- Les péchés remis par la pénitence reviennent-ils du fait même d'un péché postérieur ?
- Est-ce l'ingratitude qui les ramène, et plus spécialement selon certains péchés ?
- Ces péchés reviennent-ils avec un égal degré de culpabilité ?
- Cette ingratitude qui les ramène est-elle un péché spécial ?
Objections
1. Voici ce que dit S. Augustin : « Que les péchés pardonnés reviennent dans l'âme où il n'y a pas de charité fraternelle, c'est ce que le Seigneur nous enseigne très ouvertement dans la parabole du serviteur à qui le Seigneur a réclamé la dette précédemment remise, parce que ce serviteur n'avait pas voulu remettre celle que lui devait son compagnon. » Or tout péché mortel enlève la charité fraternelle. C'est donc que tout péché mortel commis après la pénitence ramène les péchés remis par cette pénitence.
2. Au sujet de ce texte de S. Luc (Luc 11.24) : « je reviendrai dans ma maison d'où je suis sorti », Bède nous dit : « Ce petit verset doit nous pénétrer de crainte et être expliqué, pour éviter que la faute que nous croyons éteinte nous écrase, alors que notre insouciance nous laisse sans défense. » Or cela ne serait pas si cette faute ne revenait pas. La faute remise par la pénitence peut donc revenir.
3. Le Seigneur dit dans Ézéchiel (Ézéchiel 18.24) : « Si le juste se détourne de sa justice et commet l'iniquité, je ne me souviendrai pas de toutes ses actions justes. » Or, parmi celles-ci, il y a la pénitence antérieure puisque, comme on l'a dit, la pénitence fait partie de la justice. Donc, si un pénitent pèche, on ne lui compte plus la pénitence qui a précédé et par laquelle il avait obtenu le pardon de ses péchés, et ces péchés reviennent.
4. Les péchés passés sont couverts par la grâce, comme S. Paul le montre (Romains 4.7, 8, 13) en citant ces paroles du Psaume (Psaumes 32.1) : « Bienheureux ceux dont les iniquités sont pardonnées et les péchés, oubliés. » Mais la grâce est enlevée par le péché mortel commis après la pénitence. Les péchés précédents se trouvent donc découverts et c'est ainsi, semble-t-il, qu'ils reviennent.
En sens contraire, 1. S. Paul nous dit (Romains 11.29) : « Dieu ne revient jamais sur ses dons et son appel. » Or la remise des péchés du pénitent est un don de Dieu. Donc les péchés une fois pardonnés ne sont pas ramenés par le péché qui suit la pénitence, comme si Dieu se repentait du don qu'il a fait en pardonnant. 2. S. Augustin demande : « Celui qui abandonne le Christ et finit cette vie en dehors de la grâce, peut-il aller ailleurs qu'à la perdition ? Cependant il ne retombe pas sous les condamnations qui lui ont été remises, ni sous celle du péché originel. »
Réponse
Dans le péché mortel, nous l'avons dit précédemment, il y a deux éléments, l'aversion envers Dieu et la conversion au bien créé. Considéré isolément, tout ce qui dans le péché mortel tient à l'aversion est commun à tous les péchés mortels, parce que tout péché mortel détourne l'homme de Dieu. Par conséquent la privation de la grâce et la dette de peine éternelle sont quelque chose de commun à tous les péchés mortels, et c'est ainsi qu'il faut entendre la parole de S. Jacques (Jacques 2.10) : « Celui qui offense Dieu sur un point encourt la condamnation de toutes les autres offenses. » Mais du côté de la conversion au bien créé, les péchés mortels sont divers et parfois contraires.
Il est donc évident que, du côté de la conversion au bien créé, le péché postérieur à la pénitence ne fait pas revenir les péchés mortels précédemment abolis. Autrement il s'ensuivrait que, par le péché de prodigalité, le pécheur retomberait dans son habitus ou sa disposition à l'avarice, qui avait disparu. Le contraire serait ainsi la cause de son contraire, ce qui est impossible. Cependant si, dans les péchés mortels, on considère de façon absolue l'effet de l'aversion, le péché mortel commis après la pénitence rend de nouveau l'homme privé de grâce et lui fait encourir la peine éternelle comme auparavant. Mais l'aversion, dans le péché mortel, se diversifie en quelque sorte selon sa relation avec les divers mouvements de conversion au bien créé, qui en sont les causes diverses. C'est ainsi que l'aversion, la souillure et la culpabilité sont différentes, selon que la cause en est tel ou tel acte de péché mortel. Il s'ensuit que, sous cet aspect, la question revient à ceci : Est-ce que la souillure et la dette de peine éternelle, en tant qu'elles étaient l'effet de ces actes des péchés précédemment pardonnés, reviennent avec le péché mortel commis après la pénitence ?
