- Les accidents qui subsistent sont-ils privés de sujet ?
- La quantité est-elle le sujet des autres accidents ?
- Ces accidents peuvent-ils modifier un corps extérieur ?
- Peuvent-ils se dissoudre ?
- Peuvent-ils engendrer une autre réalité ?
- Peuvent-ils nourrir ?
- La fraction du pain consacré.
- Peut-on mélanger un liquide au vin consacré ?
Objections
1. Il ne doit y avoir ni désordre ni fausseté dans ce sacrement de vérité. Mais que des accidents existent sans sujet, c'est contraire à l'ordre établi par Dieu dans la nature. En outre, cela aboutit à une certaine fausseté puisque les accidents sont des signes qui révèlent la nature du sujet. Dans ce sacrement il n'y a donc pas d'accidents sans sujet.
2. Même un miracle ne peut faire qu'une chose soit séparée de sa définition, ou qu'à une chose convienne la définition d'une autre, par exemple qu'un homme, tout en restant homme, soit un animal sans raison. Car il s'ensuivrait que les contradictoires coexisteraient puisque, selon Aristote « la définition, c'est cela même que signifie le nom de la chose ». Or il appartient à la définition de l'accident d'exister dans un sujet, et à la définition de la substance de subsister par elle-même en dehors d'un sujet. Il est donc impossible que, même miraculeusement, les accidents soient sans sujet dans ce sacrement.
3. L'accident est individué par son sujet. Donc, si les accidents demeurent sans sujet dans ce sacrement ils ne seront pas individuels mais universels. Ce qui est évidemment faux, car alors ce seraient des accidents intelligibles et non plus des accidents sensibles.
4. La consécration de ce sacrement ne confère aux accidents aucune composition nouvelle. Mais, avant la consécration, ils n'étaient composés ni de matière et de forme, ni d'existence et d'essence. Donc, même après la consécration, ils ne sont composés selon aucun de ces modes de composition. Mais c'est impensable parce qu'ils seraient alors plus simples que les anges, tandis qu'au contraire ces accidents sont des accidents sensibles. Ces accidents ne demeurent donc pas sans sujet dans ce sacrement.
En sens contraire, S. Grégoire dit que « les espèces sacramentelles sont les attributs de ces réalités qui existaient auparavant, c'est-à-dire du pain et du vin ». Et ainsi, puisque la substance du pain et du vin ne demeure pas, il semble que ces espèces existent sans sujet.
Réponse
Les accidents du pain et du vin, que les sens appréhendent dans ce sacrement comme subsistant après la consécration, n'ont pas pour sujet la substance du pain et du vin, qui ne subsiste pas, comme on l'a vu. Ils n'ont pas non plus pour sujet leur forme substantielle, qui ne subsiste pas ; et subsisterait-elle que, selon Boèce « elle ne pourrait être un sujet ». En outre, il est évident que ces accidents n'ont pas pour sujet la substance du corps et du sang du Christ, car la substance d'un corps humain ne peut aucunement être affectée de ces accidents ; en outre, il est impossible que le corps du Christ, qui existe dans la gloire et l'impassibilité, soit altéré de façon à recevoir des qualités de ce genre.
Certains prétendent qu'ils ont pour sujet l'air ambiant. Mais c'est impossible aussi. 1° Parce que l'air ne peut recevoir de tels accidents. 2° Parce que de tels accidents ne sont pas dans le même lieu que l'air ; au contraire, le déplacement de ces espèces chasse l'air. 3° Parce que « les accidents ne passent pas d'un sujet à l'autre », c'est-à-dire que le même accident déterminé ne peut pas, après avoir existé dans un sujet, exister ensuite dans un autre. En effet, l'accident reçoit sa détermination individuelle du sujet qui le supporte. Il est donc impossible qu'en gardant la même unité déterminée il soit tantôt dans un sujet, tantôt dans un autre. 4° Parce que, l'air n'étant pas dépouillé de ses accidents propres, il aurait en même temps ses accidents propres et des accidents étrangers. Et l'on ne peut pas dire que cela soit réalisé miraculeusement en vertu de la consécration, car les paroles de la consécration ne signifient rien de tel ; or elles ne réalisent que ce qu'elles signifient.
On est donc contraint d'admettre que, dans ce sacrement, les accidents subsistent sans sujet. Ce qui peut être produit par la vertu divine. Car, puisque l'effet dépend davantage de la cause première que de la cause seconde, Dieu, qui est la cause première de la substance et de l'accident, peut par sa vertu infinie conserver dans l'être un accident dont la substance a été enlevée, alors que cette substance le conservait dans l'être comme étant sa cause propre. C'est ainsi que Dieu peut produire d'autres effets des causes naturelles en se passant de ces causes naturelles ; par exemple, il a formé un corps humain dans le sein de la Vierge « sans la semence d'un homme ».
Solutions
1. Rien n'empêche qu'un être soit ordonné selon la loi commune de la nature, alors que, cependant, son contraire est ordonné selon un privilège spécial de la grâce, comme c'est évident lorsque des morts ressuscitent ou que des aveugles recouvrent la lumière. Dans l'ordre humain, on voit bien que des concessions sont faites à certains individus par privilège spécial en dehors de la loi commune. Et ainsi, bien qu'il soit conforme à l'ordre commun que l'accident existe dans le sujet, cependant, pour une raison spéciale, selon l'ordre de la grâce, les accidents existent dans ce sacrement sans avoir de sujet, pour les raisons que nous avons fait valoir plus haut.
