Sur la résurrection des morts | Athénagore |
Présentation de l’auteur
Athénagoras d’Athènes ou Athénagore (floruit vers 175/180) est un saint orthodoxe, apologiste et philosophe chrétien de la seconde moitié du IIe siècle.
Tout ce que l’on sait de lui est qu’il fut un philosophe athénien et qu’il se convertit au christianisme. Deux traités seulement ont été conservés sous son nom : sa Supplique au sujet des chrétiens et un traité Sur la résurrection des morts. Les seules allusions à son égard de la littérature chrétienne sont des citations de la Supplique dans un fragment de Méthode d’Olympe et des détails biographiques peu fiables dans les fragments de l’Histoire chrétienne de Philippe de Side.
Ses écrits comportent les preuves d’érudition et de culture, de maîtrise de la philosophie et de la rhétorique, une bonne appréciation de l’atmosphère intellectuelle de son époque, et de tact et délicatesse dans la lutte contre ses puissants adversaires en religion.
Présentation des œuvres
Sous le nom d’Athénagore, apologiste chrétien du IIe siècle, « philosophe athénien » et peut-être l’un des premiers docteurs de l’Église d’Alexandrie, nous sont parvenus deux ouvrages. Le premier, la Supplique au sujet des chrétiens, adressée à l’empereur Marc-Aurèle et, à travers lui, à l’ensemble du monde païen, réfute successivement les accusations d’athéisme, d’inceste et de cannibalisme qui étaient alors lancées contre les chrétiens ; son auteur y présente la foi nouvelle sous l’aspect d’une doctrine certes inspirée, mais tout à fait conforme aux exigences de la raison, et dans la tradition du monothéisme philosophique. Quant au traité Sur la résurrection, dont l’authenticité a été, semble-t-il, injustement contestée, il défend avec les procédés de la rhétorique et les arguments de la science l’interprétation la plus littérale du dogme de la résurrection, la restitution de la chair dans son intégralité primitive.
Toujours à côté du vrai on voit naître le faux ; ce n’est pas que le faux naisse du fond même et des principes de la vérité : il est imaginé par certains esprits qui cherchent à trouver dans la vérité même un germe d’erreur, afin de pouvoir plus sûrement la corrompre ; on peut s’en convaincre d’abord par l’exemple des philosophes qui se sont livrés à des recherches du genre de celles qui nous occupent, et par leur peu d’accord les uns avec les autres, ou avec ceux qui les ont précédés ; aussi quelle confusion d’idées sur le sujet que nous traitons ! Il n’est point de vérité que leurs attaques aient respectée ; l’essence de Dieu, sa science, ses opérations divines, tous les devoirs qui découlent naturellement de ces connaissances, le culte que nous lui devins, rien n’a été épargné : les uns ont désespéré d’arriver à la vérité sur ces questions, d’autres lui ont fait violence pour l’accommoder à leurs systèmes ; d’autres enfin ont révoqué en doute ce qu’il y a de plus certain et de plus évident : d’où je conclus que celui qui entreprend de traiter ces questions doit partager son discours en deux parties ; parler dans l’une pour la vérité, et dans l’autre sur la vérité. La partie destinée à défendre la vérité s’adresse aux personnes qui doutent ou refusent de croire ; celle qui traite du fond de la vérité regarde les esprits droits, amis de la vérité et avides de la connaître. C’est pourquoi, lorsqu’on traite ces sortes de sujets, il faut considérer ce qui convient à l’époque où l’on parle, renfermer la discussion dans les bornes qu’elle exige, établir l’ordre que comporte le sujet, suivre fidèlement le plan qu’on s’est tracé, et mettre chaque chose à la place qui lui convient. La méthode, l’ordre naturel, semblent demander que la partie du discours qui établit la vérité précède la partie destinée à la défendre ; mais si l’on considère l’utilité, on verra que c’est au contraire celle-ci qui doit être placée la première. Ainsi voit-on le laboureur attentif à n’ensemencer ses terres qu’après les avoir défrichées et débarrassées des ronces et des épines nuisibles à la semence ; ainsi voit-on un habile médecin ne faire prendre à un malade les remèdes propres à le guérir qu’après l’avoir délivré de toute humeur vicieuse, ou en avoir arrêté le cours ; vous ne ferez jamais entrer la vérité dans un esprit prévenu d’une erreur qui le met en garde contre cette vérité. Aussi, dans l’intérêt de ceux qui m’écoutaient, j’ai toujours commencé par dissiper leur prévention contre la vérité avant de leur donner les preuves qui l’établissent.
