- Par la pénitence, nos vertus nous sont-elles rendues ?
- Nous sont-elles rendues au même degré qu'auparavant ?
- Le pénitent retrouve-t-il la même dignité ?
- Les œuvres vertueuses sont-elles frappées de mort par le péché ?
- Les œuvres frappées de mort par le péché revivent-elles par la pénitence ?
- Les œuvres mortes, c'est-à-dire faites sans la charité, sont-elles vivifiées par la pénitence ?
Objections
1. Les vertus perdues ne pourraient nous être rendues par la pénitence que si celle-ci était leur cause. Or la pénitence, étant elle-même une vertu, ne peut être la cause de toutes les vertus. Elle le peut d'autant moins que certaines vertus ont sur elle priorité de nature, comme la foi, l'espérance et la charité, on l'a dit précédemment. Donc les vertus ne nous sont pas rendues par la pénitence.
2. La pénitence consiste en certains actes du pécheur. Or les vertus surnaturelles ne sont pas l'effet de nos actes car, dit S. Augustin « l'opération de Dieu produit, sans nous, les vertus en nous ». C'est donc que la pénitence ne nous rend pas les vertus.
3. Celui qui a la vertu en fait les actes avec plaisir et facilité ; d'où cette parole d'Aristote : « Il n'est pas d'homme juste qui ne se réjouisse d'agir avec justice. » Mais beaucoup de pénitents éprouvent encore de la difficulté à faire les actes des vertus. Ces vertus ne leur ont donc pas été rendues par la pénitence.
En sens contraire, il est écrit dans la parabole (Luc 15.22) que le père du fils pénitent ordonna de lui mettre « la première robe » qui, d'après S. Ambroise, représente « le vêtement de la sagesse » avec laquelle nous arrivent toutes les vertus, selon cette parole (Sagesse 8.7) : « Elle enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la vertu, biens plus utiles qu'aucun autre à notre vie d'hommes. » C'est donc que, par la pénitence, toutes les vertus nous sont rendues.
Réponse
Les péchés sont remis par la pénitence, nous l'avons dit. Mais la rémission des péchés ne se fait pas sans l'infusion de la grâce, d'où il suit que la grâce est réintroduite en notre âme par la pénitence. Or, de cette grâce, procèdent toutes les vertus surnaturelles, comme toutes les facultés de l'âme découlent de son essence, nous l'avons établi dans la deuxième Partie. Il faut donc admettre que toutes les vertus nous sont rendues par la pénitence.
Solutions
1. La pénitence nous rend les vertus de la même manière qu'elle est cause de la grâce, nous venons de le dire. Or elle est cause de la grâce en tant que sacrement, car en tant que vertu elle est plutôt effet de la grâce. Il s'ensuit, non que la pénitence en tant que vertu est cause de toutes les autres vertus, mais que l'habitus de la pénitence nous est donné par le sacrement en même temps que les habitus des autres vertus.
2. Dans le sacrement de pénitence les actes humains tiennent lieu de principe matériel ; le principe formel de ce sacrement se trouve dans l'exercice du pouvoir des clés qui est cause de la grâce et des vertus, mais seulement cause instrumentale. Quant aux actes du pénitent, si le premier, la contrition, tient lieu de disposition dernière à la réception de la grâce, les actes suivants procèdent déjà de la grâce et des vertus.
3. Comme nous l'avons dit quelquefois, après le premier acte de la pénitence qui est la contrition, il reste des suites du péché, des dispositions causées par les actes des péchés précédents, et ces dispositions valent au pénitent certaines difficultés dans la pratique de la vertu. Mais, en tant qu'il est sous l'impulsion de la charité et des autres vertus, le pénitent pratique la vertu avec plaisir et sans difficulté. C'est ainsi que l'homme vertueux peut, accidentellement, éprouver quelque difficulté à pratiquer la vertu, quand, par exemple, il est somnolent ou souffre de quelque indisposition corporelle.
Objections
1. S. Paul dit (Romains 8.28) : « Tout sert au bien de ceux qui aiment Dieu » ; sur quoi la glose augustinienne ajoute : « C'est tellement vrai que si quelques-uns de ces élus se dévoient et sortent du bon chemin, Dieu fait que même ces égarements soient utiles à leur progrès dans le bien. » Or il n'en serait pas ainsi si l'on se relevait avec un degré moindre de vertu.