2. L'être n'étant pas un genre, l'être (l'exister) lui-même ne peut être l'essence soit de la substance soit de l'accident. La définition de la substance n'est donc pas : « l'être qui par soi existe sans sujet », ni celle de l'accident ; « l'être qui existe dans un sujet ». Mais à la quiddité, ou essence de la substance, « il appartient d'avoir l'exister non pas dans un sujet » ; à la quiddité, ou essence de l'accident, « il appartient d'avoir l'exister dans un sujet ». Or, dans ce sacrement, s'il est accordé aux accidents d'exister sans sujet, ce n'est pas par la vertu de leur essence, mais par la vertu divine qui les soutient. C'est pourquoi ils ne cessent pas d'être des accidents, car on ne les prive pas de leur définition d'accident et on ne leur attribue pas la définition de la substance.
3. De tels accidents ont acquis leur être individuel dans la substance du pain et du vin. Lorsque celle-ci est convertie au corps et au sang du Christ, ils subsistent par la vertu divine comme accidents doués de l'être individuel qu'ils possédaient précédemment. Ils ne cessent donc pas d'être singuliers et sensibles.
4. De tels accidents, tant que demeurait la substance du pain et du vin, n'avaient pas l'existence par eux-mêmes, pas plus que les autres accidents ; mais c'est à eux que leur substance devait d'être telle ; c'est ainsi que la neige est blanche par la blancheur. Mais après la consécration, les accidents qui subsistent ont l'existence. Ils sont donc composés d'existence et d'essence, comme on l'a vu dans la première Partie, au sujet des anges. Et avec cela, ils sont composés comme ayant des parties quantitatives.
Objections
« Il n'y a pas d'accident de l'accident », car aucune forme ne peut être sujet, puisque être sujet est une propriété de la matière. Mais la quantité est un accident. Elle ne peut donc être le sujet d'autres accidents.
2. La quantité est individuée par la matière, et il en est ainsi des autres accidents. Donc, si la quantité du pain ou du vin demeure individuée selon l'être qu'elle possédait antérieurement, dans lequel elle se maintient, les autres accidents eux aussi demeurent au même titre individués selon l'être qu'ils possédaient antérieurement dans la substance. Ils ne sont donc pas dans la quantité comme dans un sujet, puisque tout accident est individué par son sujet.
3. Entre les divers accidents du pain et du vin qui subsistent après la consécration, le rare et le dense sont eux aussi appréhendés par les sens. Or ils ne peuvent exister dans une quantité qui existerait en dehors de la matière. Car le rare est ce qui a peu de matière sous de grandes dimensions, et le dense, ce qui a beaucoup de matière sous de petites dimensions, comme le montre Aristote. Il apparaît donc que la quantité ne peut être le sujet des accidents qui subsistent dans ce sacrement.
4. La quantité séparée du sujet semble être la quantité mathématique. Or celle-ci n'est pas le sujet des qualités sensibles. Puisque les accidents qui subsistent dans ce sacrement sont sensibles, il apparaît donc qu'ils ne peuvent, dans ce sacrement, avoir pour sujet la quantité du pain et du vin, qui subsiste après la consécration.
En sens contraire, les qualités ne sont divisibles que par accident, c'est-à-dire en raison de leur sujet. Or, les qualités qui subsistent dans ce sacrement sont divisées par la division de leur quantité, ce dont nos sens ont l'évidence. Donc la quantité est le sujet des accidents qui subsistent dans ce sacrement.
Réponse
On est contraint d'affirmer que tous les accidents qui subsistent dans ce sacrement ont, en guise de sujet, la quantité du pain et du vin, laquelle subsiste. En effet :
1° Il apparaît aux sens qu'une certaine quantité existe ici comme colorée et affectée d'autres accidents. Et en ces matières les sens ne se trompent pas.
2° La première disposition de la matière est la quantité mesurée par les dimensions. C'est pourquoi Platon a donné le « grand » et le « petit » comme étant les premières différences de la matière. Et puisque le premier sujet est la matière, il s'ensuit que tous les autres accidents se réfèrent au sujet par l'intermédiaire de la quantité déterminée par les dimensions : de même dit-on que la surface est le premeir sujet de la couleur ; c’est pourquoi certains ont donné les dimensions comme constituant les substances des corps, selon Aristote. Et parce que, alors qu'on a enlevé le sujet, les accidents demeurent selon l'être qu'ils possédaient antérieurement, il s'ensuit que tous les accidents demeurent fondés sur la quantité.
3° Puisque le sujet est le principe d'individuation des accidents, il faut que ce que l'on donne comme sujet de certains accidents soit de quelque manière leur principe d'individuation. Car il appartient à la raison d'individu de ne pouvoir exister en plusieurs êtres. Ce qui arrive de deux façons. Ou bien parce qu'il n'est pas dans sa nature d'exister dans quelque être que ce soit : c'est ainsi que les formes immatérielles séparées, subsistant par elles-mêmes dans l'être, sont aussi individuées par elles-mêmes. Ou bien parce qu'il est naturel à une forme substantielle ou accidentelle d'exister dans un sujet,, mais non dans plusieurs, comme cette blancheur qui est dans ce corps. En ce qui concerne le premier point (exister ou non dans un sujet), la matière est le principe d'individuation de toutes les formes engagées ; car, puisque ces formes, autant qu'il leur appartient, existent naturellement dans un être comme dans leur sujet, du fait que l'une d'elles est reçue dans la matière qui n'est pas dans un autre être, désormais cette forme, douée d'une telle existence, ne peut plus exister ailleurs. À l'égard du second point (ne pas exister dans plusieurs êtres), il faut dire que le principe d'individuation est la quantité déterminée par ses dimensions. En effet il est naturel à un être d'exister dans un seul sujet du fait que celui-ci est indivisé en soi-même et divisé de tous les autres. Or la division échoit à la substance en raison de la quantité, dit Aristote. Et c'est pourquoi la quantité déterminée par les dimensions est précisément un certain principe d'individuation, en tant que des formes numériquement diverses existent dans des parties diverses de la matière. Donc la quantité a précisément par elle-même une certaine individuation ; ainsi nous pouvons imaginer plusieurs lignes de même espèce, différentes par la position qui entre dans la notion d'une telle quantité ; il convient en effet à la dimension d'être une « quantité ayant position ». C'est pourquoi la quantité peut-être le sujet des autres accidents, plutôt que l'inverse.
