- Le Christ a-t-il consommé son corps et son sang ?
- L'a-t-il donné à Judas ?
- Quel corps a-t-il consommé et donné : passible, ou impassible ?
- En quel état se serait trouvé le Christ dans ce sacrement, si celui-ci avait été conservé ou consacré pendant les trois jours où il était mort ?
Objections
On ne doit affirmer, touchant les actions et les paroles du Christ, que ce qui est transmis par l'autorité de la Sainte Écriture. Mais l'Évangile ne dit pas que le Christ ait mangé son propre corps ou bu son propre sang. On ne doit donc pas affirmer cela.
2. Aucun être ne peut exister en lui-même sinon au titre des parties, c'est-à-dire en tant qu'une partie se trouve dans une autre, selon le Philosophe. Mais ce qui est mangé et bu se trouve dans celui qui mange et boit. Puisque le Christ tout entier se trouve sous chacune des deux espèces sacramentelles, il semble impossible que lui-même ait consommé ce sacrement.
3. Il y a une double manière de consommer ce sacrement — spirituelle et sacramentelle. Mais la manière spirituelle ne convenait pas au Christ, car il n'a rien reçu du sacrement. Et par conséquent la manière sacramentelle non plus, qui est inachevée si elle n'aboutit pas à la manducation spirituelle. Donc le Christ n'a consommé ce sacrement en aucune manière.
En sens contraire, S. Jérôme dit : « Le Seigneur Jésus est lui-même le convive et le banquet, celui qui mange et celui qui est mangé. »
Réponse
Certains auteurs ont dit que le Christ, à la Cène, donna son corps et son sang aux disciples, et toutefois ne les consomma pas lui-même. Mais cette affirmation ne paraît pas juste. Car le Christ a observé lui-même le premier les institutions qu'il voulut faire observer aux autres ; c'est pourquoi lui-même voulut être baptisé avant d'imposer le baptême aux autres, conformément à la parole des Actes (Actes 1.1) : « Jésus commença à faire et à enseigner. » C'est pourquoi lui aussi tout d'abord consomma son corps et son sang, et ensuite les donna à ses disciples qui devaient les consommer. De là vient que sur le texte de Ruth (Ruth 3.7) : « Quand (Booz) eut mangé et bu » la Glose dit que « le Christ mangea et but à la Cène, lorsqu'il donna à ses disciples le sacrement de son corps et de son sang. Aussi, puisque les serviteurs ont communié à son corps et à son sang, il y a participé lui aussi ».
Solutions
On lit dans les évangiles (Marc 14.22) que le Christ « prit le pain et la coupe ». Or il ne faut pas comprendre qu'il les ait pris seulement dans ses mains, comme prétendent certains ; mais il les a pris de la manière dont devaient les prendre ceux à qui il les a donnés. C'est pourquoi, lorsqu'il a dit à ses disciples : « Prenez et mangez », et ensuite : « prenez et buvez », il faut comprendre que lui-même en a pris pour manger et pour boire. Aussi certains ont-ils dit en vers : « Le Roi trône à la Cène, Entouré par la troupe des Douze : Il se tient dans ses mains, Il se nourrit, lui, la nourriture. »
2. Comme on l'a vu plus haut, le Christ, en tant qu'il est sous ce sacrement, est en relation avec le lieu, non pas selon ses dimensions propres, mais selon les dimensions des espèces sacramentelles, de telle sorte que, en tout lieu où sont ces espèces, le Christ lui-même y est. Et puisque ces espèces ont pu se trouver dans les mains et dans la bouche du Christ, le Christ tout entier a pu se trouver lui-même dans ses propres mains et dans sa propre bouche. Mais cela n'aurait pas pu se produire selon qu'il est en relation avec le lieu par ses dimensions propres.
3. Comme on l'a vu plus haut, ce sacrement n'a pas seulement pour effet l'accroissement de la grâce habituelle, mais aussi une certaine délectation actuelle de douceur spirituelle. Or, bien que la grâce du Christ n'ait pas été augmentée par la réception de ce sacrement, il a éprouvé cependant une certaine délectation spirituelle dans l'institution de ce sacrement. Aussi disait-il lui-même, en S. Luc (Luc 22.15) : « J'ai désiré d'un grand désir manger cette Pâque avec vous », ce qu'Eusèbe explique en le rapportant au nouveau mystère de cette nouvelle alliance, qu'il donnait aux disciples. C'est pourquoi il a mangé spirituellement, et tout aussi bien sacramentellement, en tant qu'il a consommé son propre corps dans ce sacrement qu'il a conçu et organisé comme le sacrement de son corps. Mais autrement que le reste des hommes ne le mangent sacramentellement et spirituellement, car ils reçoivent un accroissement de grâce sous les signes sacramentels dont ils ont besoin pour recevoir la réalité.
