- La naissance appartient-elle à la nature ou à la personne ?
- Faut-il attribuer au Christ une autre naissance que sa naissance éternelle ?
- La Bienheureuse Vierge est-elle la mère du Christ selon sa naissance temporelle ?
- Doit-elle être appelée Mère de Dieu ?
- Le Christ est-il Fils de Dieu le Père et de la Vierge-Mère selon deux filiations ?
- Le mode de sa naissance.
- Le lieu de sa naissance.
- L'époque de sa naissance.
Objections
1. S. Augustin écrit : « La nature éternelle et divine ne peut être conçue et naître de la nature humaine que selon la réalité de cette nature. » Donc, s'il convient à la nature divine d'être conçue et de naître en raison de la nature humaine, cela convient bien davantage à la nature humaine elle-même.
2. Selon Aristote, « nature » dérive de « naître ». Or ces dérivations de mots correspondent à des ressemblances entre les réalités. Il semble donc que la naissance se rattache à la nature plus qu'à la personne.
3. On ne parle de « naître » au sens propre, que pour ce qui commence d'exister par la naissance. Or ce qui commence d'exister par la naissance du Christ, ce n'est pas sa personne, c'est sa nature humaine. La naissance convient donc en propre à la nature, non à la personne.
En sens contraire, S. Jean Damascène écrit : « La naissance regarde l'hypostase, non la nature. »
Réponse
On peut attribuer la naissance à un être de deux façons : comme à un sujet, ou comme à un terme. Comme à un sujet, on l'attribue à ce qui naît. Or l'être qui naît, c'est proprement l'hypostase, non la nature. En effet, puisque naître, c'est être engendré, le but de la naissance est le même que celui de la génération : qu'un être existe. Or l'existence n'appartient proprement qu'à l'être subsistant ; à la forme non subsistante on attribue l'existence pour autant seulement que par elle un être existe. D'autre part, la personne ou hypostase possède tous les caractères de l'être subsistant, tandis que la nature se définit à la manière d'une forme en laquelle un être subsiste. Donc, si l'on veut désigner le véritable sujet de la naissance, il faudra attribuer celle-ci à la personne ou hypostase, non à la nature.
En revanche, si l'on pense au terme de la naissance, on attribuera celle-ci à la nature. Car le terme de la génération et de n'importe quelle naissance, c'est la forme. Or, la nature se définit à la manière d'une forme. Aussi la naissance est-elle définie par Aristote, une voie qui mène à la nature — l'intention de la nature, en effet, vise la forme ou la nature de l'espèce.
Solutions
1. En Dieu l'identité entre la nature et l'hypostase fait que parfois on parle de nature au sens de personne. C'est la raison pour laquelle le texte allégué dit que la nature a été conçue et est née : il faut l'entendre en ce sens que la personne du Fils a été conçue et est née selon la nature humaine.
2. Quant aux dérivations de mots, on remarquera que tout mouvement ou changement ne tire pas son nom du sujet soumis au mouvement, mais du terme auquel il aboutit et qui lui donne son espèce. Voilà pourquoi la « naissance » ne reçoit pas son nom de la personne qui naît, mais de la « nature » à laquelle aboutit la naissance.
3. En rigueur de termes, ce n'est pas la nature qui commence d'exister, c'est plutôt la personne qui commence d'exister dans une nature. Car, on vient de le voir, la nature est ce par quoi un être existe, tandis que la personne est ce qui possède l'être subsistant.
Objections
1. « La naissance est comme le mouvement d'une réalité qui n'existait pas avant de naître et à laquelle le bienfait de la naissance donne d'exister. » Or le Christ a existé de toute éternité. Il n'a donc pas pu naître temporellement.
2. Ce qui est parfait en soi n'a bas besoin de naissance. Or la personne du Christ a été parfaite de toute éternité. Elle n'a donc pas eu besoin de naissance temporelle.
3. La naissance convient en propre à la personne. Mais dans le Christ il n'y a qu'une seule personne. Donc il n'y a en lui qu'une seule naissance.
4. S'il y avait eu deux naissances, le Christ serait né deux fois. Or cela est faux, car la naissance par laquelle il est né du Père ne souffre pas d'interruption, étant éternelle. Pour parler de « deux fois », il faudrait pourtant qu'il y ait eu interruption ; car on ne dit de quelqu'un qu'il a couru deux fois que s'il a interrompu sa course. Il semble donc que l'on ne doit pas poser dans le Christ une double naissance.