Solutions
1. L'accident ne peut par lui-même être le sujet d'un autre accident ; parce qu'il n'existe pas par lui-même. Mais selon qu'il existe dans un autre être, un accident est appelé le sujet d'un autre, en tant qu'un accident est reçu dans le sujet par l'intermédiaire d'un autre ; c'est ainsi qu'on dit de la surface qu'elle est le sujet de la couleur. Donc, quand la vertu divine accorde à un accident d'exister par lui-même, il peut encore par lui-même être le sujet d'un autre accident.
2. Les autres accidents, même selon l'existence qu'ils avaient dans la substance du pain, étaient individués par l'intermédiaire de la quantité, comme on vient de le voir. Et c'est pourquoi la quantité est le sujet des autres accidents demeurant dans ce sacrement, plutôt que l'inverse.
3. Le rare et le dense sont des qualités conférées aux corps du fait qu'ils ont beaucoup ou peu de matière sous les dimensions. De même aussi que tous les autres accidents découlent des principes de la substance. Et de même que, lorsque la substance est retirée, la vertu divine conserve les autres accidents ; de même, lorsque la matière est retirée, la vertu divine conserve les qualités qui accompagnent la matière, comme le rare et le dense.
4. La quantité mathématique ne fait pas abstraction de la matière intelligible, mais de la matière sensible, selon Aristote. Or la matière est dite sensible du fait qu'elle est le sujet de qualités sensibles. Par conséquent, il est évident que la quantité déterminée par la dimension qui subsiste sans sujet dans ce sacrement, n'est pas la quantité mathématique.
Objections
1. Il est prouvé par le Philosophe que les formes qui existent dans la matière viennent de formes matérielles et non de formes séparées, parce que le semblable produit une action semblable à lui. Mais les espèces sacramentelles sont des espèces sans matière, puisque, comme nous l'avons vu, elles subsistent sans sujet. Elles ne peuvent donc modifier une matière extérieure en lui donnant une nouvelle forme.
2. Lorsque cesse l'action de l'agent premier, l'action de l'instrument cesse nécessairement ; ainsi lorsque le forgeron se repose, le marteau ne bouge pas. Mais toutes les formes accidentelles agissent comme des instruments en vertu de la forme substantielle qui joue le rôle d'agent principal. Puisque, dans ce sacrement, la forme substantielle du pain et du vin ne subsiste pas, comme on l'a vu plus haut, il apparaît que les formes accidentelles qui subsistent ne peuvent agir pour modifier une matière extérieure.
3. Aucun être n'agit au-delà de son espèce, car l'effet ne peut être supérieur à la cause. Mais toutes les espèces sacramentelles sont des accidents. Elles ne peuvent donc modifier une matière extérieure, au moins à l'égard de sa forme substantielle.
En sens contraire, si ces espèces ne pouvaient modifier les corps extérieurs, elles ne pourraient être perçues par les sens, car la perception consiste en ce que le sens est modifié par le sensible, selon Aristote.
Réponse
Puisque tout être agit selon qu'il est un être en acte, il s'ensuit que tout être est dans la même relation avec son agir qu'avec son être. Puisque, selon ce qui précède, la vertu divine accorde aux espèces sacramentelles de subsister dans l'être qu'elles possédaient lorsque existait encore la substance du pain et du vin, il s'ensuit qu'elles conservent encore leur agir. Et c'est pourquoi toute l'action qu'elles pouvaient exercer lorsque la substance du pain et du vin existait encore, elles peuvent aussi l'exercer lorsque la substance du pain et du vin se convertit au corps et au sang du Christ. Il n'est donc pas douteux quelles peuvent modifier les corps extérieurs.
Solutions
1. Les espèces sacramentelles, bien qu'elles soient des formes existant sans matière, gardent cependant le même être qu'elles avaient antérieurement dans la matière. C'est pourquoi, selon leur être, elles sont assimilées aux formes qui existent dans la matière.
2. L'action de la forme accidentelle dépend de l'action de la forme substantielle, comme l'être de l'accident dépend de l'être de la substance. Et par conséquent, de même que la vertu divine accorde aux espèces sacramentelles de pouvoir exister sans substance, de même elle leur accorde d'agir sans forme substantielle, par la vertu de Dieu de qui, comme premier agent, dépend toute action d'une forme, qu'elle soit substantielle ou accidentelle.