Objections
1. On lit en S. Matthieu (Matthieu 26.29) que, lorsque le Seigneur eut donné son corps et son sang aux disciples, il leur dit : « je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où j'en boirai avec vous du nouveau dans le royaume de mon Père. » On voit par ces paroles que ceux qui venaient de recevoir son corps et son sang devaient boire avec lui de nouveau. Mais Judas n'a pas bu avec lui ensuite. Il n'a donc pas reçu le corps et le sang du Christ avec les autres disciples.
2. Le Seigneur a accompli ce qu'il a prescrit, selon le prologue des Actes (Actes 1.1) : « Jésus commença à faire et à enseigner. » Mais lui-même a donné cette prescription (Matthieu 7.6) : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré. » Puisque lui-même savait que Judas était un pécheur, il apparaît qu'il ne lui a pas donné son corps et son sang.
3. On lit expressément dans S. Jean (Jean 13.26) que le Christ tendit à Judas « du pain trempé ». Donc, s'il lui avait donné son corps, il semble qu'il le lui aurait donné avec cette bouchée, d'autant plus qu'on lit, au même passage : « Et après la bouchée, Satan entra en lui. » S. Augustin dit sur ce passage : « Cela nous enseigne combien il faut se garder de mal recevoir ce qui est bon... Car si l'on réprimande celui qui “ne discerne pas”, c'est-à-dire qui ne distingue pas le corps du Christ des autres aliments, comment condamnera-t-on celui qui s'approche en ennemi de cette table et en faisant semblant d'être un ami ? » Mais, avec la bouchée trempée, Judas n'a pas reçu le corps du Christ, dit S. Augustin sur S. Jean : « Lorsqu'il eut trempé le pain, il le donna à Judas, fils de Simon Iscariote. Ce n'est pas alors, comme le croient des lecteurs étourdis, que Judas a reçu le corps du Christ. » Il apparaît donc que Judas n'a pas reçu le corps du Christ.
En sens contraire, S. Chrysostome dit : « Judas a participé aux mystères et ne s'est pas converti. C'est ce qui rend son crime doublement horrible : d'abord, il a accédé aux mystères étant occupé d'un pareil dessein ; puis, en y accédant, il n'est pas devenu meilleur, n'ayant été touché ni par la crainte, ni par le bienfait, ni par l'honneur. »
Réponse
S. Hilaire a affirmé que le Christ n'a pas donné son corps et son sang à Judas. Et cela aurait été normal, si l'on considère la malice de Judas. Mais, parce que le Christ devait être pour nous un modèle de justice, il ne convenait pas à son magistère de séparer Judas de la communion des autres, quand il était un pécheur occulte, sans accusateur ni preuve évidente, afin de ne pas donner aux prélats de l'Église un exemple qui les autoriserait à agir ainsi ; et Judas lui-même, poussé à bout, en aurait tiré occasion de pécher. C'est pourquoi il faut dire que Judas a reçu le corps et le sang du Seigneur avec les autres disciples, comme le disent Denys et S. Augustin.
Solutions
1. Tel est l'argument employé par S. Hilaire pour montrer que Judas n'a pas reçu le corps du Christ. Mais il n'est pas déterminant. Car le Christ parle à ses disciples, dont Judas a quitté le collège, mais le Christ n'en a pas exclu Judas. Et c'est pourquoi le Christ, autant qu'il dépend de lui, boit le vin dans le royaume de Dieu, même avec judas ; mais c'est Judas lui-même qui a refusé ce festin.
2. L'iniquité de Judas était connue du Christ en tant que celui-ci est Dieu, mais elle n'était pas connue de lui de la manière dont elle se révèle aux hommes. Et c'est pourquoi le Christ n'a pas exclu Judas de la communion, afin de montrer par son exemple que de tels pécheurs occultes ne devraient pas, dans l'avenir, être repoussés par les autres prêtres.