En sens contraire, avec S. Jean Damascène « nous confessons deux naissances du Christ ; l'une éternelle qui est du Père ; et l'autre qui a lieu dans les derniers temps, pour nous ».
Réponse
Comme nous l'avons dit à l'article précédent, la nature a le même rapport avec la naissance que le terme avec le mouvement ou changement. Or des termes divers appellent des mouvements divers, dit Aristote. Et dans le Christ il y a deux natures : l'une qu'il a reçue du Père, de toute éternité ; l'autre qu'il a reçue de sa mère, dans le temps. Il est donc nécessaire d'attribuer au Christ deux naissances : l'une par laquelle il est né éternellement du Père ; l'autre par laquelle il est né de sa mère dans le temps.
Solutions
1. Cette objection a été soulevée par un hérétique appelé Félicien, et S. Augustin l'a résolue ainsi : « Imaginons, comme plusieurs le veulent, qu'il y a dans le monde une âme commune qui, par un mouvement inexplicable, vivifie tous les germes, de telle manière qu'elle ne soit pas produite avec ce qui est engendré, mais qu'elle donne elle-même la vie à ce qu'elle engendre. Cette âme commune, quand elle sera parvenue dans le sein où elle doit former à son usage une matière passible, composera une seule personne avec cette réalité, qui n'a pourtant pas la même substance qu'elle ; de l'union de ces deux substances : l'âme commune qui agit et la matière qui subit son action, résultera un seul homme. Et ainsi nous dirons que l'âme naît de sa mère, non pas toutefois, qu'avant de naître, en ce qui la concerne, elle n'ait pas existé du tout. De même donc, et d'une manière bien plus sublime, le Fils de Dieu est né de sa mère en tant qu'homme, dans les mêmes conditions qu'un esprit naît avec un corps ; ni l'esprit ni le corps ne sont de même substance, mais de l'un et l'autre résulte une seule personne. Toutefois, nous ne disons pas que le Fils de Dieu a commencé d'exister à partir de ce moment, pour qu'on ne croie pas que la divinité est dans le temps. Nous ne reconnaissons pas non plus que la chair du Fils de Dieu a existé de toute éternité, pour qu'on ne pense pas que le Fils de Dieu n'avait pas pris un corps humain réel, mais seulement une image de ce corps. »
2. Cette objection, c'est l'argument de Nestorius. S. Cyrille y répond de la façon suivante : « Nous ne disons pas que le Fils de Dieu ait eu besoin nécessairement pour lui-même d'une seconde naissance après celle qui vient du Père ; c'est faire preuve de sottise et d'ignorance de soutenir que le Fils, antérieur à tous les siècles et coéternel au Père, a eu besoin d'un commencement pour exister une seconde fois. On dit qu'il est né selon la chair parce que, pour nous et pour notre salut, en unissant à lui, de façon permanente, ce qui est humain, il a procédé de la femme. »
3. La naissance appartient à la personne comme à son sujet, à la nature comme à son terme. Or un même sujet peut être soumis à plusieurs changements, et ces changements varient nécessairement selon leurs termes. Néanmoins, nous parlons ainsi, non parce que la naissance éternelle serait un changement ou un mouvement, mais parce qu'on la présente à la manière d'un changement ou d'un mouvement.
4. On peut dire que le Christ est né deux fois, en raison de ses deux naissances. Comme le coureur qui court à deux moments différents est dit courir deux fois, de même peut-on dire que naître une fois dans l'éternité, et une fois dans le temps, qui désignent tous deux une mesure de durée, diffèrent entre eux beaucoup plus que deux moments du temps.
Objections
1. On l'a dit plus haut la Bienheureuse Vierge Marie n'a rien opéré dans la génération du Christ par mode de principe actif, elle a seulement fourni la matière. Mais cela ne semble pas suffire pour qu'elle soit considérée comme mère, autrement le bois serait appelé la mère du lit ou du banc. Il apparaît donc que la Bienheureuse Vierge ne peut être appelée la mère du Christ.
2. Le Christ est né miraculeusement de la Bienheureuse Vierge. Mais la génération miraculeuse ne suffit pas à fonder la raison de maternité ou de filiation, car nous ne disons pas qu'Ève est la fille d'Adam. Il semble donc que le Christ ne doit pas non plus être appelé le fils de la Bienheureuse Vierge.
3. Il revient à la mère d'émettre sa semence. Mais, dit S. Jean Damascène : « Le corps du Christ n'a pas été formé par voie séminale, mais par l'action créatrice de l'Esprit Saint. » Il semble donc que la Bienheureuse Vierge ne doit pas être appelée la mère du Christ.