3. La modification qui atteint la forme substantielle ne provient pas de la forme substantielle immédiatement, mais par l'intermédiaire des qualités actives et passives qui agissent en vertu de la forme substantielle. Or, dans les espèces sacramentelles, cette vertu instrumentale est conservée par la vertu divine telle qu'elle existait avant la consécration. Et par conséquent, les espèces sacramentelles peuvent agir instrumentalement sur la forme substantielle ; c'est ainsi qu'un être peut agir au-delà de son espèce, non par sa vertu propre, mais par la vertu de l'agent principal.
Objections
1. Un être se dissout par la séparation de la forme d'avec la matière. Mais la matière du pain ne subsiste pas dans ce sacrement, comme on l'a vu. Donc ces espèces ne peuvent se dissoudre.
2. Aucune forme ne se dissout sinon par accident, lorsque le sujet s'est dissous ; si bien que les formes subsistantes par elles-mêmes sont incorruptibles, comme c'est évident pour les substances spirituelles. Mais les espèces sacramentelles sont des formes sans sujet. Donc elles ne peuvent se dissoudre.
3. Si elles se dissolvent, ce sera naturellement ou miraculeusement. Mais ce ne peut être naturellement, car on ne peut ici désigner un sujet de la dissolution, qui demeurerait une fois la dissolution terminée. De même ce ne sera pas miraculeusement ; car les miracles qui se produisent dans ce sacrement se font en vertu de la consécration, par laquelle les espèces sacramentelles sont conservées ; le même être ne peut causer à la fois la conservation et la dissolution. Donc, en aucune manière, les espèces sacramentelles ne peuvent se dissoudre.
En sens contraire, les sens perçoivent que des hosties consacrées pourrissent et se dissolvent.
Réponse
La dissolution est « un mouvement de l'être vers le non-être ». Or on a vu plus haut r que les espèces sacramentelles gardent le même être qu'elles avaient auparavant, quand la substance du pain et du vin existait. C'est pourquoi, de même que l'être de ces accidents pouvait se dissoudre lorsque la substance du pain et du vin existait, de même peut-il se dissoudre lorsque cette substance s'en va.
Ces accidents pouvaient alors se dissoudre de deux façons : par soi et par accident. Par soi, par exemple lorsque les qualités s'altéraient ou que la quantité augmentait ou diminuait. Il ne pouvait s'agir de ce mode d'augmentation ou de diminution qui est réservé aux corps animés. Les substances du pain et du vin ne pouvaient augmenter ou diminuer que par addition ou division : car, selon Aristote, par division une dimension se dissout et en donne deux ; par addition, à l'inverse, deux dimensions en donnent une seule. C'est de cette manière, évidemment, que peuvent se dissoudre ces accidents après la consécration, car la dimension qui subsiste peut subir une division aussi bien qu'une addition ; et puisqu'elle est le sujet de qualités sensibles, elle peut encore être le sujet de leur altération, par exemple si la couleur ou la saveur du pain ou du vin est changée.
Ces espèces peuvent encore se dissoudre par accident, à cause de la dissolution du sujet. Et elles peuvent se dissoudre de cette façon même après la consécration. Bien que le sujet, en effet, ne subsiste pas, l'être que ces accidents possédaient dans le sujet subsiste cependant, et c'est un être propre et conforme au sujet. C'est pourquoi cet être peut être dissous par un agent contraire, de la manière dont se dissolvait la substance du pain et du vin ; et d'ailleurs celle-ci ne se dissolvait qu'à la suite d'une altération portant sur des accidents.
Il faut cependant distinguer entre ces deux modes de dissolution. Car, comme le corps et le sang du Christ remplacent dans ce sacrement la substance du pain et du vin, s'il se produisait une modification telle, du côté des accidents, qu'elle ne suffirait pas à la dissolution du pain et du vin, une telle modification ne fait pas disparaître de ce sacrement le corps et le sang du Christ. Soit que la modification se fasse du côté de la qualité, par exemple lorsque la couleur ou la saveur du pain ou du vin est légèrement modifiée ; ou bien du côté de la quantité, comme lorsqu'on divise le pain ou le vin de telle façon que la nature du pain ou du vin peut être sauvegardée dans les parties qui résultent de cette division. Mais, si la modification était telle que la substance du pain et du vin en auraient été dissoutes, le corps et le sang du Christ ne subsistent pas sous ce sacrement. Et cela aussi bien du côté des qualités, comme lorsque la couleur, la saveur et les autres qualités du pain ou du vin sont tellement modifiées que la nature du pain ou du vin ne peut d'aucune manière subsister après cette modification ; soit encore du côté de la quantité, par exemple si le pain est réduit en poussière, ou le vin divisé en parties si petites que désormais les espèces du pain et du vin ne subsistent plus.
Solutions
1. Il appartient essentiellement à la dissolution d'enlever l'existence de la chose envisagée. Donc, en tant que l'être d'une forme existe dans la matière, il s'ensuit que la dissolution sépare la forme de la matière. Mais si cet être, sans exister dans la matière, était cependant semblable à l'être qui existe dans la matière, il pourrait être supprimé par dissolution, même en dehors de l'existence de la matière : c'est ce qui arrive dans ce sacrement, comme nous l'avons fait voir.
2. Bien que les espèces sacramentelles soient des formes existant en dehors de la matière, elles ont cependant l'être qu'elles avaient auparavant dans la matière.
3. Cette dissolution des espèces n'est pas miraculeuse mais naturelle. Cependant elle présuppose le miracle qui s'est produit dans la consécration, c'est-à-dire que ces espèces sacramentelles gardent sans sujet l'être qu'elles avaient antérieurement dans le sujet ; c'est ainsi qu'un aveugle, à qui la vue est rendue par un miracle, voit de façon naturelle.