Quelques théologiens ont pensé qu'à la question ainsi posée on devait répondre par une simple affirmation. Mais cela n'est pas possible, car l'œuvre de Dieu ne peut être rendue vaine par l'œuvre de l'homme. La rémission des péchés précédents ayant été l'œuvre de la miséricorde divine, son effet ne peut être annulé par un nouveau péché de l'homme, selon S. Paul (Romains 3.3) : « Est-ce que leur incrédulité rendra vaine la fidélité de Dieu ? »
C'est pourquoi d'autres théologiens, qui affirment que les péchés reviennent en pareil cas, ont affirmé : Au pénitent qui péchera après le pardon, Dieu ne remet pas les péchés selon sa prescience, mais seulement selon l'état présent des exigences de la justice. Dieu sait d'avance que pour ces péchés momentanément remis, il devra punir le pécheur éternellement et cependant, par sa grâce, il le rend juste pour l'instant présent. Mais cela non plus ne tient pas, car si une cause est posée sans condition, l'effet lui aussi est posé sans condition. Donc, si la rémission des péchés par la grâce et les sacrements n'était pas absolue, mais dépendait d'une condition future, il s'ensuivrait que la grâce et les sacrements ne seraient pas cause suffisante de la rémission des péchés, ce qui est une erreur car cela rabaisse la grâce de Dieu.
Il n'est donc possible d'aucune façon que la souillure et la culpabilité des péchés précédents reviennent en tant qu'elles étaient causées par de tels actes.
Il peut arriver cependant que l'acte du péché postérieur à la pénitence contienne virtuellement la culpabilité du premier péché, en tant qu'un homme, en retombant dans son péché, semble pécher plus gravement que la première fois. S. Paul nous dit en effet (Romains 2.5) : « Par ton endurcissement et l'impénitence de ton cœur, tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère » du seul fait « qu'il y a mépris de la bonté de Dieu qui attend notre pénitence ». Mais le mépris de la bonté de Dieu est encore beaucoup plus grand quand, après le pardon du premier péché, il y a rechute, et d'autant plus grand que le bienfait du pardon est plus grand, supérieur à celui de la simple patience envers le pécheur. Voilà donc comment la culpabilité des péchés précédemment pardonnés revient avec le péché postérieur, non pas en tant que cette culpabilité serait l'effet des péchés déjà pardonnés, mais en tant qu'elle est l'effet actuel du péché commis en dernier lieu, péché plus grave en raison des péchés précédents. Ce n'est pas un retour des péchés pardonnés, au sens absolu du mot, mais ces péchés ne reviennent que sous un certain rapport : en tant qu'ils sont virtuellement contenus dans le dernier péché.
Solutions
1. Cette parole de S. Augustin doit être entendue du retour des péchés quant à la dette de peine éternelle considérée en elle-même. En effet, celui qui retombe dans le péché après la pénitence encourt une peine éternelle comme auparavant, mais non toutefois pour la même raison. Voilà pourquoi S. Augustin après avoir dit : « Le pécheur ne retombe pas dans ce qui lui a été remis et n'encourra plus de condamnation pour le péché originel », ajoute cette restriction : « Cependant, ce même pécheur sera frappé, à cause de ses derniers crimes, de la mort qui lui était due pour ses péchés déjà pardonnés. » En effet, il encourt la même peine de mort éternelle qu'il avait méritée pour ses péchés passés.
2. Par ces paroles, Bède n'entend pas dire que la faute une fois pardonnée écrase l'homme en ramenant toute l'ancienne culpabilité, mais qu'elle le fait par le renouvellement de l'acte de péché.
3. Par le péché commis après la pénitence, les précédents actes de justice sont livrés à l'oubli en tant que méritant la vie éternelle, mais non en tant qu'ils faisaient obstacle au péché. Donc, si quelqu'un pèche mortellement après avoir restitué une dette, il ne peut devenir débiteur de cette même dette comme s'il ne l'avait pas acquittée. Il est encore bien moins possible que l'effet de sa première pénitence soit annulé quant à la remise de la faute, puisque cette remise est l'œuvre de Dieu plus que celle de l'homme.