2. S. Ambroise dit que la pénitence est une chose excellente qui ramène à la perfection toutes les dispositions défectueuses. Or il n'en serait pas ainsi si nous ne retrouvions pas nos vertus au même degré. La pénitence nous rend donc toujours à égalité ce que nous avions de vertu.
3. Sur la Genèse (Genèse 1.5) : « Et il y eut un soir et un matin, un seul jour », la Glose nous dit : « La lumière du soir est celle que la chute nous fait perdre, la lumière du matin est celle qui éclaire notre relèvement. » Or la lumière du matin est plus grande que celle du soir. Donc on se relève dans une grâce et une charité plus grandes que celles d'avant la chute. C'est bien aussi ce que semblent signifier les paroles de S. Paul (Romains 5.20) : « Où il y avait abondance de faute, il y a eu surabondance de grâce. »
En sens contraire, la charité en progrès ou la charité parfaite est supérieure à celle des commençants. Mais il arrive parfois que l'on tombe d'une charité en progrès pour se relever avec une charité de commençant. On se relève donc toujours avec un moindre degré de vertu.
Réponse
Comme nous l'avons dit, le mouvement du libre arbitre qui existe dans la justification de l'impie est l'ultime disposition à la réception de la grâce. C'est pourquoi ce mouvement du libre arbitre se produit au même instant que l'infusion de la grâce, comme on l'a dit dans la deuxième Partie. Dans ce mouvement, nous l'avons dit, est inclus l'acte de pénitence. Or il est évident que les formes susceptibles de recevoir un degré plus ou moins élevé d'activité, le reçoivent en proportion des divers degrés de disposition du sujet, on l'a vu dans la deuxième Partie. En conséquence, selon que, dans la pénitence, le mouvement du libre arbitre est plus intense ou plus faible, le pénitent reçoit une grâce plus ou moins grande. Mais il arrive que la grâce à laquelle est proportionnée l'intensité du mouvement du pénitent est égale, supérieure ou inférieure au degré de grâce d'où il était tombé. Il s'ensuit que le pénitent se relève quelquefois avec une grâce plus grande et d'autres fois avec une grâce égale ou même inférieure, et il en va de même des vertus qui découlent de la grâce.
Solutions
1. Le fait d'être déchu de l'amour de Dieu en péchant ne sert pas au bien de tous ceux qui aiment Dieu. On le voit bien par ceux qui tombent et ne se relèvent plus, ou ne se relèvent que pour retomber. Cette chute ne sert qu'à ceux qui « selon le dessein divin, sont appelés à la sainteté », c'est-à-dire aux prédestinés qui, chaque fois qu'ils tombent, finissent par se relever. Leur chute leur devient donc avantageuse, non parce qu'ils se relèvent toujours avec une grâce plus grande, mais avec une grâce plus durable. Cette qualité ne se prend d'ailleurs pas du côté de la grâce, qui serait d'autant plus durable qu'elle serait plus grande, mais du côté de l'homme qui demeure dans la grâce d'une façon d'autant plus stable qu'il est plus prudent et plus humble. C'est pourquoi la Glose nous dit, dans le commentaire du même texte : « Leur chute leur est profitable, parce qu'ils se relèvent plus humbles et deviennent mieux instruits. »
2. De son côté, la pénitence a bien le pouvoir de réparer parfaitement toutes les brèches du péché, et même de nous pousser à un état plus parfait. Mais son efficacité trouve quelquefois un obstacle du côté de l'homme qui s'achemine mollement vers Dieu et la détestation du péché. C'est comme dans le baptême, où les adultes reçoivent une grâce plus ou moins grande selon leurs dispositions.
3. Cette comparaison de l'une et l'autre grâce avec la lumière du soir et celle du matin, porte sur l'ordre de succession, la lumière du soir étant suivie des ténèbres de la nuit, et celle du matin de la clarté du jour, mais elle n'entend pas comparer les degrés de grâce. Quant à la parole de S. Paul, elle s'entend de la grâce qui surpasse l'abondance de tous les péchés humains. Mais il n'est pas vrai de tous les pécheurs que plus ils pèchent, plus ils reçoivent de grâce, s'il s'agit du degré de grâce habituelle. Il y a cependant surabondance de grâce, si l'on considère la cause même de la grâce, la miséricorde gratuite qui accorde le bienfait du pardon, miséricorde d'autant plus grande qu'il s'agit d'un plus grand pécheur. Il arrive aussi que des âmes ayant beaucoup péché ont davantage de contrition et obtiennent ainsi une plus grande abondance de grâce et de vertus, comme on le voit dans le cas de Madeleine.