Objections
1. Tout ce qui est engendré est engendré à partir d'une matière. À partir de rien, rien n'est engendré, quoique dans la création quelque chose soit fait à partir de rien. Mais les espèces sacramentelles n'ont aucune matière qui les supporte, sinon le corps du Christ qui n'est pas susceptible de changement. Il apparaît donc que les espèces sacramentelles ne peuvent donner naissance à rien.
2. Les êtres qui n'appartiennent pas au même genre ne peuvent naître l'un de l'autre, car la ligne ne peut naître de la blancheur. Mais l'accident et la substance diffèrent par le genre. Puisque les espèces sacramentelles sont des accidents il apparaît qu'aucune substance ne peut naître d'elles.
3. Si une substance corporelle naît des espèces sacramentelles, elle ne sera pas dépourvue d'accidents. Donc, si une substance corporelle naît des espèces sacramentelles, il faudra qu'un accident donne naissance à la substance et à l'accident, que deux êtres divers naissent d'un seul, ce qui est impossible. Il est donc impossible que les espèces sacramentelles donnent naissance à une substance corporelle.
En sens contraire, on voit sensiblement que les espèces sacramentelles peuvent donner naissance à des êtres nouveaux : de la cendre si on les brûle ; des vers si elles pourrissent ; de la poussière si on les broie.
Réponse
« La dissolution d'un être donne naissance à un autre être », dit Aristote. Il est donc nécessaire que les espèces sacramentelles donnent naissance à un autre être lorsqu'elles se dissolvent, ce qui leur arrive, nous venons de le voir. Or elles ne se dissolvent pas de façon à disparaître entièrement comme si elles étaient réduites à rien, mais il est manifeste qu'un être sensible les remplace.
Comment elles peuvent donner naissance à un autre être, il est difficile de le voir. Car il est évident que le corps et le sang du Christ, qui s'y trouvent véritablement, ne peuvent donner naissance à rien, puisqu'ils sont incorruptibles. Si la substance du pain ou du vin, ou leur matière, subsistait dans ce sacrement, il serait facile de déterminer que c'est eux qui donnent naissance à cet être sensible qui prend leur place, comme certains l'ont prétendu. Mais c'est faux, selon les principes que nous avons posés.
C'est pourquoi certains ont affirmé que ce qui naît ne provient pas des espèces sacramentelles, mais de l'air ambiant. Ce qui apparaît impossible pour bien des raisons. 1° Parce que l'être nouveau naît d'un être qu'on a vu précédemment s'altérer et se dissoudre. Or aucune altération ou dissolution n'est apparue précédemment dans l'air ambiant qui, ainsi, ne donne pas naissance à des vers ou à de la cendre. 2° Parce que la nature de l'air n'est pas telle qu'il puisse donner naissance à autre chose par de telles altérations. 3° Parce qu'il peut arriver que des hosties consacrées soient brûlées ou pourrissent en grande quantité, et il ne sera pas possible qu'une si grand quantité de matière terrestre naisse de l'air, sinon par un très important et très notable épaississement de cet air. 4° Parce que le même phénomène peut arriver aux corps solides environnants, par exemple à du fer ou des pierres : or ceux-ci demeurent entiers après cette naissance. Cette explication ne peut donc se soutenir car elle contredit les évidences sensibles.
C'est pourquoi d'autres ont affirmé que dans cette dissolution des espèces se produit un retour de la substance du pain et du vin, et qu'alors cette substance revenue donne naissance aux cendres, aux vers, etc. Mais cette explication n'est pas possible. D'abord parce que, si la substance du pain et du vin a été convertie au corps et au sang, comme on l'a vu, elle ne pourrait revenir que si le corps et le sang du Christ se reconvertissaient en la substance du pain et du vin, ce qui est impossible ; de même, si l'air se convertit en feu, l'air ne peut revenir que si le feu se reconvertit en air. Mais si la substance du pain ou du vin était anéantie, elle ne pourrait revenir, car ce qui tombe dans le néant ne revient pas dans le même être, numériquement identique, sauf peut-être à dire que la substance revient parce que Dieu crée entièrement une substance nouvelle au lieu de la première. Ensuite, cette solution paraît impossible parce qu'on ne peut fixer le moment où la substance du pain reviendrait. Car il est évident, d'après tout ce que nous avons dit, que, tant que subsistent les espèces du pain et du vin, subsistent le corps et le sang du Christ, qui ne coexistent pas dans ce sacrement, nous l'avons vu, avec la substance du pain et du vin. Donc la substance du pain et du vin ne peut revenir tandis que les espèces du pain et du vin subsistent. Et semblablement lorsqu'elles disparaissent ; car désormais la substance du pain et du vin subsisterait sans accidents propres, ce qui est impossible. À moins qu'on ne dise peut-être qu'au dernier instant de la dissolution des espèces revient non pas la substance du pain et du vin, car cet instant est celui-là même où les substances engendrées commencent d'exister ; mais la matière du pain et du vin, comme créée de nouveau, serait dite revenir à proprement parler. En ce sens, l'explication ci-dessus pourrait se soutenir.
Mais il ne semble pas rationnel de dire que quelque chose arrive miraculeusement dans ce sacrement, sinon précisément par la consécration en vertu de laquelle il n'est pas question qu'une matière soit créée ou revienne. Il semble donc qu'il vaut mieux dire ceci : C'est la consécration qui accorde miraculeusement à la quantité du pain et du vin d'être le premier sujet des formes qui viendront ensuite. Tel est le propre de la matière. Et c'est pourquoi, par voie de conséquence, il est accordé à cette quantité tout ce qui est attribuable à la matière.
