie ; ainsi son usage est un acte de volonté et de raison, c'est-à-dire d'intellect. Mais l'acte d'intellect présuppose un acte du sens, qui ne peut se produire sans une harmonie des organes qui ne semblent pas avoir existé au premier instant de la conception du Christ.
En sens contraire, voici une affirmation de S. Augustin : « Dès que le Verbe vint dans le sein de sa mère, il a vraiment gardé sa propre nature et il est devenu chair et homme parfait. » Or un homme parfait a l'usage de son libre arbitre. Donc le Christ, au premier instant de sa conception, a eu l'usage de son libre arbitre.
Réponse
Nous l'avons dit à l'article précédent la nature humaine assumée par le Christ doit avoir la perfection spirituelle qu'elle n'a pas atteinte progressivement, mais qu'elle a possédée dès le début. Or la perfection ultime ne se trouve ni dans la puissance ni dans l'habitus, mais dans l'opération, aussi Aristote dit-il que celle-ci est l'acte second. C'est pourquoi il faut affirmer que le Christ, au premier instant de sa conception, eut cette opération de l'âme qui peut être instantanée. Telle est l'opération de la volonté et de l'intelligence en quoi consiste l'usage du libre arbitre. Car elle s'effectue soudainement et en un seul instant, avec plus de rapidité encore que la vision corporelle ; la raison en est que les actes de comprendre, de vouloir et de sentir ne sont pas des mouvements, c'est-à-dire « les actes d'un sujet imparfait » accomplis de façon successive, mais « les actes d'un sujet déjà parfait » selon Aristote. On en conclura donc que le Christ a eu l'usage du libre arbitre dès le premier instant de sa conception.
Solutions
1. Un être a toujours une antériorité de nature par rapport à son activité, non une antériorité de temps, mais au moment même où l'agent possède son être parfait, il commence d'agir, à moins d'un obstacle. Ainsi le feu, en même temps qu'il est engendré, commence à chauffer et à éclairer ; mais tandis qu'il ne chauffe que progressivement, l'illumination est instantanée. Et l'usage du libre arbitre est une opération de ce genre, on vient de le dire.
2. Le choix peut coïncider avec le terme du conseil, ou délibération. Ceux qui ont besoin de délibérer font leur choix aussitôt que, leur conseil achevé, ils ont la certitude du choix à faire, et c'est pourquoi ils ne choisissent pas aussitôt. Cela montre que la délibération n'est requise avant le choix que pour examiner ce qui est incertain. Or le Christ, au premier instant de sa conception, comme il a eu la plénitude de la grâce sanctifiante, a eu de même la plénitude de la vérité comme il a eu celle de la grâce sanctifiante selon la parole de S. Jean : « plein de grâce et de vérité ». Aussi, ayant la certitude de toutes choses, il a pu faire son choix instantanément.
3. L'intellect du Christ, selon sa science infuse, pouvait comprendre même sans se tourner vers les images, nous l'avons montré plus haut. Aussi pouvait-il y avoir en lui activité de la volonté et de l'intellect sans activité sensible. Cependant il a pu y avoir en lui une première opération du sens également, au premier instant de sa conception, surtout pour le sens du toucher, sens par lequel l'enfant dans le sein de sa mère éprouve des sensations avant même d'avoir reçu une âme raisonnable, dit Aristote. Puisque le Christ, au premier instant de sa conception, a eu une âme raisonnable, parce que son corps était déjà formé et doté de ses organes, à beaucoup plus forte raison pouvait-il au même instant exercer son sens du toucher.
Objections
1. Le libre arbitre a le même rapport à l'égard du mérite ou du démérite. Mais le démon, au premier instant de sa création, n'a pas pu pécher, ainsi qu'on l'a montré dans la première Partie. Donc l'âme du Christ non plus, au premier instant de sa création, qui fut le premier instant de la conception du Christ, n'a pas pu mériter.
2. Ce que l'homme possède au premier instant de sa conception semble lui être naturel parce que c'est à cela que se termine sa génération naturelle.
Mais nous ne méritons pas par les dons naturels, comme on l'a montré dans la deuxième Partie. Il apparaît donc que l'usage du libre arbitre, que le Christ a possédé en tant qu'homme au premier instant de sa conception, n'a pas été méritoire.
3. Ce qu'on a mérité une seule fois, on l'a en quelque sorte acquis comme sien, et il semble ainsi qu'on ne peut plus le mériter, car personne ne mérite ce qui lui appartient. Donc, si le Christ avait mérité au premier instant de sa conception, il s'ensuivrait qu'il n'a rien mérité ensuite, ce qui est évidemment faux.
En sens contraire, S. Augustin affirme : « Le Christ n'a eu absolument rien, quant au mérite de l'âme, par où il puisse progresser. » Or il aurait pu progresser en mérite s'il n'avait pas mérité au premier instant de sa conception. Donc, au premier instant de sa conception, le Christ a mérité.