En sens contraire, il y a ce texte de S. Matthieu (Matthieu 1.18) : « Telle fut la génération du Christ. Marie sa mère était fiancée à Joseph. »
Réponse
La Bienheureuse Vierge est vraiment et au sens naturel la mère du Christ. On l'a dit déjà le corps du Christ n'a pas été apporté du ciel comme le prétendait l'hérétique Valentin, mais il a été pris de la Vierge mère, et formé de son sang le plus pur. Et cela seul est requis pour constituer la raison de mère, nous l'avons montré. Donc la Bienheureuse Vierge est vraiment la mère du Christ.
Solutions
1. On sait déjà que la paternité, la maternité et la filiation ne se trouvent pas dans n'importe quelle génération, mais seulement dans la génération des vivants. Lorsque des êtres inanimés proviennent d'une matière, il n'en découle pas pour autant une relation de maternité et de filiation, mais seulement dans la génération des vivants, qui est appelée à proprement parler une naissance.
2. Selon S. Jean Damascène, la naissance temporelle, par laquelle le Christ naquit pour notre salut, est d'une certaine façon « conforme à la nôtre, puisqu'il est né homme, d'une femme, et au temps requis après la conception ; mais elle dépasse la nôtre parce qu'il n'est pas né d'une semence, mais du Saint-Esprit et de la Sainte Vierge, par-dessus la loi de la conception ». Ainsi, du côté de la mère, cette naissance a été naturelle, mais du côté de l'opération du Saint-Esprit, elle a été miraculeuse. La Bienheureuse Vierge est donc vraiment, et au sens naturel, mère du Christ.
3. La semence de la femme n'est pas nécessaire à la conception, vous l'avons vu. Elle n'est donc pas requise à la maternité.
Objections
1. Au sujet des mystères divins, il ne faut dire que ce qu'on trouve dans la Sainte Écriture. Or celle-ci ne dit jamais que la Bienheureuse Vierge soit la mère ou la génératrice de Dieu, mais qu'elle est « la mère du Christ (Matthieu 1.8), ou la mère de l'enfant » (Matthieu 2.11, 19).
2. Le Christ est appelé Dieu selon sa nature divine. Mais celle-ci n'a pas commencé d'exister par la Vierge. Donc on ne doit pas appeler mère de Dieu la Bienheureuse Vierge.
3. Ce nom de Dieu est attribué à la fois au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Donc, si la Bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, il s'ensuivrait qu'elle est la mère du Père et du Saint-Esprit, ce qui est absurde.
En sens contraire, on lit dans les chapitres de S. Cyrille approuvés par le Concile d'Éphèse : « Si quelqu'un ne confesse pas que l'Emmanuel est vraiment Dieu, et que, par suite, la Sainte Vierge est mère de Dieu, puisqu'elle a engendré selon la chair, la chair qui est devenue celle du Dieu Verbe, qu'il soit anathème. »
Réponse
On l'a dit ailleurs, tout nom qui désigne une nature au concret peut représenter l'hypostase ou personne qui possède cette nature. Or, ainsi qu'on l'a montré, l'union de l'Incarnation s'étant faite dans la personne, il est clair que ce nom : « Dieu » peut représenter une personne ayant la nature humaine et la nature divine. C'est pourquoi tout ce qui convient à la nature divine et à la nature humaine peut être attribué à cette personne, qu'il s'agisse de noms désignant la nature divine, ou se rapportant à la nature humaine. Or, on dit d'une personne ou hypostase qu'elle est conçue et qu'elle naît, en raison de la nature où se produisent la conception et la naissance. Étant donné que dès le début de sa conception la nature humaine a été assumée par la personne divine, comme nous l'avons dit plus haut, il s'ensuit que l'on peut dire en toute vérité que Dieu a été conçu et est né de la Vierge. Or, on donne à une femme le titre de mère de tel enfant parce qu'elle l'a conçu et engendré. Aussi est-il logique que la Bienheureuse Vierge soit appelée en toute vérité mère de Dieu.
On ne pouvait nier, en effet, que la Bienheureuse Vierge est mère de Dieu que dans deux hypothèses. Ou bien parce que l'humanité aurait été le sujet de la conception et de la naissance, avant que cet homme ait été Fils de Dieu : c'est la position de Photin. Ou bien parce que l'humanité n'aurait pas été assumée dans l'unité de la personne ou hypostase du Verbe de Dieu : c'est la position de Nestorius. Mais l'une et l'autre position est erronée. Il est donc hérétique de nier que la Bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.