Procédons de la même manière dans ce discours sur la résurrection ; c’est l’ordre qui convient le mieux, je crois, à mes auditeurs. En effet, sur ce point comme sur tant d’autres, plusieurs sont incrédules, d’autres doutent ; ceux mêmes qui admettent les premiers principes ne paraissent pas plus fermes que les autres : mais ce qu’il y à de plus déraisonnable, c’est qu’ici le doute ou l’incrédulité ne reposent sur rien, et ne peuvent pas même s’appuyer sur la plus légère probabilité.
Voici donc comment il faut envisager la question : il est certain que l’incrédulité n’est pas toujours le résultat de la légèreté et de la précipitation ; qu’elle peut se trouver dans une personne qui cherche sérieusement la vérité et qui désire la connaître (et l’on peut dire qu’elle est fondée lorsqu’elle se refuse à croire des choses évidemment incroyables ; mais il n’est qu’un esprit faux qui puisse traiter de chimère ce qui n’est pas invraisemblable).. Je demande maintenant à ceux qui doutent de la résurrection, ou qui la nient, si leur doute ou leur incrédulité n’ont pas leur source dans les passions ou les préjugés, et si leur opinion ne se serait point formée sous l’impression des unes ou des autres ? Il faut qu’ils disent que l’homme ne doit son existence qu’au hasard (sur ce terrain il est facile de les battre), ou bien s’ils reconnaissent une divinité d’où émanent tous les êtres, il leur faut remonter à ce premier principe, et prouver que, même en l’admettant, la résurrection est encore incroyable, impossible ; dès lors il leur faudrait démontrer que le pouvoir ou la volonté manquent à ce Dieu pour ranimer nos corps, rassembler leurs membres épars, et recomposer les hommes tels qu’ils étaient autrefois. Mais comment pourraient-ils le prouver ? S’ils ne le peuvent, qu’ils renoncent à leur incrédulité, elle serait alors une impiété, et qu’ils cessent de blasphémer ce qu’ils devraient respecter. Montrons qu’ils n’ont aucune raison pour dire que Dieu ne peut pas ressusciter les morts, ou qu’il ne le veut pas. L’impuissance de faire une chose vient de ce qu’on ne sait pas ce qu’on veut faire, où de ce qu’on manque de force pour mettre à exécution ce qu’on a conçu. Je conviens qu’il est impossible d’entreprendre et d’exécuter un ouvrage tant qu’on ignore ce qu’il faut faire ; je sais encore qu’il faut un certain degré de puissance proportionnée à ses lumières pour exécuter l’œuvre qu’on médite, et de la manière qu’on l’a conçue ; sans cela, si l’on est sage et qu’on ne veuille rien entreprendre au-delà de ses forces, on se gardera bien de mettre la main à l’œuvre ; ou si l’on est assez téméraire pour tenter quelques efforts, ils serait vains et impuissants.
Mais peut-on dire que Dieu ignore la nature des corps qu’il doit rappeler à la vie ; des parties les plus grandes comme des plus petites ; qu’il perd de vue une seule parcelle de ces corps tombés en dissolution, un seul des éléments auxquels s’est unie chaque parcelle après la dissolution du corps, quelque imperceptibles que soient à nos yeux ces atomes qui ont été se réunir aux parties du monde avec lesquelles ils avaient quelque affinité ? N’est-il pas vrai que, même avant l’organisation des êtres divers, Dieu connaissait les principes qui devaient entrer dans leur composition, les parties de ces éléments qui lui semblaient les plus propres à être mises en œuvre ? Il n’est pas moins certain que Dieu, après la décomposition de nos corps et la dispersion de leurs éléments dans toutes les parties du monde, sait où est allée chacune des parcelles qu’il avait employées à la création et à la formation complète de chacun de nous ; d’autant plus que, selon notre manière de parler et d’apprécier les choses, le plus difficile est de connaître d’avance ce qui n’est pas encore ; mais si vous parlez de Dieu, il est de sa grandeur comme de sa sagesse de connaître aussi facilement ce qui n’est pas encore que de savoir ce qu’est devenu ce qui avait été : les lumières ne manquent pas à Dieu, ce n’est pas non plus la puissance.