Quant à l'objection en sens contraire, il faut répondre que, dans un seul et même homme, la grâce du progrès est plus grande que celle du début. Mais il n'est pas nécessaire qu'il en soit ainsi chez des âmes différentes. Tel commençant reçoit une grâce plus grande que celle de tel autre progressant, comme le note S. Grégoire : « Que les hommes du temps présent et de l'avenir sachent tous avec quelle perfection Benoît enfant a commencé à vivre dans la grâce de l'état religieux. »
Objections
1. Au sujet de cette parole d'Amos (Amos 5.1) : « Elle est tombée, la vierge d'Israël », la Glose nous dit : « Le prophète ne nie pas qu'Israël puisse se relever ; mais il ne se relèvera pas vierge, parce que la brebis qui a une fois erré, même si elle est rapportée sur les épaules du pasteur, n'a pas autant de gloire que celle qui ne s'est jamais égarée. » La pénitence ne rend donc pas à l'homme sa dignité précédente.
2. S. Jérôme dit : « Tous ceux qui ne gardent pas la dignité de leur vie divine doivent être satisfaits s'ils sauvent leur âme ; car il est difficile de revenir au degré de vie qu'on a perdu », et le pape Innocent Ier rappelle que « les canons décrétés à Nicée excluent les pénitents, même des charges inférieures de la cléricature ». L'homme ne retrouve donc point, par la pénitence, sa dignité précédente.
3. Avant le péché, l'homme peut toujours s'élever en dignité. Or cela n'est plus accordé au pénitent après le péché, d'après Ézéchiel (Ézéchiel 44.10-13) : « Les lévites qui se sont éloignés de moi... ne m'approcheront plus jamais, pour exercer le sacerdoce. » Et voici ce qu'on trouve dans les Décrets citant un concile de Lérida : « Ceux qui, attachés au service du saint autel, ont, par surprise, succombé lamentablement à la fragilité de la chair et, par la miséricorde du Seigneur, ont fait une digne pénitence, peuvent bien réoccuper leurs charges, mais à la condition de ne pouvoir être désormais promus à de plus hauts offices. » La pénitence ne rétablit donc pas l'homme dans sa dignité antérieure.
En sens contraire, voici ce qu'on lit dans le même Décret, citant une lettre de S. Grégoire à Secundinus : « Après une digne satisfaction, l'homme peut, croyons-nous, récupérer son honneur. » Et voici un décret du concile d'Agde : « Les clercs contumaces doivent être corrigés par leurs évêques, autant que le rang de leur dignité le permet, de telle façon qu'une fois corrigés par la pénitence, ils reçoivent de nouveau leur grade hiérarchique et leur dignité. »
Réponse
Le péché fait perdre à l'homme une double dignité : celle qu'il a par rapport à Dieu, et celle qu'il a par rapport à l’Église. Par rapport à Dieu, il perd une double dignité. Tout d'abord sa dignité principale « qui le mettait au nombre des fils de Dieu » (Sagesse 5.5) par la grâce. Et il récupère cette dignité par la pénitence, comme l'indique la parabole du fils prodigue où le père fait rendre au pénitent « sa première robe, son anneau et ses chaussures ».
Mais le pécheur perd aussi une dignité secondaire l'innocence, dont le fils aîné se glorifiait en disant « Depuis tant d'années que je te sers, je n'ai jamais violé ton commandement. » C'est là une dignité que le pénitent ne peut recouvrer ; mais il peut retrouver parfois quelque chose de meilleur, car, dit S. Grégoire : « Ceux qui réfléchissent aux égarements qui les ont éloignés de Dieu, compensent leurs pertes précédentes par les gains qui suivent leur conversion. À leur sujet, il y a une plus grande joie dans le ciel, parce que le général, dans le combat, aime le soldat qui, après sa fuite, revient charger courageusement l'ennemi, plus que celui qui, n'ayant jamais tourné le dos, n'a jamais fait non plus un acte signalé de courage. »
Quant à la dignité ecclésiastique, l'homme la perd par le péché, en se rendant indigne d'accomplir les actes qui appartiennent à l'exercice de cette dignité. Il est en effet interdit aux pécheurs de la récupérer dans les cas suivants.