3. Sans aucun doute, avec le pain trempé, Judas n'a pas pris le corps du Christ, mais du pain ordinaire : « Peut-être, dit S. Augustin à l'endroit cité, le pain trempé signifie-t-il l'hypocrisie de Judas, car on trempe certains objets pour les teindre. Et si ce pain trempé signifie quelque chose de bon », c'est-à-dire la douceur de la bonté divine, car le pain trempé devient plus savoureux, « ce n'est pas sans cause que la damnation a été encourue par celui qui se montra ingrat envers un tel bienfait ». Et c'est à cause de cette ingratitude que « ce qui est bon est devenu mauvais pour lui », comme il arrive à ceux qui reçoivent le corps du Christ indignement.
Et comme le dit S. Augustin au même endroit : « Il faut comprendre que le Seigneur avait déjà distribué auparavant à tous ses disciples » le sacrement de son corps et de son sang, « alors que Judas lui-même se trouvait là, selon le récit de S. Luc. Et ensuite on en est arrivé au moment où, selon la narration de S. Jean, le Seigneur, en trempant du pain et en le tendant à Judas dénonce celui qui va le livrer ».
Objections
1. Sur le texte de S. Matthieu (Matthieu 17.2) : « Il fut transfiguré devant eux », la Glose dit : « Il donna aux disciples à la Cène ce corps qu'il avait par nature, non pas son corps mortel et passible. » Et le passage du Lévitique (Lévitique 2.5) : « Lorsque tu offriras une oblation de pâte cuite au four... » est ainsi commenté par la Glose : « La croix, plus forte que tout, a rendu la chair du Christ, après la passion, apte à être mangée, alors qu'elle ne l'était pas auparavant. » Mais le Christ a donné son corps comme apte à être mangé. Il l'a donc donné tel qu'il le possédait après la passion, c'est-à-dire impassible et immortel.
2. Tout corps passible pâtit du contact et de la manducation. Donc, si le corps du Christ était passible, il aurait pâti en étant touché et mangé par les disciples.
3. Les paroles sacramentelles n'ont pas une plus grande vertu maintenant, quand elles sont prononcées par un prêtre qui tient la place du Christ, que lorsqu'elles furent prononcées par le Christ lui-même. Mais maintenant, par la vertu des paroles sacramentelles, c'est le corps du Christ impassible et immortel qui est consacré sur l'autel. Donc il l'était bien plus alors.
En sens contraire, il y a cette affirmation d'Innocent III : « Il donna à ses disciples son corps dans l'état où il le possédait. » Or il possédait alors un corps passible et mortel. C'est donc un corps passible et mortel qu'il donna à ses disciples.
Réponse
Hugues de Saint-Victor a prétendu que le Christ, avant la passion, assuma à des époques diverses les quatre dons d'un corps glorifié : la subtilité lors de sa naissance, quand il sortit du sein intact de la Vierge l'agilité, lorsqu'il marcha à pied sec sur la mer la clarté, dans la transfiguration ; l'impassibilité à la Cène, lorsqu'il donna à ses disciples son corps à manger. Et selon cette thèse, il donna à ses disciples un corps impassible et immortel.
Mais, quoi qu'il en soit des autres dons — nous avons dit plus haut ce qu'il faut penser à leur sujet -—, au sujet de l'impassibilité les choses n'ont pas pu se passer conformément à cette thèse. Il est évident, en effet, que c'était le même vrai corps du Christ qui était vu alors par les disciples sous son aspect propre, et qui était mangé par eux sous son aspect sacramentel. Or, il n'était pas impassible selon qu'il était vu sous son aspect propre ; tout au contraire, il était prêt pour la passion. Par conséquent, le corps même qui était donné sous l'aspect sacramentel n'était pas non plus impassible.
Cependant ce qui, en soi-même, était passible, existait selon un mode impassible sous l'aspect sacramentel ; de même que ce qui, en soi-même, était visible, s'y trouvait de façon invisible. En effet, de même que la vision requiert le contact du corps qui est vu avec le milieu ambiant qui permet la vision, de même la passion requiert le contact du corps qui pâtit avec les objets qui agissent sur lui. Or, le corps du Christ, en tant qu'il est dans le sacrement, n'est pas, comme on l'a vu, en relation avec ce qui l'entoure au moyen de ses dimensions propres, par lesquelles les corps se touchent, mais au moyen des dimensions des espèces du pain et du vin. C'est pourquoi ce sont les espèces qui pâtissent et qui sont vues, et non le corps même du Christ.