Il peut recomposer nos corps, et la preuve c’est qu’il a pu les créer. Quand il s’est agi de donner à nos corps leur constitution première ou d’en créer les parties élémentaires, il a trouvé le néant docile à sa voix ; lui Sera-t-il plus difficile de se faire obéir, quand il commandera à ces corps de se ranimer après leur dissolution, de quelque manière qu’elle ait eu lieu ? S’il a pu l’un, il peut également l’autre, et qu’on dise si l’on veut que c’est la fécondité de la matière, ou la combinaison des éléments, ou la disposition des germes humains, qui donne naissance à nos corps, quelque soit le système qu’on embrasse, mon argument conserve toute sa force ; il sera toujours vrai de dire que celui qui a pu donner, une figure à une matière grossière, comme tous le reconnaissent, embellir et varier à l’infini cette matière, dépourvue de grâce et de beauté ; que celui qui a pu former un tout harmonieux de tant de parties diverses, faire naître une infinité de corps organisés d’un germe simple et indivisible ; que celui qui a pu arranger et façonner si merveilleusement une matière brute et informe, et animer ce qui était sans vie, il sera toujours vrai de dire qu’il peut aussi rassembler ce qui est décomposé, relever ce qui est tombé en poussière, ressusciter ce qui n’est plus, et rendre incorruptible ce qui avait été soumis à la corruption. Oui, ce Dieu créateur, ce Dieu d’une puissance et d’une sagesse infinie saura bien encore, s’il le faut, démêler et séparer du corps des animaux carnassiers et voraces les lambeaux de chair du malheureux qu’ils auront dévoré il saura bien rendre à chaque membre et à chaque partie des membres du corps humain les débris qui lui appartiennent, eussent-ils passé dans une ou plusieurs bêtes féroces, de celles-ci fussent-ils entrés dans d’autres encore, eussent-ils été décomposés avec elles, et avec elles rendus, par l’effet naturel de la décomposition, aux premiers éléments ? Et c’est là néanmoins ce qui embarrassait certaines personnes connues d’ailleurs par leur esprit et leur sagacité ; ces objections vulgaires leur ont paru, je ne sais pourquoi, très-graves, et même impossibles à résoudre.
Voyez ce qu’on nous répète sans cesse : combien d’hommes ont péri misérablement au fond des mers ou des fleuves, et sont devenus la proie des poissons ; combien d’autres, tués dans les combats ou victimes de quelqu’autre malheur, de quelqu’autre accident encore plus déplorable, sont restés sans sépulture, exposés à la voracité des bêtes féroces. Or, quand une fois leurs tristes restes ont disparu, que les membres et les parties des membres dont se composaient ces infortunés se trouvent dispersés dans un grand nombre d’animaux souvent d’espèce différente ; quand ils sont une fois mêlés, confondus avec la chair des bêtes qui les ont digérés, comment les en séparer, les en désunir ? Mais ils vont encore plus loin et fortifient l’objection de cette manière. Les animaux engraissés de chair humaine, ceux toutefois qui servent à la nourriture des hommes, descendent eux-mêmes dans nos viscères et s’identifient avec nous ; les cadavres humains qui ont été la pâture de ces bêtes passant ainsi dans d’autres corps humains, l’animal transmet l’aliment qu’il a reçu, puisqu’il devient lui-même notre nourriture. Et ici l’on ne manque pas de mettre sous les yeux les spectacles horribles de pères et de mères qui, poussés par la faim, ou par un accès de folie, ont dévoré leurs enfants, ou se sont nourris de leurs corps dans un festin apprêté par la perfidie de leurs ennemis. Ici sont rappelées les tables sanglantes des Mèdes, le repas tragique de Thyeste, et d’autres horreurs semblables qui sont arrivées chez les Grecs et chez les barbares. Après cela, on se croit en droit de conclure que la résurrection est impossible, parce qu’il ne peut se faire qu’un seul et même membre appartienne à deux corps tout à la fois ; car, dit-on, ou ce membre retourne à son premier possesseur, et dès lors il laisse un grand vide dans le second, ou bien il revient à celui-ci, et en ce cas le corps du premier reste mutilé et imparfait.