1° Quand ils ne font pas pénitence. C'est ainsi que S. Isidore écrit à l'évêque Misianus ce que nous lisons dans la même distinction des Décrets : « Les canons prescrivent de rétablir dans leurs anciens grades hiérarchiques ceux qui ont déjà donné la satisfaction de la pénitence ou une confession suffisamment réparatrice de leurs péchés. Mais au contraire, ceux qui ne s'amendent pas du vice de leur corruption ne doivent recouvrer ni leur grade honorifique, ni la grâce de la communion. »
2° Quand ils sont négligents dans leur pénitence : « Quand ces clercs pénitents ne montrent aucune humble componction, aucune assiduité à la prière, aucune pratique de jeûne et de pieuses lectures, nous pouvons prévoir avec quelle négligence ils continueraient de vivre, s'il leur était permis de recouvrer leurs anciennes dignités. »
3° Quand le clerc a commis un péché auquel est annexée une irrégularité. De là ce canon d'un concile tenu par le pape Martin : « Si quelqu'un a épousé une veuve ou une femme abandonnée par son mari, qu'il ne soit pas admis dans le clergé. S'il s'y est glissé furtivement, qu'il en soit chassé. De même si, après son baptême, il a chargé sa conscience d'un homicide par action, conseil, ou défense de l'assassin. » Mais ces interdictions ont leur motif dans l'irrégularité et non dans le péché lui-même.
4° Quand il y a scandale. D'où ces paroles de Raban Maur : « Ceux qui auront été surpris ou arrêtés en flagrant délit de parjure, de vol ou de fornication ou autres crimes doivent, d'après les saints canons, être déclarés déchus de leur grade hiérarchique, parce que c'est un scandale pour le peuple de Dieu d'avoir de telles personnes à sa tête. Quant à ceux qui s'accusent au prêtre de tels péchés commis en secret, s'ils ont soin de se purifier par les jeûnes, les aumônes, les veilles et les saints exercices de la liturgie, on doit leur promettre que, même en gardant leur place dans la hiérarchie, ils peuvent espérer leur pardon de la miséricorde de Dieu. » C'est ce que nous dit aussi la décrétale sur la qualité des ordinands : « Si les crimes reprochés n'ont pas été établis par une sentence judiciaire ou ne sont pas notoires de quelque autre façon, les coupables, sauf les homicides, ne peuvent pas, après leur pénitence, être écartés de l'exercice des saints ordres déjà reçus, ou de leur réception. »
Solutions
1. Virginité et innocence ne peuvent, ni l'une ni l'autre, se récupérer, mais il s'agit là d'une dignité secondaire au regard de Dieu.