Réponse
On l'a dit plus haut le Christ, au premier instant de sa conception, fut sanctifié par la grâce. Or il y a une double sanctification : celle des adultes, qui se sanctifient par leurs propres actes, et celle des enfants, qui sont sanctifiés non par leur propre acte de foi, mais selon la foi de leurs parents ou de l'Église. La première de ces sanctifications est plus parfaite que la seconde, de même que l'acte est plus parfait que l'habitus, et ce qui est par soi plus que ce qui est par un autre. Donc, puisque la sanctification du Christ a été absolument parfaite, parce qu'il était sanctifié ainsi pour sanctifier les autres, il s'ensuit que lui-même a été sanctifié selon le propre mouvement de son libre arbitre. Mouvement qui est méritoire. En conséquence, le Christ a mérité au premier instant de sa conception.
Solutions
1. Non, le libre arbitre n'est pas dans le même rapport avec le bien et avec le mal ; car il se porte vers le bien par lui-même et selon sa nature, et vers le mal par déficience et hors de sa nature. Comme dit le Philosophe. « ce qui est contraire à la nature est postérieur à ce qui lui est conforme ; parce que ce qui est contraire à la nature est comme une brisure par rapport à ce qui lui est conforme ». Et c'est pourquoi le libre arbitre de la créature peut dès le premier instant de sa création se mouvoir vers le bien en méritant, et non vers le mal en péchant, du moins si la nature est intègre.
2. Ce que l'homme possède au principe de sa création, selon le cours commun de la nature, il est naturel. Cependant rien n'empêche qu'aussitôt créée une créature reçoive de Dieu quelque bienfait de la grâce. Et c'est de cette manière que l'âme du Christ, au principe de sa création a reçu la grâce qui lui permettrait de mériter. Pour cette raison l'on dit que cette grâce, selon une certaine ressemblance, a été naturelle à cet homme qu'était le Christ, selon S. Augustin.
3. Rien n'empêche de posséder une même réalité en vertu de causes différentes. C'est ainsi que le Christ a mérité la gloire de son immortalité dès le premier instant de sa conception, et il a pu la mériter encore par ses actions et ses souffrances postérieures. Non que cette gloire lui ait été due davantage, mais elle lui était due pour de plus nombreux motifs.
Objections
1. Le mérite précède la récompense de même que la faute précède la peine. Or, on vient de le dire à l'article précédent, le Christ a mérité au premier instant de sa conception. Puisque l'état de compréhenseur est la récompense primordiale, il apparaît que le Christ n'en a pas joui dès le premier instant de sa conception.
2. Le Seigneur a dit (Luc 24.26) : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît et entrât ainsi dans sa gloire ? » Mais la gloire appartient à l'état de compréhenseur. Donc le Christ n'a pas été dans cet état dès le premier instant de sa conception.<
3. Ce qui ne convient ni à l'homme ni à l'ange apparaît comme le propre de Dieu et ainsi ne convient pas au Christ en tant qu'homme. Mais être toujours bienheureux ne convient ni à l'homme ni à l'ange ; car s'ils avaient été créés dans la béatitude, ils n'auraient pas péché par la suite. Donc le Christ en tant qu'homme n'a pas été dans la béatitude au premier instant de sa conception.
En sens contraire, il y a le Psaume (Psaumes 65.5) qui dit : « Bienheureux, celui que tu as choisi et assumé. » Ce que la Glose a appliqué à la nature humaine du Christ, qui a été assumée par le Verbe de Dieu dans l'unité de sa personne. Mais c'est au premier instant de sa conception que la nature humaine a été assumée ainsi. Donc en ce même instant le Christ en tant qu'homme a été bienheureux, c'est-à-dire compréhenseur.
Réponse
Comme le montraient les considérations précédentes, il ne convenait pas que le Christ, dans sa conception, reçoive la grâce à l'état habituel sans en exercer l'acte. Or il a reçu la grâce sans mesure, comme nous l'avons établi plus haut. Or la grâce du voyageur, puisqu'elle n'égale pas celle du compréhenseur, a une mesure moindre. Il est donc évident que le Christ, au premier instant de sa conception, a reçu non seulement autant de grâce que les compréhenseurs, mais même une grâce supérieure à celle de tous les bienheureux. Et puisque cette grâce n'a pas existé sans s'exercer en acte, il s'ensuit qu'il a eu en acte la vision bienheureuse : il a vu Dieu dans son essence plus clairement que n'ont pu le faire les autres créatures.
Solutions
1. Nous l'avons dit précédemment le Christ n'a pas mérité la gloire de son âme, selon laquelle il est appelé compréhenseur, mais la gloire de son corps, à laquelle il est parvenu par sa passion.
2. Cela répond aussi à la deuxième objection.
3. Il faut dire que le Christ, du fait qu'il fut Dieu et homme, a eu dans son humanité même cette supériorité sur toutes les autres créatures : d'avoir été bienheureux dès le début de sa conception.
Après avoir étudié la conception du Christ il faut traiter de sa naissance : I. Sa naissance elle-même (Q. 35). II. La manifestation du Christ à sa naissance (Q. 36).