Ces objections viennent de ce que la plupart n’ont pas une idée assez juste de la puissance et de la sagesse du créateur et maître de toutes choses ; autrement il ne leur serait pas difficile de voir que la Providence a préparé pour chaque animal une nourriture convenable à sa nature et à son espèce ; que son intention n’est pas que toutes sortes de mets s’allient indifféremment avec toutes sortes de corps pour servir à leur développement ; que sa sagesse, après avoir fait le discernement de ce qui est nutritif, d’avec ce qui ne l’est pas, conserve à chaque aliment sa vertu et ses qualités naturelles, ou les lui ôte pour de bonnes raisons ; enfin que c’est elle qui dispose de tout à son gré, qui transporte d’un sujet à un autre ce que bon lui semble, avec des vues toujours infiniment supérieures aux nôtres. Outre cette réflexion, il en est une autre que ces hommes n’ont pas faite ; ils me semblent n’avoir pas examiné la nature et les propriétés de chaque aliment et de chaque individu qui s’en nourrit ; car ils auraient vu que tout aliment que le besoin force à prendre ne profite pas toujours, qu’il se corrompt dans les replis de l’estomac, puisqu’il est vomi et sécrété, ou rendu d’une autre manière. En sorte que, bien loin de se mêler aux parties du corps qu’il devait nourrir, il ne peut supporter une première digestion. De plus, il s’en faut bien que ce qui soutient dans l’estomac la première digestion parvienne en entier aux membres qui devaient s’en nourrir ; une partie perd dans les intestins sa vertu nutritive ; d’autres parties, à leur seconde transformation, qui se fait dans le foie, sont sécrétées encore, et vont se mêler aux matières déjà dépouillées de la vertu nourricière. Bien plus, toute cette matière ainsi transformée dans le foie ne nourrit pas, mais une partie se sépare encore et demeure ordinairement sans effet ; et souvent le peu qui reste, lorsqu’il arrive à sa destination, c’est-à-dire aux membres ou aux parties de membres qui doivent s’en nourrir, se gâte et se corrompt par le voisinage de quelque humeur maligne et dominante qui infecte ou change en elle-même tout ce qu’elle touche.