4. La grâce enlève absolument la souillure et la dette de peine éternelle. Quant aux péchés passés, elle les couvre en empêchant qu'à cause de ces actes Dieu prive l'homme de la grâce, et le tienne pour débiteur de la peine éternelle. Et ce que la grâce a fait une fois demeure à jamais.
Objections
1. Il semble que les péchés pardonnés ne soient pas ramenés par l'ingratitude qui se manifeste en ces quatre genres de péchés que sont la haine du prochain, l'apostasie, le mépris de la confession et le regret d'avoir fait pénitence, péchés énumérés dans le distique suivant :
« À celui qui hait ses frères,
devient apostat,
néglige la confession,
boude la pénitence,
l'ancienne faute fait retour. »
En effet, l'ingratitude est d'autant plus grande que le péché commis contre Dieu est plus grave, après le bienfait du pardon. Or il y a d'autres fautes plus graves que les péchés énumérés. Tels sont le blasphème contre Dieu et le péché contre le Saint-Esprit. Il semble donc que l'ingratitude des péchés en question ne ramène pas plus les fautes pardonnées que ne le fait l'ingratitude des autres péchés.
2. Raban Maur nous dit : « Dieu a livré aux bourreaux le mauvais serviteur, jusqu'à ce que celui-ci ait rendu tout ce qu'il devait, car ce ne sont pas seulement les péchés commis après le baptême qui lui seront de nouveau imputés pour son châtiment, mais aussi les souillures originelles qui lui ont été remises par le baptême. » De plus, les péchés véniels, eux aussi, sont comptés parmi les dettes pour lesquels nous disons : « Pardonne-nous nos offenses. » C'est donc qu'eux-mêmes reviennent avec l'ingratitude et il semble que, pour la même raison, non seulement les péchés cités plus haut, mais aussi les fautes vénielles ramènent les péchés déjà pardonnés.
3. L'ingratitude est d'autant plus grande que le bienfait qui précède le péché a été plus grand. Or la grâce d'innocence qui nous fait éviter le péché est, elle aussi, un bienfait de Dieu, car S. Augustin reconnaît : « À ta grâce j'impute tout ce que je n'ai pas fait de mal. » Mais le don de l'innocence est plus grand que la rémission même de tous les péchés. Celui qui pèche pour la première fois pendant son innocence n'est donc pas moins ingrat envers Dieu que celui qui pèche après la pénitence. C'est ainsi que l'ingratitude des péchés énumérés ne paraît pas être la plus grande cause du retour des péchés déjà pardonnés.
En sens contraire, S. Grégoire nous dit : « Il est certain, d'après les paroles de l'Évangile, que si nous ne pardonnons pas de tout cœur les torts qui nous sont faits, nous nous verrons redemander tout ce dont nous nous réjouissions d'avoir obtenu remise par la pénitence. » Ainsi donc il y a dans la haine du prochain une ingratitude spéciale qui ramène les péchés déjà remis, et la même raison vaut pour les autres péchés énumérés.
Réponse
Comme nous l'avons dit, on affirme que les péchés pardonnés reviennent en tant que leur démérite est virtuellement contenu dans le péché postérieur à la pénitence, en raison du caractère d'ingratitude de ce péché. Or il peut y avoir ingratitude de deux façons. D'abord, c'est une ingratitude d'agir contre le bienfait reçu, et cette ingratitude envers Dieu se trouve dans tout péché mortel, puisque le péché mortel offense Dieu qui a remis les péchés précédents. Ainsi donc, en raison de cette première ingratitude, tout péché mortel postérieur à la pénitence ramène les péchés déjà pardonnés.
Une autre forme d'ingratitude, c'est d'agir non seulement contre le bienfait reçu, mais contre ce qu'il y a de formel dans celui-ci. Ce formel, du côté du bienfaiteur divin, c'est la rémission de nos dettes ; et celui qui rejette la demande de pardon de son frère mais continue à le haïr, agit contre le formel du bienfait. Si l'on considère maintenant le pénitent qui reçoit le bienfait du pardon, on trouve de son côté un double mouvement du libre arbitre. Il y a d'abord un élan vers Dieu. Cet élan est un acte de foi animé par la charité, et l'homme agit contre ce mouvement en apostasiant. Le second mouvement du libre arbitre, c'est le rejet du péché, l'acte de la pénitence. À ce mouvement appartient d'abord, nous l'avons dit plus haut, la détestation des péchés passés, et le pécheur contredit cette disposition quand il regrette de s'être repenti. Un second élément de l'acte de pénitence, c'est la volonté de se soumettre aux clés de l'Église par la confession, selon cette parole du Psaume (Psaumes 32.5) : « je confesserai contre moi mon injustice au Seigneur ; et tu m'as pardonné l'impiété de mon péché. » Il contrarie cette volonté, celui qui dédaigne de se confesser comme il se l'était proposé. Et c'est pourquoi l'on dit que chez de tels pécheurs une ingratitude spéciale ramène les péchés déjà pardonnés.