Solutions
1. C'est l'objection de Nestorius. Voici comment on peut la résoudre ; Quoiqu'on ne trouve pas expressément dans l’Écriture que la Vierge soit la mère de Dieu, on y trouve pourtant explicitement que Jésus Christ est « le Dieu véritable » (1 Jean 5.20) et que la Bienheureuse Vierge est « mère de Jésus Christ » (Matthieu 1.18). Il résulte donc nécessairement des paroles de l'Écriture que la Vierge est mère de Dieu.
En outre, il est écrit (Romains 9.5) : « C'est des Juifs qu'est issu le Christ selon la chair, lequel est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement ! » Or, il n'est issu des juifs que par l'intermédiaire de la Bienheureuse Vierge. Par conséquent, celui qui « est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement » est véritablement né de la Bienheureuse Vierge et l'a eue pour mère.
2. C'est là encore une objection de Nestorius. Mais S. Cyrille la résout ainsi : « L'âme humaine naît avec son propre corps et est considérée comme ne faisant qu'un avec lui ; donc, si quelqu'un veut dire que la Vierge a engendré la chair sans avoir engendré l'âme, il parle pour ne rien dire. Nous percevons quelque chose d'analogue dans la génération du Christ ; car le Verbe de Dieu est né de la substance de Dieu le Père ; mais parce qu'il a assumé la chair, il est nécessaire de confesser qu'il est né d'une femme selon la chair. » Il faut donc affirmer que la Bienheureuse Vierge est appelée « mère de Dieu », non pas qu'elle soit la mère de la divinité, mais parce qu'elle est la mère, selon l'humanité, de la personne qui possède la divinité et l'humanité.
3. Ce nom de Dieu a beau être attribué à la fois au Père, au Fils et au Saint-Esprit, tantôt il représente la seule personne du Père, tantôt la seule personne du Fils, ou celle du Saint-Esprit, comme nous l'avons montré ailleurs. Ainsi, lorsqu'on dit : « La Bienheureuse Vierge est mère de Dieu », le nom « Dieu » représente uniquement la personne du Fils incarné.
Objections
1. La naissance est cause de filiation. Mais dans le Christ il y a deux naissances. Il y a donc aussi deux filiations.
2. La filiation, qui est la relation du fils à son père ou à sa mère, dépend en quelque manière de ce fils, parce que l'être de la relation est de se trouver en rapport avec autre chose ; si l'un des termes disparaît, l'autre disparaît aussi. Or la filiation éternelle du Christ, en vertu de laquelle il est Fils de Dieu le Père, ne dépend pas de sa mère, puisque rien d'éternel ne dépend d'un être temporel. Le Christ n'est donc pas Fils de sa mère par une filiation éternelle. Ou bien donc le Christ n'est d'aucune manière son fils, à l'encontre de ce qu'on vient d'établir, ou bien il est son fils par une filiation temporelle. Il y a donc dans le Christ deux filiations.
3. Dans la définition d'un terme relatif figure toujours l'autre, ce qui montre que chacun d'eux est spécifié par l'autre. Mais un seul et même être ne peut exister dans des espèces diverses. Il paraît donc impossible qu'une seule et même relation ait pour termes des extrêmes totalement divers. Or le Christ est le Fils du Père éternel et d'une mère temporelle ; ce sont là des termes totalement divers. Il apparaît donc que le Fils ne peut être le Fils du Père et de sa mère par la même relation. Il y a donc dans le Christ deux filiations.
En sens contraire, d'après S. Jean Damascène, on peut multiplier dans le Christ tout ce qui convient à la nature, mais non ce qui relève de sa personne. Or, la filiation appartient au premier chef à la personne, car c'est une propriété personnelle, comme on a pu le voir dans la première partie. Il n'y a donc dans le Christ qu'une seule filiation.
Réponse
À ce sujet on a émis des opinions diverses. Certains, attentifs à la cause de la filiation, qui est la naissance, mettent dans le Christ deux filiations comme deux naissances. D'autres, attentifs au sujet de la filiation qui est la personne ou hypostase, mettent dans le Christ une seule filiation comme il n'y a qu'une seule hypostase ou personne.