Puis donc que les animaux sont infiniment variés dans leur nature, et que les aliments appropriés à leur organisation diffèrent selon l’espèce et la forme de chacun d’eux ; puisqu’on distingue dans tout animal trois sortes de digestions et de sécrétions, il faut nécessairement que tout ce qui ne sert point à la nutrition, tout ce qui ne peut s’incorporer à la substance de l’animal, se corrompe et cherche une issue, ou se change en quelqu’autre matière nuisible au corps avec lequel elle ne pourrait s’allier. Il en est tout autrement de la nourriture accommodée à la nature du corps qui la reçoit, élaborée dans les conduits digestifs, et entièrement purifiée par des sécrétions naturelles ; elle seule ajoute à sa substance et la développe. Si l’on veut appeler les choses par leur nom, voilà celle qui mérite d’être appelée aliment, quand elle est ainsi dégagée de tout ce qui était nuisible et étranger, et débarrassée d’un poids inutile qui pesait sur l’estomac et ne servait qu’à assouvir la faim. Il est évident que, mêlée et confondue avec toutes les parties du corps, elle ne fait plus qu’un avec lui. Tout aliment qui nous répugne, et que la nature n’a pas fait pour nous, a un sort différent : c’est une espèce de poison bientôt repoussé par le corps, s’il y trouve une vigueur et des forces supérieures à la sienne ; s’il triomphe, au contraire, il devient un principe de corruption ; tout ce qu’il rencontre de sain, il l’infecte, il le change en humeurs et en sucs ennemis, rien dans le corps ne peut sympathiser ni s’allier avec lui. Ce qui le prouve, c’est que dans la plupart des animaux de vives douleurs se font sentir quand ils ont pris de semblables aliments : des maladies, la mort même, peuvent être la suite de leur avidité ; car il est possible que, dans ce qu’ils mangent, ils rencontrent quelque suc vénéneux et contraire à leur nature : voilà ce qui détruit le corps. Les aliments accommodés à sa nature lui profitent, ceux qui ne sont pas faits pour lui le corrompent. Si chaque animal a sa nourriture propre, si cette nourriture elle-même ne s’identifie pas tout entière avec la substance qui l’a reçue, si ce privilège est réservé seulement à une petite quantité de chyle purifiée par les diverses transformations qu’elle a subies, et mise en état de s’incorporer parfaitement avec le corps et les parties qu’elle doit nourrir, il est bien évident que tout ce qu’un animal mange contre le gré et l’intention de la nature ne peut s’identifier avec lui. Que devient cet aliment ? Il est repoussé dans son état de crudité et de corruption, avant qu’il ait eu le temps de se changer en un suc dangereux ; ou bien s’il séjourne dans le corps, il ne manque pas de causer des infirmités ou des maladies souvent incurables, qui corrompent les bons aliments et la chair elle-même, parce qu’elle manque alors de suc nourricier. Et quand même, à force de régime et de remède, on parviendrait à chasser cet ennemi domestique ; quand il céderait à une forte constitution naturelle, il ne quitterait pas le corps sans y laisser de tristes marques de son passage, puisqu’il n’apporte rien de bon à la nature de ce corps, avec laquelle il ne peut sympathiser.
Pour nous servir d’un mot consacré par l’usage, appelons-le un aliment, si vous le voulez, et supposons qu’une fois introduit dans le corps il se digère et se change en une matière humide ou sèche, froide ou chaude : que pourrait-on conclure de cette supposition ? Rien ; car les corps ne doivent ressusciter qu’avec les parties qui leur sont propres. Or, aucune de ces matières dont nous venons de parler ne lui appartient ; bien plus, elles ne restent pas dans les parties du corps qu’elles nourrissent, comment veut-on qu’elles ressuscitent avec lui ; car alors la vie ne dépendra plus ni du sang, ni de la pituite, ni de la bile, ni de l’air ? Ne nous imaginons pas qu’après la résurrection nos corps auront encore besoin des mêmes soutiens dont ils ne sauraient se passer dans cette vie mortelle, puisqu’avec la corruption et le besoin aura disparu la nécessité des aliments. En outre, quand même on établirait que les transformations subies par ces aliments arrivent à l’état de chair, on ne doit pas même croire que cette nouvelle chair, venue de cette manière, soit nécessaire pour compléter le corps de l’homme auquel elle s’est unie. En effet, la chair ne retient pas toujours celle dont elle s’est accrue., et cette dernière ne demeure pas toujours avec le corps qui se l’était unie ; mais elle se modifie de bien des manières ; elle s’en va ou par la douleur, ou par le chagrin, ou par les fatigues et les maladies ; ou bien encore, elle est desséchée par l’intempérie des saisons, par les rigueurs de la chaleur ou du froid, les humeurs qui se transforment en chair et en graisse venant à s’épuiser faute de recevoir l’aliment qui leur est propre. S’il n’y a point de chair qui soit à l’abri de ces accidents, à plus forte raison celle qui s’est nourrie de mauvais aliments y sera-t-elle sujette. On la voit, à la vérité, se charger de graisse et grossir ; mais bientôt elle rejette ces aliments d’une manière quelconque, ou bien arrivent ces accidents dont nous venons de parler, et c’est alors qu’elle maigrit à vue d’œil, il ne reste que la chair adoptée par la nature, celle qui, mêlée au corps, entretient sa vie et le met en état de supporter les fatigues ; elle seule, dis-je, reste attachée à ces parties qu’elle unit, qu’elle soutient, qu’elle échauffe.