Solutions
1. Ce caractère spécial n'est pas attribué à ces péchés parce qu'ils sont plus graves que les autres, mais parce qu'ils sont plus directement en opposition avec le bienfait de la rémission.
2. Oui, les péchés véniels et le péché originel lui-même reviennent de la façon qu'on a dite, comme les péchés mortels, en tant qu'il y a mépris du bienfait de Dieu qui a pardonné ces péchés. Quant au péché véniel, il n'implique pas d'ingratitude, parce qu'en péchant véniellement l'homme ne se met pas en opposition absolue avec Dieu, mais agit en dehors de lui. C'est pourquoi les péchés véniels ne ramènent d'aucune façon les péchés pardonnés.
3. Un bienfait peut être évalué de deux façons: ou bien pour sa valeur intrinsèque, et ainsi considérée l'innocence est un bienfait plus grand que la pénitence, seconde planche après le naufrage ; ou bien d'après la situation de celui qui reçoit le bienfait, et, à ce titre, la grâce faite à celui qui en est le moins digne est la plus grande. Le mépris de cette grâce plus grande le rend plus ingrat. C'est de cette seconde façon que le bienfait du pardon de la faute est plus grand, en tant qu'il est accordé à celui qui en est totalement indigne. Il s'ensuivra donc une plus grande ingratitude.
Objections
1. La grandeur du péché égale celle du bienfait procuré par le pardon, et par suite égale la grandeur de l'ingratitude qui a fait mépriser ce bienfait. Or, c'est l'importance de l'ingratitude qui mesure celle de la culpabilité. Donc cette culpabilité est égale à celle de tous les péchés antérieurs.
2. Celui qui offense Dieu pèche plus gravement que celui qui offense l'homme. Mais l'affranchi coupable est ramené au même degré de servitude ou même à une condition de servitude plus dure que celle dont il avait été affranchi. À plus forte raison, celui qui pèche contre Dieu, après sa libération du péché, sera-t-il passible d'une dette de peine égale à celle qu'il avait tout d'abord encourue.
3. Dans la parabole rapportée par S. Matthieu (Matthieu 18.34), on dit que le « Maître irrité livra aux bourreaux le mauvais serviteur », celui auquel les péchés pardonnés étaient réimputés à cause de son ingratitude « jusqu'à ce qu'il eût restitué toute sa dette ». Mais ce ne serait pas le cas si la culpabilité qui vient de l'ingratitude n'était pas aussi grande qu'avait été celle de tous les péchés passés. C'est donc que la culpabilité ramenée par l'ingratitude est égale à celle qui avait précédé la pénitence.
En sens contraire, il est écrit (Deutéronome 25.2) : « À la mesure du péché est la mesure des coups. » Il semble donc qu'un petit péché n'engendre pas une grande culpabilité. Mais quelquefois le péché mortel commis après la pénitence est beaucoup moins grave que n'importe lequel des péchés précédemment pardonnés. Donc le péché commis après la pénitence ne ramène pas autant de culpabilité qu'il y en avait dans les péchés déjà pardonnés.