En effet, l'unité ou la pluralité de la relation ne tient pas aux termes, mais à la cause ou au sujet. Car si elle tenait aux termes, il faudrait que tout homme ait en lui deux filiations. l'une se rapportant à son père, et l'autre à sa mère. Mais, à bien considérer, il apparaît que chacun est en rapport avec son père et sa mère par la même relation, à cause de l'unité de la cause. En effet, par une même naissance on naît de son père et de sa mère, si bien qu'on se rattache à tous deux par la même relation. Et il en est de même pour le maître qui dispense le même enseignement à de nombreux élèves, comme pour le seigneur qui gouverne divers sujets par le même pouvoir.
Au contraire, lorsque les causes diffèrent spécifiquement, les relations qu'elles produisent diffèrent aussi spécifiquement. Alors rien n'empêche que plusieurs relations de cette nature se trouvent dans le même sujet. C'est ainsi que le maître qui enseigne aux uns la grammaire, et à d'autres la logique, n'exerce pas le même magistère. Les relations d'un seul et même maître seront donc différentes avec des élèves différents, ou avec les mêmes, auxquels il donne des enseignements différents.
Il arrive parfois que l'on soit en relation avec plusieurs personnes pour des causes diverses, mais de même espèce ; on peut par exemple être père de divers fils en vertu d'actes divers de génération. En ce cas la paternité ne peut différer spécifiquement puisque les actes de générations sont de même espèce. Et parce que plusieurs formes de même espèce ne peuvent exister simultanément dans un même sujet, il est impossible qu'il y ait plusieurs paternités en celui qui a engendré plusieurs fils. Mais il en serait autrement si l'on était père de l'un par génération naturelle, et de l'autre par adoption.
Or, il est évident que ce n'est pas par une seule et même naissance que le Christ est né de son Père dans l'éternité, et de sa mère dans le temps. Ces naissances ne sont pas les mêmes spécifiquement. En se plaçant à ce point de vue, il faudrait donc dire qu'il y a dans le Christ des filiations diverses, l'une temporelle, l'autre éternelle. Mais, parce que le sujet de la filiation n'est pas la nature ou une partie de la nature, mais seulement la personne ou hypostase ; et parce qu'il n'y a dans le Christ pas d'autre hypostase ou personne que la personne éternelle, il ne peut y avoir en lui qu'une seule filiation : celle qui est dans sa personne éternelle. Toute relation que l'on applique à Dieu en fonction du temps ne pose rien de réel en Dieu. lui-même qui est éternel, mais seulement un être de raison, comme on l'a montré dans la première Partie. Voilà pourquoi la filiation qui met le Christ en rapport avec sa mère ne peut pas être une relation réelle, mais seulement une relation de raison.
Les deux opinions exposées plus haut ont donc chacune une part de vérité. Car, si l'on envisage les raisons parfaites de filiation, on dira qu'il y a deux filiations, puisqu'il y a deux naissances. Mais si l'on considère le sujet de la filiation, qui ne peut être que le suppôt éternel, il ne peut y avoir dans le Christ, comme relation réelle, que la filiation éternelle.
Toutefois, on donne au Christ le nom de fils relativement à sa mère, en vertu d'une relation que l'on conçoit simultanément avec celle qui unit sa mère à lui. Il en va de même pour Dieu, que l'on appelle Seigneur en vertu de la relation que l'on conçoit simultanément avec la relation réelle par laquelle la créature est soumise à Dieu. En Dieu, cette relation de domination n'est pas réelle, et pourtant Dieu est vraiment Seigneur, en vertu de la soumission réelle de la créature envers lui. Pareillement, le Christ est appelé réellement fils de la Vierge sa mère, en raison de la relation réelle de maternité entre elle et le Christ.
Solutions
1. La naissance temporelle causerait dans le Christ une filiation temporelle réelle, s'il y avait là un sujet capable de recevoir cette relation. Mais cela est impossible ; car le suppôt éternel ne peut lui-même recevoir une relation temporelle, on vient de le voir.
On ne peut pas dire non plus que le Christ reçoit une filiation temporelle en raison de la nature humaine, de même qu'il est sujet à une naissance temporelle ; car il faudrait que la nature humaine soit d'une certaine manière sujette à la filiation, comme elle est, d'une certaine manière sujette à la naissance ; lorsque l'on dit du nègre qu'il est blanc en raison de ses dents, il faut que ses dents soient le sujet de la blancheur. Or, la nature humaine ne peut d'aucune manière être le sujet de la filiation, car cette relation regarde directement la personne.
2. La filiation éternelle ne dépend pas d'une mère temporelle ; mais avec cette filiation éternelle on conçoit un rapport temporel qui dépend de cette mère, et qui suffit pour affirmer du Christ qu'il est fils de sa mère.