Si l’on sait faire toutes ces réflexions et admettre nos concessions sur les points controversés, on restera convaincu que dans aucun cas il n’est vrai de dire que la chair d’un homme s’attache à la chair d’un autre homme, soit que dans un moment de surprise on ait mangé de cette chair déguisée par un ennemi, de manière à tromper le goût, soit que dans un accès de folie, ou poussé par la faim, on ait dévoré des corps d’une nature semblable à la nôtre. Cependant, je ne prétends point parler de certains animaux qui ont une forme humaine, ni de ceux dont la nature tient à la fois de l’homme et de la bête, tels que les poètes, dans leur hardiesse, ont coutume d’en imaginer.
Mais à quoi bon parler des corps humains, qui n’ont été destinés à nourrir aucun animal, et qui ne doivent avoir, à l’honneur de la nature, d’autre tombeau que la terre, puisque nous voyons que le créateur n’a pas assigné aux animaux eux-mêmes les animaux de la même espèce pour nourriture, bien qu’il leur présente dans d’autres espèces l’aliment qui leur convient ? Certes, si l’on peut nous démontrer que la chair humaine a été assignée à l’homme pour aliment, rien n’empêchera qu’on ne vive les uns des autres, comme de tant d’autres choses permises par la nature. Pourquoi ceux qui osent soutenir de pareilles absurdités ne font-ils pas servir à leur table, et n’offrent-ils pas à ceux qui leur sont chers, les corps de leurs intimes amis, comme les mets les plus délicieux et les plus convenables ? Mais s’il y a de l’impiété seulement à tenir ce langage, quelle action plus noire, quel crime plus horrible que celui d’un homme qui se repait de chair humaine ? quel mets soulève autant la nature ! D’un autre côté, s’il est vrai qu’un pareil mets ne peut alimenter le corps, et que dès lors il ne saurait s’allier à sa chair, il faut en conclure qu’on ne verra jamais la chair de l’homme s’identifier avec la chair de l’homme ; car elle est pour lui un aliment contre-nature, bien que, par suite d’une affreuse fatalité, on ait pu la manger. Ainsi, les corps humains, privés de la faculté de nourrir, et dispersés dans les parties de l’univers où ils ont pris naissance, vont s’unir de nouveau à leurs principes jusqu’au temps marqué par le créateur. Tirées de là une seconde fois, par la sagesse et la puissance de celui qui sut pourvoir chaque animal des facultés qui lui sont propres, ces diverses parties se réunissent dans leur ordre naturel, soit qu’elles aient été consumées par les flammes ou décomposées par les eaux, soit qu’elles aient été lamproie des bêtes féroces ou de tout autre animal, soit enfin qu’une partie détachée du tronc avant le temps ait précédé les autres dans la tombe. Chacune d’elles va reprendre la place qui lui fut assignée, pour recomposer le même corps et donner une nouvelle vie à ce qui était mort et tombé en dissolution. Je ne pousserai pas plus loin ce raisonnement, le temps ne me le permet pas ; d’ailleurs, tout le monde est de mon avis, tous ceux du moins qui n’auraient pas quelque affinité avec les bêtes.
Comme il me reste des choses beaucoup plus utiles à dire sur le sujet que je traite, je passerai sous silence les inductions qu’on veut tirer des ouvrages de l’homme, lorsqu’on dit que l’ouvrier ne saurait rétablir son ouvrage, s’il vient à être brisé, mutilé ou détruit, lorsqu’on veut qu’à l’exemple du potier ou du statuaire, Dieu n’ait ni la volonté ni le pouvoir de ressusciter un cadavre entièrement réduit en poussière. Ils ne voient pas, les insensés, qu’ils font à Dieu le plus grand outrage, lorsqu’ils mettent sa toute-puissance en parallèle avec des forces infiniment inférieures, et ravalent tes ouvrages de la nature au niveau de ceux que l’art a produits. Certes, je me ferais conscience de m’arrêter à de pareilles futilités, il y aurait même de la folie à les relever. Je dirai seulement que ce qui est impossible aux hommes n’est qu’un jeu pour le Tout-Puissant.