2. Dans le texte allégué, S. Jérôme ne dit pas qu'il est impossible, mais seulement difficile à l'homme de retrouver, après le péché, sa dignité d'avant la faute, parce que cela n'est accordé qu'à celui qui fait parfaitement pénitence, comme nous l'avons dit. Aux prescriptions des canons qui semblent interdire cette concession, S. Augustin répond dans une lettre : « Ce n'est point parce qu'elle désespérait de pouvoir pardonner, mais à cause de la rigueur de sa discipline, que l’Église a défendu de recevoir, de reprendre ou de garder dans la cléricature celui qui a fait pénitence d'un crime. Autrement, ce serait mettre en discussion le pouvoir des clés donné à l'Église, et dont il a été dit : “Tout ce que vous aurez absous sur la terre sera absous dans le ciel.” » Et il ajoute : « Car le saint roi David, lui aussi, a fait pénitence de crimes dignes de mort, et cependant il est resté sur son trône. De même, le bienheureux Pierre est demeuré Apôtre, bien qu'avec des larmes très amères il ait fait pénitence pour avoir renié le Seigneur. Mais, pour autant, ne jugeons pas superflu le souci de ceux qui dans la suite, quand cela ne portait point dommage à l'œuvre du salut, ont augmenté la sévérité de la pénitence. Ils avaient, je crois, appris par expérience que l'attachement au pouvoir avait rendu fictive la pénitence de certains pécheurs. »
3. Ce décret doit s'entendre des clercs qui, ayant été soumis à la pénitence publique, ne peuvent plus dans la suite être promus à une dignité plus haute. Car S. Pierre, après son reniement, a été établi pasteur des brebis du Christ, comme on le voit chez S. Jean (Jean 21.15) dont S. Jean Chrysostome commente ainsi le récit : « Pierre, après son reniement et sa pénitence, a montré une plus grande confiance dans le Christ. Alors qu'à la Cène il n'osait pas l'interroger lui-même, mais en chargeait S. Jean, voici qu'après sa pénitence il se voit accorder la conduite de ses frères. Non seulement alors il ne charge plus un autre des interrogations qui le concernent lui-même, mais c'est lui qui interroge le Maître au sujet de Jean. »
Objections
1. Ce qui n'existe plus ne peut pas être changé. Mais cette mortification des œuvres est un changement, passage de l'état de vie à l'état de mort. Or, puisque les œuvres vertueuses n'existent plus une fois faites, il semble bien qu'elles ne puissent pas être frappées de mort.
2. Par les œuvres vertueuses faites en état de charité, l'homme mérite la vie éternelle. Mais enlever à quelqu'un sa récompense est une injustice qui ne peut se trouver chez Dieu. Il n'est donc pas possible que les œuvres vertueuses faites en état de charité soient frappées de mort par un péché commis ensuite.
3. Ce qui est plus fort n'est pas détruit par ce qui est plus faible. Or les œuvres de charité sont plus fortes que n'importe quel péché, selon les Proverbes (Proverbes 10.12) : « La charité couvre tous les péchés. » Il semble donc que les œuvres faites en état de charité ne puissent pas être frappées de mort par le péché commis ensuite.
En sens contraire, on lit dans Ézéchiel (Ézéchiel 18.24) : « Si le juste se détourne de sa justice, on ne se souviendra plus de la justice qu'il aura pratiquée. »
Réponse
Une réalité vivante perd, par la mort, son activité vitale. C'est par comparaison avec ce phénomène qu'on dit que certaines choses sont « mortifiées » quand elles sont empêchées d'aboutir à leur propre effet ou activité. Or l'effet des œuvres vertueuses faites en état de charité est de nous conduire à la vie éternelle. Cet effet est empêché par le péché mortel qui, commis après les œuvres, nous enlève la grâce. C'est de cette façon que les œuvres vertueuses faites en état de charité sont dites « mortifiées » par le péché mortel qui les suit.
Solutions
1. De même que les œuvres de péché passent quant à leur action et demeurent quant à leur culpabilité, ainsi les œuvres faites dans la charité, une fois leur acte passé, demeurent-elles quant à leur mérite dans l'acceptation de Dieu. Elles sont mortifiées en tant que l'homme est empêché d'en recevoir la récompense.
2. La récompense peut être enlevée sans injustice à celui qui la méritait, quand il s'en est rendu indigne par une faute postérieure ; car c'est quelquefois justice que l'homme perde, à cause d'une faute, ce qu'il a déjà reçu.
3. Ce n'est pas à cause de la puissance des œuvres de péché que les œuvres faites précédemment dans la charité sont mortifiées, mais c'est à cause de la liberté de la volonté, qui peut s'abaisser du bien au mal.
Objections
1. Les œuvres qui avaient été accomplies dans la charité sont mortifiées par le péché postérieur, et de même les péchés sont remis par la pénitence qui les suit. Or les péchés remis par la pénitence ne reviennent pas, on l'a dit. Il semble donc que les œuvres mortifiées, elles non plus, ne revivent point par la charité.
2. On dit que les œuvres sont mortifiées par comparaison avec les animaux qui meurent. Mais l'animal mort ne peut être rendu à la vie. Donc les œuvres mortifiées ne peuvent pas non plus revivre par la pénitence.