3. Comme dit Aristote, « l'un et l'être s'engendrent réciproquement ». Aussi parfois, dans l'un des deux extrêmes en relation, la relation est un être réel, alors qu'elle n'est dans l'autre extrême qu'un être de raison ; c'est le cas de la science et de son objet, ainsi que le dit encore Aristote. Parfois aussi, dans l'un des deux extrêmes en relation, il n'y a qu'une seule relation, alors que du côté de l'autre on en compte un grand nombre. C'est ainsi que chez les parents on trouve une double relation : l'une de paternité, l'autre de maternité ; ces deux relations sont différentes spécifiquement, car c'est pour des raisons différentes que le père et la mère sont principes de génération. (En revanche, si c'était sous le même aspect que plusieurs individus seraient principes d'une seule action, par exemple du halage d'un bateau, il n'y aurait chez tous qu'une seule et même relation.) Du côté de l'enfant, il n'existe qu'une seule relation selon la réalité ; mais cette filiation est conçue comme double par la raison, en tant qu'elle correspond aux deux relations que l'on constate chez les parents, selon deux points de vue de l'esprit. Pareillement donc, d'une certaine manière, il n'y a dans le Christ qu'une seule filiation réelle, celle qui regarde le Père éternel ; et cependant on y conçoit aussi un autre point de vue, temporel, celui qui regarde la mère temporelle.
Objections
1. La mort des hommes dérive du péché des premiers parents (Genèse 2.17) : « Le jour où vous en mangerez, vous mourrez certainement. » De même aussi les douleurs de l'enfantement (Genèse 3.16) : « Tu enfanteras tes fils dans la douleur. » Mais le Christ a voulu subir la mort. Il semble au même titre que son enfantement a dû s'accompagner de douleurs.
2. La fin est proportionnelle au principe. Or, la vie du Christ s'est achevée dans la douleur (Ésaïe 53.4) : « Il a vraiment porté nos douleurs. » Il apparent donc que même dans sa naissance il devait y avoir les douleurs de l'enfantement.
3. Dans le Protévangile de Jacques on voit des sages-femmes accourir à la naissance du Christ, qui semblent avoir été nécessaires à cause des douleurs de l'enfantement. Il semble donc que la Bienheureuse Vierge a enfanté dans la douleur.
En sens contraire, dans un sermon qu'on lui attribue, S. Augustin s'adresse ainsi à la Vierge Marie : « Tu n'as connu ni flétrissure en concevant, ni douleur en enfantant. »
Réponse
Les douleurs de l'enfantement sont causées par la distension des organes à travers lesquels l'enfant sort du sein de la mère. Or, nous avons dit précédemment que le Christ est sorti du sein de sa mère resté fermé, ce qui n'a imposé aucune violence aux organes. C'est pourquoi cet enfantement n'a comporté aucune douleur, ni aucune lésion physique. Au contraire, il y a eu là une très grande joie, du fait que l'homme Dieu est né dans le monde, selon la parole d'Isaïe (Ésaïe 75.1) : « La terre fleurira comme le lis, elle exultera dans la joie et la louange. »
Solutions
1. Les douleurs de l'enfantement sont chez la femme une conséquence de son union charnelle avec l'homme. C'est ce que suggère la Genèse quand, après avoir dit (Genèse 3.16) « Tu enfanteras dans la douleur », elle ajoute « Et l'homme te dominera. » Mais comme le remarque un sermon attribué à S. Augustin, sur l'Assomption de la Vierge mère de Dieu a été exceptée de cette sentence : « Ayant reçu le Christ sans la souillure du péché et sans l'abaissement d'un commerce charnel avec l'homme, elle a engendré sans douleur, et sans atteinte à son intégrité, et elle est demeurée dans une parfaite virginité. » Et si le Christ a subi la mort, c'est volontairement, afin de satisfaire pour nous ; il n'y fut point comme forcé par cette sentence, car lui-même n'était pas astreint à la mort.
2. De même que le Christ en mourant a détruit notre mort, ainsi, par sa douleur, nous a-t-il délivrés de nos douleurs ; c'est pourquoi il a voulu mourir dans la souffrance. Mais les douleurs de l'enfantement qu'aurait subies sa mère ne concernaient pas le Christ qui venait satisfaire pour nos péchés. C'est pourquoi il n'a pas fallu que sa mère l'enfante dans la douleur.