Solutions
1. Il faut dire que le Christ n'a pas donné à la Cène son corps mortel et passible, parce qu'il ne l'a pas donné sous un mode corporel et passible. La croix a rendu la chair du Christ susceptible d'être mangée, en tant que ce sacrement rend présente la passion du Christ.
2. Cet argument porterait si le corps du Christ, de même qu'il était passible, s'était trouvé aussi dans le sacrement sous un mode passible.
3. Comme on l'a vu plus haut, les accidents du corps du Christ se trouvent dans ce sacrement en vertu de la concomitance réelle, et non par la vertu du sacrement, laquelle rend présente la substance du corps du Christ. Et c'est pourquoi la vertu des paroles sacramentelles aboutit à ce qu'il y ait, sous ce sacrement, le corps, celui du Christ, quels que soient les accidents qui y existent dans la réalité.
Objections
1. Il n'y serait pas mort. Car le Christ a subi la mort du fait de sa passion. Mais, même alors, le Christ se trouvait dans ce sacrement sous un mode impassible. Il ne pouvait donc pas mourir dans ce sacrement.
2. Dans la mort du Christ son sang fut séparé de son corps. Mais, dans ce sacrement, le corps du Christ et son sang existent ensemble. Donc le Christ ne serait pas mort dans ce sacrement.
3. La mort se produit parce que l'âme se sépare du corps. Mais ce sacrement contient le corps du Christ en même temps que son âme. Donc le Christ ne pouvait pas mourir dans ce sacrement.
En sens contraire, c'est le même Christ, qui était sur la croix, qui aurait été dans le sacrement. Mais sur la croix il mourait. Donc il serait mort aussi dans ce sacrement qu'on aurait conservé.
Réponse
C'est le corps du Christ, substantiellement le même, qui se trouve et dans ce sacrement et sous son aspect propre, mais non pas de la même manière ; car, sous son aspect propre, il touche les corps environnants par ses dimensions propres, ce qu'il ne fait pas en tant qu'il est dans ce sacrement, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi on peut attribuer au Christ, en tant qu'il existe sous son aspect propre et en tant qu'il existe dans ce sacrement, tout ce qui lui appartient selon qu'il est en lui-même, comme vivre, mourir, souffrir, être animé ou inanimé, etc. Mais ce qui lui convient selon sa relation avec les corps extérieurs peut bien lui être attribué en tant qu'il existe sous son aspect propre, non en tant qu'il existe dans le sacrement, comme subir les moqueries, les crachats, la crucifixion, la flagellation, etc. C'est pourquoi on a dit en vers : « Lorsqu'il est conservé dans le ciboire, tu peux lui associer une douleur d'origine intérieure, mais une douleur infligée du dehors ne lui convient pas. »
Solutions
1. On vient de le dire, la passion convient au corps qui pâtit, par relation avec un agent extérieur. Et c'est pourquoi le Christ, selon qu'il est dans le sacrement, ne peut pâtir. Cependant il peut mourir.
2. Comme on l'a vu plus haut, sous l’espèce du pain, il y a le corps du Christ en vertu de la consécration, et le sang sous l'espèce du vin. Mais maintenant que, dans la réalité, le sang du Christ n'est pas séparé de son corps, en vertu de la concomitance réelle, le sang du Christ existe sous l'espèce du pain ensemble avec son corps, et son corps sous l'espèce du vin ensemble avec son sang. Mais si l'on avait consacré ce sacrement au moment de la passion du Christ, quand le sang fut réellement séparé du corps, il n'y aurait eu que le corps sous l'espèce du pain, et sous l'espèce du vin il n'y aurait eu que le sang.
3. Comme on l'a vu plus haut, l'âme du Christ est dans ce sacrement en vertu de la concomitance réelle, parce qu'elle n'existe pas séparée du corps. Mais ce n'est pas en vertu de la consécration. Et c'est pourquoi, si alors on avait consacré ou conservé ce sacrement quand l'âme était réellement séparée du corps, l'âme du Christ n'aurait pas été présente sous ce sacrement ; non pas à cause d'une insuffisance dans la vertu des paroles, mais à cause d'un autre agencement de la réalité.