3. Les œuvres accomplies dans la charité méritent un degré de gloire éternelle proportionné à leur degré de grâce et de charité. Or quelquefois l'homme se relève par la pénitence à un degré inférieur de grâce et de charité. La gloire qu'il obtient n'est donc plus proportionnée au mérite de ses premières œuvres, et il semble ainsi que les œuvres mortifiées par le péché ne soient pas revivifiées.
En sens contraire, sur ce texte de Joël (Joël 2.25) : « je vous rendrai les années que les sauterelles ont dévorées » la Glose interlinéaire nous dit : « je ne laisserai point périr l'abondance que le trouble de votre esprit vous a fait perdre ». Cette abondance est le mérite des bonnes œuvres qui a été perdu par le péché. La pénitence revivifie donc les œuvres méritoires antérieures au péché.
Réponse
Certains ont dit que les œuvres méritoires mortifiées par un péché postérieur n'étaient pas revivifiées par la pénitence qui suivait ce péché. Ils pensaient que ces œuvres, n'existant plus, ne pouvaient pas être revivifiées.
Mais cela ne peut empêcher leur reviviscence. Ce n'est pas seulement en tant que ces œuvres existent actuellement, qu'elles ont la vie, c’est-à-dire la puissance de nous conduire à la vie éternelle, mais même après qu'elles ont cessé d'exister en acte, en tant qu'elle subsistent dans l'acceptation de Dieu. Ainsi elles y demeurent, autant qu'il dépend d'elles, même après qu'elles ont été mortifiées par le péché, parce que Dieu tiendra toujours ces œuvres pour agréables en tant qu'elles ont été faites, et les saints s'en réjouiront selon l'Apocalypse (Apocalypse 3.11) : « Retiens ce que tu as, de peur qu'un autre ne reçoive ta couronne. » Si elles n'ont plus l'efficacité de conduire à la vie éternelle celui qui les a faites, cela provient de l'obstacle posé par le péché qui est survenu et qui a rendu cet homme indigne de la vie éternelle. Or cet empêchement est enlevé par la pénitence en tant qu'elle remet les péchés. Il reste donc que les œuvres d'abord mortifiées recouvrent, par la pénitence, l'efficacité de conduire leur auteur à la vie éternelle ; c'est ainsi qu'elles revivent. Il est donc évident que les œuvres mortifiées revivent par la pénitence.
Solutions
1. Les œuvres de péché sont détruites en elles-mêmes par la pénitence, en sorte que grâce à l'indulgence divine, il n'en vient plus jamais ni souillure ni culpabilité. Mais les œuvres faites dans la charité ne sont pas détruites par Dieu, et elles subsistent dans son acceptation. C'est l'activité de l'homme qui met un empêchement à leur efficacité. Dieu fait pour sa part ce que ces œuvres méritaient.
2. Les œuvres accomplies dans la charité ne sont pas mortifiées en elles-mêmes, nous l'avons dit, mais leur efficacité est seulement empêchée par l'obstacle qui survient du côté de l'homme.
3. Celui qui se relève par la pénitence dans un degré de charité inférieur au précédent, recevra la récompense essentielle selon la mesure de charité où il se trouvera à sa mort. Mais il aura plus de joie des œuvres faites dans son premier état de charité, que de celles du second, ce qui relève de la récompense accidentelle.
Objections
1. Il semble plus difficile d'amener à la vie ce qui a été mortifié, merveille que la nature ne fait jamais, que de faire vivre ce qui n'a jamais été vivant, car des réalités non vivantes engendrent parfois naturellement des êtres vivants. Or la pénitence vivifie des œuvres mortifiées, comme on l'a dit. Donc à plus forte raison vivifie-t-elle les œuvres mortes.
2. Supprimer la cause, c'est supprimer l'effet. Or c'est un manque de charité et de grâce qui a été la cause pour laquelle les œuvres appartenant au genre des œuvres bonnes, mais faites sans la charité, n'ont pas été des œuvres vivantes, et cette déficience est enlevée par la pénitence. Les œuvres mortes sont donc vivifiées par la pénitence.
3. S. Jérôme écrit : « Si vous voyez parfois un pécheur faire quelques œuvres de justice au milieu de beaucoup d'œuvres mauvaises, Dieu n'est pas si injuste qu'il oublie les quelques bonnes œuvres de ce pécheur à cause du nombre des mauvaises. » Or cette justice de Dieu apparaît surtout quand ses mauvaises œuvres passées sont effacées par la pénitence. Il semble donc que, par la pénitence, Dieu récompense les bonnes œuvres précédentes faites en état de péché. C'est ainsi qu'elles sont vivifiées.