Et c'est pourquoi tout ce qui pourrait naître de la matière du pain si elle existait, tout cela peut naître de cette quantité du pain et du vin, non pas par un nouveau miracle, mais en vertu du miracle antérieur.
Solutions
1. Bien qu'il n'y ait pas là de matière pour donner naissance à un être nouveau, la quantité joue le rôle de matière, on vient de le voir.
2. Ces espèces sacramentelles sont bien des accidents, mais elles ont l'acte et la vertu de la substance, nous venons de le dire.
3. La quantité du pain et du vin garde sa nature propre et reçoit miraculeusement la vertu et la propriété de la substance. C'est pourquoi elle peut aboutir à l'une et à l'autre, c'est-à-dire à la substance et à la dimension.
Objections
1. S. Ambroise affirme : « Ce pain n'est pas destiné au corps. Mais il est le pain de la vie éternelle, qui soutient la substance de notre âme. » Or tout ce qui nourrit est destiné au corps. Donc ce pain ne nourrit pas. Et le même argument vaut pour le vin.
2. Comme dit Aristote : « Nous sommes nourris par les éléments qui composent notre être. » Or les espèces sacramentelles sont des accidents dont l'homme n'est pas constitué, car l'accident n'est pas une partie de la substance. Il apparaît donc que les espèces sacramentelles ne peuvent nourrir.
3. Aristote dit aussi : « L'aliment nourrit en tant qu'il est une certaine substance, et il fait croître en tant qu'il est une certaine quantité. » Mais les espèces sacramentelles ne sont pas une substance. Elles ne peuvent donc pas nourrir.
En sens contraire, S. Paul, parlant de ce sacrement, écrit (1 Corinthiens 11.21) : « L'un a faim tandis que l'autre est ivre. » Sur quoi la Glose : « Il désigne ceux qui, après la célébration du mystère sacré et la consécration du pain et du vin, récupéraient leurs oblations et, sans en faire part aux autres, les consommaient tout seuls, si bien même qu'ils s'enivraient. » Or cela ne pouvait arriver si les espèces sacramentelles n'étaient pas nourrissantes. Donc les espèces sacramentelles nourrissent.
Réponse
Cette question ne présente pas de difficultés, maintenant que nous avons résolu la précédente. L'aliment nourrit, selon Aristote, du fait qu'il se convertit en la substance de celui qui est nourri. Or nous avons dit que les espèces sacramentelles peuvent se convertir en une substance engendrée à partir d'elles. Pour les mêmes raisons par lesquelles elles peuvent se convertir en cendres ou en vers, elles peuvent se convertir au corps humain. C'est pourquoi il est évident qu'elles nourrissent.
Certains disent bien qu'elles ne nourrissent pas vraiment, en se convertissant au corps humain, mais qu'elles restaurent et confortent par une certaine influence sur les sens ; c'est ainsi qu'un homme est conforté par l'odeur de la nourriture et enivré par l'odeur du vin. Mais nos sens montrent que c'est faux. Une telle réfection ne suffit pas à l'homme, dont le corps, soumis à une déperdition constante, a besoin d'être restauré. Et pourtant un homme pourrait se soutenir longtemps s'il consommait en grande quantité des hosties et du vin consacrés.
De même, on ne peut admettre la position de certains, pour qui les espèces sacramentelles nourrissent par la forme substantielle du pain et du vin, qui subsiste. D'abord parce que nous avons vu qu'elle ne subsiste pas. Ensuite parce que nourrir n'est pas l'acte de la forme mais plutôt de la matière, qui prend la forme de celui qui se nourrit, tandis qu'elle perd sa forme primitive. C'est pourquoi, dit Aristote, l'aliment au commencement est dissemblable, à la fin semblable.
Solutions
1. On peut dire qu'après la consécration ce sacrement contient du pain à un double titre. D'abord, il y a les espèces du pain, qui gardent le nom de la substance antérieure : c'est ainsi que parle S. Grégoire. Ou bien on peut appeler pain le corps même du Christ, qui est le pain mystique « qui descend du ciel ». Lorsque S. Ambroise dit que « ce pain n'est pas destiné au corps », il prend le pain en ce second sens : en effet le corps du Christ n'est pas converti au corps de l'homme mais il restaure son âme. Il n'est pas question ici de pain au premier sens.
2. Les espèces sacramentelles, bien qu'elles n'appartiennent pas aux éléments qui constituent le corps, se convertissent cependant en eux, on vient de le voir.
3. Les espèces sacramentelles, bien que n'étant pas une substance, ont cependant la vertu de la substance, nous l'avons dit.
Objections
1. Selon Aristote, les corps sont dits frangibles à cause d'une disposition déterminée de leurs pores. Ce qu'on ne peut attribuer aux espèces sacramentelles ; celles-ci ne peuvent donc être rompues.
2. La rupture d'un corps produit un son. Mais les espèces sacramentelles ne sont pas sonores, car Aristote dit que le corps sonore est un corps dur ayant une surface légère. Donc les espèces sacramentelles ne sont pas rompues.