3. D'après S. Luc (Luc 2.7), la Bienheureuse Vierge elle-même « enveloppa de langes et posa dans une mangeoire » l'enfant qu'elle venait de mettre au monde : ce qui montre la fausseté du Protévangile de Jacques, livre apocryphe. Aussi S. Jérôme, écrit-il : « Il n'y eut là aucune sage-femme, aucune activité de commères, Marie fut à la fois la mère et la sage-femme. “Elle enveloppa son enfant de langes et le posa dans une mangeoire” : cette phrase condamne les extravagances des apocryphes. »
Objections
1. Il est dit en Isaïe (Ésaïe 2.3) : « C'est de Sion que sortira la Loi, et la parole du Seigneur, de Jérusalem. » Mais le Christ est véritablement la Parole de Dieu. Il aurait donc dût venir au monde à Jérusalem.
2. Selon S. Matthieu (Matthieu 2.23), il était écrit du Christ : « On l'appellera Nazaréen », ce qui vient de la prophétie d'Isaïe (Ésaïe 11.1) : « Une fleur montera de sa tige », Nazareth en effet veut dire « fleur ». Mais on tire son nom surtout de son lieu de naissance. Il semble donc qu'il aurait dû naître à Nazareth, où il avait été conçu et où il devait grandir.
3. Le Seigneur est venu en ce monde pour annoncer la foi en la Vérité, comme il le dit en S. Jean (Jean 18.37) : « je suis né et je suis venu dans le monde afin de rendre témoignage à la vérité. » Mais cette mission lui aurait été facilitée s'il était né dans la ville de Rome, qui tenait alors le monde sous sa domination. C'est ce qui faisait dire à S. Paul écrivant aux Romains (Romains 1.8) : « Votre foi est annoncée à tout l'univers. » On voit donc qu'il n'aurait pas dû naître à Bethléem.
En sens contraire, il est écrit dans Michée (Michée 5.2) : « Et toi, Bethléem Éphrata, tu es toute petite parmi les chefs-lieux de Juda ; c'est de toi que sortira pour moi celui qui doit régner sur Israël. »
Réponse
Le Christ a voulu naître à Bethléem pour deux motifs. Le premier, c'est que « il est né de la race de David selon la chair » (Romains 1.3). C'est à David qu'avait été faite une promesse spéciale au sujet du Christ (2 Samuel 23.1) : « Oracle de l'homme haut placé, du Messie du Dieu de Jacob. » Et c'est pourquoi le Christ voulut naître à Bethléem, où David était né, afin de montrer par le lieu même de sa naissance l'accomplissement de la promesse qui lui avait été faite. C'est ce que souligne l'évangile disant (Luc 2.4) : « Parce que Joseph était de la maison et de la famille de David. »
Deuxième motif pour naître à Bethléem. Comme dit S. Grégoire : « Bethléem se traduit : Maison du pain. Or le Christ est celui qui a dit : “je suis le pain vivant, qui suis descendu du ciel.” »
Solutions
1. De même que David est né à Bethléem, c'est Jérusalem qu'il a choisie pour établir le siège de sa royauté et y construire le temple de Dieu ; c'est ainsi qu'il choisit Jérusalem pour qu'elle soit une cité à la fois royale et sacerdotale. Or le sacerdoce du Christ et sa royauté se sont consommés surtout dans sa passion. Ainsi convenait-il que le Christ ait choisi Bethléem comme lieu de sa naissance, et Jérusalem comme lieu de sa passion.
Par là, en outre, le Christ a confondu la vaine gloire des hommes qui s'enorgueillissent de naître dans des villes réputées et cherchent à y être honorés. À l'inverse, le Christ a voulu naître dans une cité sans gloire, et souffrir l'opprobre dans une cité illustre.
2. Le Christ voulut se signaler par sa vie vertueuse, et non par son origine charnelle. C'est pourquoi il voulut être élevé et formé dans la ville de Nazareth, tandis qu'il ne voulut naître à Bethléem que comme un hôte de passage. Selon S. Grégoire : « Par l'humanité qu'il avait assumée, il naissait comme à l'étranger, non selon sa puissance, mais selon sa nature. » Et, dit encore Bède, « il cherchait une place à l'hôtellerie pour nous préparer de nombreuses demeures dans la maison de son Père ».