En sens contraire, S. Paul écrit (1 Corinthiens 13.3) « Quand j'aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres et livré mon corps au feu, si je n'ai pas la charité, tout cela ne me sert de rien. » Or cette parole ne serait plus vraie si ces œuvres étaient vivifiées au moins par une pénitence postérieure. La pénitence ne vivifie donc pas les œuvres mortes.
Réponse
Une œuvre peut être dite « morte » de deux façons :
1° En raison de ses effets, parce qu'elle est cause de mort, et c'est à ce titre que les œuvres de péché sont dites mortes dans l'épître aux Hébreux (Hébreux 9.14) : « Le sang du Christ purifiera nos consciences des œuvres mortes. » Les œuvres mortes de cette catégorie ne sont pas vivifiées, mais abolies par la pénitence, selon la même épître (Hébreux 6.1) : « Nous n'avons plus à poser les fondements de la pénitence, qui nous délivre des œuvres mortes. »
2° Les œuvres sont dites encore « mortes » en raison de ce qui leur manque : parce qu'elles n'ont pas cette vie spirituelle qui vient de la charité par laquelle l'âme est unie à Dieu, recevant de Dieu la vie comme le corps la reçoit de l'âme. C'est de cette façon que la foi, sans la charité, est dite « morte », selon S. Jacques (Jacques 2.20) : « La foi sans les œuvres est morte. » C'est aussi de cette façon qu'on appelle mortes toutes les œuvres bonnes par leur genre, qui sont faites sans la charité, en tant qu'elles ne procèdent pas du principe de la vie, comme nous disons du son d'une cithare que c'est une voix morte. La distinction entre mort et vie dans les œuvres se fait par comparaison avec le principe dont elles procèdent. Mais les mêmes œuvres ne peuvent pas deux fois procéder d'un principe, puisqu'elles sont des réalités qui passent et ne peuvent pas être réalisées de nouveau avec la même individualité. Il est donc impossible que des œuvres mortes deviennent vivantes par la pénitence.
Solutions
1. Dans le domaine de la nature, les réalités mortes ou mortifiées sont les unes et les autres sans principe vital. Au contraire, les œuvres que nous disons « mortifiées », ne le sont pas du côté du principe vital dont elles ont procédé, mais du côté d'un empêchement qui leur est extérieur, tandis que les œuvres mortes sont ainsi appelées à cause de leur principe. Ce n'est donc pas le même cas.
2. Les œuvres bonnes par leur genre, mais faites sans charité, sont appelées mortes parce qu'en l'absence de la charité et de la grâce, elles manquent de principe vital. Qu'elles procèdent d'un tel principe, la pénitence qui vient ensuite ne peut pas le leur donner. La raison donnée dans l'objection n'est donc pas concluante.
3. Dieu se souvient des bonnes œuvres faites en état de péché, non pour les récompenser dans la vie éternelle, due seulement aux œuvres vives, c'est-à-dire accomplies dans la charité, mais pour leur donner une récompense temporelle. C'est ainsi que, dans l'homélie sur la parabole de Lazare et du riche, S. Grégoire dit : « Si ce riche n'avait pas fait quelque bien et reçu sa récompense dans le siècle présent, Abraham ne lui aurait jamais dit: “Tu as reçu des biens pendant ta vie.” »
On peut encore justifier cette opinion en ce que le pécheur subira un jugement moins sévère. D'où ces paroles de S. Augustin : « Nous ne pouvons pas dire du schismatique martyrisé qu'il lui eût été meilleur d'éviter toutes ces souffrances en reniant le Christ. Nous devons, au contraire, penser que son jugement sera plus doux que si son reniement l'avait soustrait à son supplice. La parole de S. Paul : “Quand je livrerais mon corps au feu, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien”, doit s'entendre en ce sens que cela ne sert de rien pour l'obtention du royaume des cieux, mais non pas pour un adoucissement de la damnation finale. »
Il faut étudier maintenant les parties de la pénitence. D'abord en général (Q. 90). Ensuite chacune en particulier (Supplément, q. 1).