3. Être mangé, rompu ou mâché revient au même. Mais c'est le vrai corps du Christ qui est mangé, selon le texte de S. Jean (Jean 6.55-57) : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, etc. » C'est donc le corps du Christ qui est rompu et mâché. Aussi est-il dit dans la confession de foi de Bérenger : « Je reconnais avec la sainte Église romaine, je professe de cœur et de bouche que le pain et le vin placés sur l'autel sont, après la consécration, le vrai corps et le vrai sang du Christ, qui sont en vérité maniés et rompus par les mains des prêtres, et broyés par les dents des fidèles. » La fraction ne doit donc pas être attribuée aux espèces sacramentelles.
En sens contraire, la fraction se fait par division de la quantité. Mais ici on ne rompt aucun être doué de quantité, sinon les espèces sacramentelles. Car ce n'est ni le corps du Christ — qui est incorruptible —, ni la substance du pain — qui ne subsiste pas —. Ce sont donc les espèces du pain qui sont rompues.
Réponse
De multiples opinions ont été émises à ce sujet par les vieux auteurs. Certains ont dit que dans ce sacrement il n'y avait pas de fraction réelle, mais seulement fraction apparente. Cette position ne tient pas car, dans ce sacrement de vérité, les sens ne sont pas trompés en ce qui est soumis à leur jugement : tel est le cas de la fraction, par laquelle un seul être en devient plusieurs, ce qui rentre dans le cas des sensibles communs, pour Aristote.
Aussi d'autres ont-ils dit qu'il y avait là une vraie fraction, sans aucune substance. Mais cela aussi contredit la constatation des sens. Car on voit dans ce sacrement un être doué de quantité, qui existe dans l'unité, partagé ensuite en nombreux fragments ; c'est donc cela qui doit être le sujet de la fraction.
Mais on ne peut pas dire que le vrai corps du Christ soit lui-même rompu. D'abord parce qu'il est incorruptible et impassible. Ensuite parce qu'il est tout entier sous chaque partie, comme on l'a vu : ce qui s'oppose par définition à ce qu'il soit rompu.
Il faut donc dire finalement que la fraction, de même que les autres accidents, a pour sujet la quantité. Et comme les espèces sacramentelles sont le signe du vrai corps du Christ, ainsi la fraction de ces espèces est le signe de la passion du Seigneur, qui est accomplie dans le vrai corps du Christ.
Solutions
1. De même que le rare et le dense subsistent dans les espèces sacramentelles comme on l'a déjà dit, de même y subsiste la porosité et par conséquent la frangibilité.
2. La densité accompagne la dureté. C'est pourquoi, du fait que la densité subsiste dans les espèces sacramentelles, la dureté y demeure aussi, et donc la sonorité.
3. Ce qui est mangé sous son aspect propre, c'est cela même qui sous le même aspect est rompu et mâché. Or le corps du Christ n'est pas mangé sous son aspect propre, mais sous son aspect sacramentel. Aussi sur le texte de S. Jean : « La chair ne sert de rien », S. Augustin fait-il cette remarque : « Ceci est à entendre de ceux qui comprenaient charnellement. Ils comprenaient la chair de la manière dont elle est déchirée sur un cadavre ou vendue à la boucherie. » Voilà pourquoi ce n'est pas en lui-même que le corps du Christ est rompu, mais sous son aspect sacramentel. C'est ainsi qu'il faut entendre la confession de foi de Bérenger : la fraction et le broiement des dents se réfèrent à l'aspect sacramentel sous lequel se trouve vraiment le corps du Christ.
Objections
1. Tout liquide mélangé à un autre reçoit la qualité de celui-ci. Mais aucun liquide ne peut recevoir la qualité des espèces sacramentelles, parce que ces accidents existent en dehors de tout sujet, comme on l'avu. Il apparaît donc que nul liquide ne peut être mélangé aux espèces sacramentelles du vin.
2. Si un liquide est mélangé à ces espèces, il faut qu'il en résulte un seul être. Mais on ne peut faire un seul être ni en mélangeant un liquide, qui est une substance, avec les espèces sacramentelles, qui sont des accidents ; ni en mélangeant un liquide avec le sang du Christ, car celui-ci, en raison de son incorruptibilité, n'admet ni addition ni diminution. Donc aucun liquide ne peut être mêlé au vin consacré.
3. Si un liquide est mêlé au vin consacré, il semble que lui-même deviendra consacré, comme de l'eau ordinaire qu'on mélange à de l'eau bénite devient elle-même bénite. Mais le vin consacré est le vrai sang du Christ. Donc le liquide lui-même, qu'on mélange, serait le sang du Christ. Et ainsi le sang du Christ serait produit autrement que par la consécration, ce qui est inadmissible. Donc on ne peut mélanger aucun liquide au vin consacré.
4. « Si de deux êtres l'un est totalement corrompu, il n'y aura pas de mélange », dit Aristote. Mais le mélange d'un liquide quelconque semble corrompre les espèces sacramentelles du vin, de telle sorte que le sang du Christ cesse d'y exister. D'abord parce que le grand et le petit sont des différences de la quantité et la diversifient, comme le blanc et le noir diversifient la couleur. Ensuite parce que le liquide mélangé, ne rencontrant pas d'obstacle, se répand dans tout le mélange ; et ainsi le sang du Christ cesse d'y exister, car il ne coexiste ici avec aucune autre substance. Donc aucun liquide ne peut être mélangé au vin consacré.
En sens contraire, les sens constatent avec évidence qu'on peut mélanger au vin un autre liquide, aussi bien après la consécration qu'avant celle-ci.