3. Comme il est dit dans un sermon du Concile d'Éphèse : « Si le Christ avait choisi la grande cité de Rome, on aurait attribué la conversion du monde au prestige de ses concitoyens. S'il avait été le fils de l'Empereur, on aurait rattaché sa réussite à sa puissance. Mais afin de faire reconnaître que sa divinité avait transformé le monde, il choisit une mère très pauvre et une patrie plus pauvre encore. » Comme dit S. Paul (1 Corinthiens 1.27) : « Dieu choisit ce qui est faible ici-bas pour confondre ce qui est fort. » C'est pourquoi, afin de montrer davantage son pouvoir, c'est de Rome même, capitale du monde, qu'il fit la capitale de son Église, en signe de victoire parfaite. De là devait se répandre la foi dans le monde entier, selon cet oracle d'Isaïe (Ésaïe 26.8) : « Il humiliera la cité altière. Elle sera foulée aux pieds par le pauvre », c'est-à-dire le Christ, « par les pas des indigents », c'est-à-dire des Apôtres Pierre et Paul.
Objections
1. Le Christ venait pour rendre aux siens la liberté. Or il est né au temps de l'esclavage, où le monde entier est recensé sur l'ordre d'Auguste, parce que soumis à l'impôt, selon S. Luc (Luc 2.1).
2. Ce n'est pas aux païens qu'avait été promise la naissance du Christ, d'après S. Paul (Romains 9.4) : « Les promesses appartiennent à Israël. » Mais le Christ est né à l'époque où dominait en Judée un roi étranger : « Jésus étant né au temps du roi Hérode » (Matthieu 2.1).
3. Le temps de la présence du Christ dans le monde est comparé au jour parce qu'il est lui-même la lumière du monde ; ce qui lui fait dire (Jean 9.4) : « Tant qu'il fait jour, il faut que j'accomplisse les œuvres de celui qui m'a envoyé ». Mais en été les jours sont plus longs qu'en hiver. Donc, puisqu'il est né au cœur de l'hiver, le huit des calendes de janvier (25 décembre), il apparaît que l'époque de sa naissance était mal choisie.
En sens contraire, il y a cette parole de S. Paul (Galates 4.4) : « Lorsqu'est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sujet de la loi. »
Réponse
Il y a cette différence entre le Christ et les autres hommes que ceux-ci naissent soumis à la nécessité du temps, et que le Christ, comme Seigneur et Créateur de tous les temps, a choisi la date où il naîtrait, ainsi que sa mère et le lieu de sa naissance. Et parce que ce qui vient de Dieu est parfaitement ordonné et harmonieusement disposé, il s'ensuit que le Christ naîtrait au moment le mieux choisi.
Solutions
1. Oui, le Christ était venu pour nous ramener de l'état de servitude à l'état de liberté. Et c'est pourquoi, de même qu'il a adopté notre mortalité afin de nous ramener à la vie, de même, dit S. Bède « il a daigné s'incarner au moment où, dès sa naissance, il serait enregistré par le recensement de César et, pour notre libération, se soumettrait lui-même à la servitude. »
De plus, à cette époque où l'univers entier vivait sous un seul prince, une paix parfaite régnait sur le monde. Et c'est pourquoi il convenait que le Christ naisse à cette époque, lui qui est « notre paix, faisant de deux peuples un seul » (Éphésiens 2.14). Aussi, S. Jérôme dit-il : « Déroulons l'histoire ancienne : nous y trouvons que la discorde a régné dans le monde entier jusqu'à la vingt-huitième année de César Auguste ; mais à la naissance du Seigneur, toutes les guerres cessèrent », selon cette prédiction d'Isaïe (Ésaïe 2.4) : « Aucun peuple ne lèvera l'épée contre un autre. »
En outre, il convenait que sa naissance ait lieu au temps où un seul prince dominait le monde, puisque lui-même venait « rassembler les siens dans l'unité, afin qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur » (Jean 10.16).
2. Le Christ a voulu naître au temps d'un roi étranger, pour accomplir la prophétie de Jacob disant (Genèse 50.10) : « Le sceptre ne s'éloignera pas de Juda, ni le chef ne s'éloignera de sa race, jusqu'à ce que vienne celui qui doit être envoyé. » S. Jean Chrysostome explique : « Tant que la nation juive fut régie par des rois juifs, même pécheurs, les prophètes lui furent envoyés pour lui porter remède. Mais, lorsque la loi de Dieu fut sous le pouvoir d'un roi inique, le Christ naquit ; car le mal souverain et implacable appelait un médecin d'autant plus habile. »
3. « Ce fut quand la lumière du jour commence à croître que le Christ a voulu naître » pour montrer qu'il venait pour faire grandir les hommes dans la lumière divine, selon la prophétie (Luc 1.79) : « Éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort. » De même encore, il a choisi pour naître les rigueurs de l'hiver afin de souffrir pour nous, dès ce moment, dans sa chair.