Réponse
Certains théologiens ont dit qu'en raison de l'ingratitude du péché commis après la pénitence, le pécheur encourait, outre la culpabilité propre au nouveau péché, une culpabilité égale à ce qu'avait été celle des péchés déjà pardonnés. Mais cela n'est pas nécessaire. Nous l'avons dit plus haut, la culpabilité des péchés précédents n'est pas ramenée par le nouveau péché en tant qu'elle découlait des actes des péchés passés, mais en tant qu'elle suit l'acte du nouveau péché. Ce retour de culpabilité doit donc être proportionné à la gravité du péché qui suit la pénitence. Or, il peut arriver que la gravité du nouveau péché égale celle de tous les péchés précédents ; mais cela n'arrive pas toujours, et pas nécessairement, soit qu'il s'agisse de la gravité résultant de l'espèce du péché : par exemple, le nouveau péché est un acte de fornication simple, alors que les péchés passés ont été des adultères, des homicides ou des sacrilèges ; soit même qu'il s'agisse de la gravité résultant de l'ingratitude qu'implique le nouveau péché. Ce n'est pas en effet une nécessité que la gravité de l'ingratitude soit absolument égale à la grandeur du bienfait reçu, grandeur qui se mesure à la gravité des péchés pardonnés. Il peut arriver que l'ingratitude à l'égard du bienfait reçu soit beaucoup plus grande chez celui qui méprise davantage le bienfait ou commet une offense plus grande contre le bienfaiteur, et queue soit moins grave chez celui qui méprise moins le bienfait et offense moins le bienfaiteur. L'égalité de la gravité de l'ingratitude avec la grandeur du bienfait n'est qu'une égalité de proportion, c'est-à-dire que, dans l'hypothèse d'un égal mépris du bienfait et d'une égale offense du bienfaiteur, l'ingratitude sera d'autant plus grande que le bienfait aura été plus grand. Il est donc manifeste que le péché commis après la pénitence ne ramène pas nécessairement, en raison de l'ingratitude, un degré de culpabilité absolument égal à celui des péchés précédents. Mais il y a nécessairement une égalité proportionnelle entre la gravité plus ou moins grande des péchés plus ou moins nombreux qui ont été pardonnés, et le degré de culpabilité que ramène tout péché mortel commis après la pénitence.
Solutions
1. Le bienfait du pardon de la faute reçoit toute sa mesure de la gravité des péchés pardonnés, mais cette gravité ne mesure pas toute l'ingratitude, qui se proportionne aussi, nous l'avons dit, au degré du mépris du bienfait et de l'offense faite au bienfaiteur. La raison donnée dans l'objection n'est donc pas concluante.
2. L'affranchi, lui aussi, n'a pas été remis en servitude pour une ingratitude quelconque, mais pour une grave ingratitude.
3. Celui à qui les péchés pardonnés sont réimputés à cause de son ingratitude subséquente redevient passible de toute sa dette en tant que le degré de culpabilité encourue par les péchés précédents se retrouve, comme nous l'avons dit, à un degré d'égalité non pas absolu, mais proportionnel, dans l'ingratitude du péché qui suit la pénitence.
Objections
1. L'obligation de rendre le bien pour le bien dépend de ces exigences de la justice qui constituent la loi du « coup pour coup », ou de la réciprocité, selon Aristote. Mais la justice est une vertu spéciale. Donc l'ingratitude est, elle aussi, un péché spécial.
2. Cicéron établit que la disposition à la gratitude est une vertu spéciale. Or l'ingratitude est son contraire. Donc l'ingratitude est un péché spécial.
3. Tout , effet spécial procède d'une cause spéciale. Or l'ingratitude a un effet spécial ; elle fait revenir d'une certaine façon les péchés déjà pardonnés. Elle est donc un péché spécial.
En sens contraire, ce qui est la conséquence de tous les péchés n'est pas un péché spécial. Or tout péché mortel nous rend ingrats envers Dieu, comme on le voit par ce que nous avons dit ; donc l'ingratitude n'est pas un péché spécial.
Réponse
L'ingratitude de celui qui pèche est quelquefois péché spécial, et d'autres fois non, n'étant pas autre chose qu'une circonstance accompagnant tout péché mortel, puisque le péché mortel nous met en opposition avec Dieu. C'est en effet l'intention du pécheur qui donne au péché sa spécification, selon Aristote : « Celui qui commet l'adultère afin de voler est beaucoup plus voleur qu'adultère. » Donc, si quelqu'un commet le péché au mépris de Dieu et du bienfait reçu, ce péché reçoit la spécification du péché d'ingratitude ; et l'ingratitude de ce pécheur devient ainsi un péché spécial. Mais si le pécheur, voulant commettre un péché, par exemple un homicide ou un adultère, n'est pas retenu par ce qu'il y a dans ce péché de mépris envers Dieu, son ingratitude ne sera pas un péché spécial, mais elle prendra la spécification de l'autre péché, comme une circonstance ordinaire. Selon S. Augustin, tout péché ne procède pas du mépris de Dieu, bien qu'en tout péché le mépris de Dieu soit inclus dans celui de ses préceptes. Il est donc manifeste que l'ingratitude de celui qui pèche est quelquefois, mais pas toujours, un péché spécial.
Solutions
Ce que nous venons de dire montre ce qu'il faut répondre aux Objections dont les trois premières prétendent que l'ingratitude est, par nature, une espèce particulière de péché, et la dernière, que l'ingratitude en tant qu'elle se trouve en tout péché, n'est pas un péché spécial.