Réponse
La vraie solution de ce problème découle de tout ce qui précède. On a vu déjà que les espèces qui subsistent dans ce sacrement, de même qu'elles reçoivent en vertu de la consécration le mode d'exister de la substance, reçoivent semblablement son mode d'agir et de pâtir. C'est-à-dire qu'elles peuvent agir et pâtir exactement comme ferait la substance si elle était présente. Or il est évident que si la substance du vin était là on pourrait y mélanger un autre liquide.
Cependant ce mélange aurait des effets divers, selon la nature du liquide et selon sa quantité. Si en effet on mélangeait un liquide en telle quantité qu'il pût se répandre dans tout le vin, le mélange serait total. Ce qui résulte du mélange de deux êtres n'est ni l'un ni l'autre des composants, mais l'un et l'autre aboutissent à une troisième réalité, composée des deux premières. Il s'ensuivrait donc que le vin existant précédemment ne subsisterait pas, si le liquide qu'on y mêle était d'une autre espèce : par exemple, si on y mélangeait de l'eau, l'espèce du vin serait détruite et on aurait un liquide d'une autre espèce. Mais, si le liquide ajouté était de la même espèce, par exemple si on mêlait du vin au vin, la même espèce demeurerait, mais non le même vin dans son individualité. C'est ce que montrerait la diversité des accidents, par exemple si un vin était blanc et l'autre rouge.
Mais si le liquide ajouté était en si petite quantité qu'il ne pût se répandre partout, on n'aurait pas un mélange de tout le vin, mais seulement d'une de ses parties. Celle-ci ne demeurerait pas la même dans son identité individuelle à cause du mélange d'une matière extérieure. Il demeurerait cependant de la même espèce, non seulement si ce peu de liquide était de la même espèce, mais même s'il était d'une autre espèce : car une goutte d'eau mélangée à beaucoup de vin épouse l'espèce du vin, selon le Philosophe.
Or il est évident, par tout ce qui précède, que le corps et le sang du Christ subsistent dans ce sacrement aussi longtemps que les espèces demeurent dans leur identité individuelle, car ce qui est consacré c'est ce pain et ce vin. Donc, si l'on fait un mélange avec un liquide quelconque, mais en si grande quantité que ce liquide atteigne tout le vin, qui sera entièrement mêlé et par conséquent changera d'individualité, le sang du Christ ne subsistera pas. Mais si l'on ajoute une assez petite quantité pour qu'elle ne puisse pas se répandre partout mais seulement dans une partie des espèces, le sang du Christ cessera d'être sous cette partie du vin consacré et subsistera sous le reste.
Solutions
1. Innocent III dit dans une décrétale : « Les accidents eux-mêmes semblent affecter le vin qu'on ajoute : car si l'on a ajouté de l'eau, elle prend la saveur du vin. Il arrive donc que les accidents changent le sujet, comme il arrive que le sujet change les accidents. La nature s'efface devant le miracle et sa vertu opère au-dessus de son action accoutumée. » Mais il ne faut pas entendre cette parole comme si le même accident, dans l'individualité qu'il avait dans le vin avant la consécration, se retrouvait ensuite dans le vin ajouté ; mais un tel changement se fait par l'action. Car les accidents du vin qui subsistent gardent l'action de la substance, selon ce que nous venons de dire, et c'est ainsi qu'en le transformant ils affectent le liquide ajouté.
2. Le liquide ajouté au vin consacré ne se mêle aucunement à la substance du sang du Christ. Il se mêle cependant aux espèces sacramentelles ; de telle sorte toutefois qu'après le mélange ces espèces se dissolvent, soit en totalité, soit en partie, selon le mode qu'on a déterminé au sujet des êtres qui peuvent naître de ces espèces. Et si elles se dissolvent en totalité, il n'y a plus de question, car alors le tout sera homogène. Si elles ne se dissolvent que partiellement, il y aura bien une seule dimension selon la continuité de la quantité, mais non pas une seule selon le mode d'être, car si une seule partie est sans sujet, l'autre existera dans un sujet ; de même que, si un corps est constitué de deux métaux, il y aura un seul corps au point de vue de la quantité, mais non selon la nature spécifique.
3. Comme le dit Innocent III dans la décrétale alléguée plus haut : « Si, après la consécration, on met d'autre vin dans le calice, cet autre vin ne devient pas du sang et ne se mêle pas au sang ; mais mêlé aux accidents du premier vin, il entoure de tous côtés le corps qui s'y trouve caché, sans mouiller ce corps ainsi entouré. » Cela doit s'entendre quand on ne mélange pas une telle quantité de liquide ajouté que le sang du Christ cesse d'exister sous le tout. Alors en effet on dit qu'il est entouré de tous côtés parce qu'il toucherait le sang du Christ non pas selon ses dimensions propres, mais selon les dimensions sacramentelles sous lesquelles il est contenu. Il n'en va pas de même pour l'eau bénite, parce que la bénédiction ne change rien à la substance de l'eau, comme fait la consécration pour le vin.
4. Certains ont affirmé que, si petit que soit le mélange de liquide étranger, la substance du sang du Christ cessera d'exister sous l'ensemble. Et cela pour la raison introduite dans l'objection. Mais cette raison n'est pas contraignante. Car le grand et le petit ne diversifient pas la quantité dans son essence mais dans la détermination de sa mesure.
Pareillement, le liquide ajouté peut être en si petite quantité qu'il ne puisse se répandre dans le tout, à cause de sa petitesse et non seulement de ses dimensions ; car bien que celles-ci soient sans sujet, elles font obstacle à l'autre liquide, comme ferait la substance si elle était là, selon ce qu'on vient de déterminer.