Cette seule réflexion, jointe à toutes les raisons que nous avons déjà données, démontre clairement que la résurrection n’est pas impossible, et par conséquent qu’elle n’est point au-dessus de la puissance de Dieu : nous ajouterons qu’elle n’est pas contraire à sa volonté.
Dieu ne peut se refuser à vouloir qu’une chose injuste ou indigne de lui. Ici l’injustice nuirait ou à l’homme ressuscité, ou à quelqu’autre à son occasion. Or, il me sera facile de prouver que la résurrection ne fait de tort à personne. Et d’abord, elle ne peut nuire aux êtres immatériels, puisqu’elle ne touche ni à leur vie ni à leurs prérogatives ; elle ne saurait nuire non plus aux animaux ou à la matière inanimée, puisqu’ils ne seront plus quand la résurrection aura lieu : ce qui n’existe pas est à l’abri de toute injustice. En admettant même que les animaux continuent à vivre, la résurrection de l’homme ne porterait pas atteinte à leur condition. Car si leur état actuel, cette infériorité qui les asservit à l’homme, qui les courbe sous le joug d’une dure servitude, et les laisse en proie à tous les genres de besoins et d’infirmités, n’est pas une injustice, à combien plus forte raison n’auront-ils aucun sujet de se plaindre quand l’homme, devenu incorruptible et désormais à l’abri du besoin et des privations, n’exigera plus d’eux aucun service, et les rendra pour toujours à la liberté ? En supposant qu’ils eussent la faculté de parler, pensez-vous qu’ils auraient droit de se récrier contre le Créateur, de lui reprocher comme une injustice d’être abaissés au-dessous de l’homme et de ne point partager avec lui le bienfait de la résurrection ? A deux natures essentiellement inégales, l’être souverainement juste n’a pu donner la même fin. Et d’ailleurs, de quelle espèce d’injustice pourraient-ils se plaindre, puisqu’ils n’ont aucune notion de justice ? D’un autre côté, la résurrection n’est rien moins qu’injuste à l’égard de l’homme qu’elle fait revivre. L’homme, comme vous le savez, est composé d’un corps et d’une âme : auquel des deux la résurrection pourrait-elle nuire ? Est ce à l’âme ? quel homme de bon sens oserait le dire ? Ne serait-ce pas attaquer à la fois la résurrection et la vie présente ? Car si l’âme ne peut se plaindre d’être ici-bas renfermée dans la prison d’un corps sujet à la souffrance et à la corruption, bien moins encore le pourrait-elle, lorsqu’elle régnera dans un corps exempt de douleur et devenu incorruptible. On en peut dire autant du corps. Si maintenant, dans son état de corruption c’est un bonheur pour lui d’être associé à un être incorruptible, direz-vous qu’il souffrira une injustice, lorsqu’il partagera avec cet être le privilège de l’incorruptibilité ? Oserait-on dire qu’il est indigne du Très-Haut de ranimer un corps tombé en dissolution et d’en recueillir les restes épars ? Certes, s’il ne fut pas indigne de lui de le créer dans un état imparfait, sujet à la corruption et à la douleur, se dégraderait-il en le créant plus beau qu’il n’était, impassible et immortel ?
Ainsi donc j’ai démontré, par les premiers principes et par les conséquences qui en découlent, chacun des points mis en question ; et dès lors il reste prouvé que la résurrection des morts n’est point, une œuvre au-dessus du pouvoir ni de la volonté de Dieu, et qu’elle n’est point indigne de lui. Maintenant se trouvent confondus l’erreur et les absurdes raisonnements de l’incrédulité. Est-il besoin d’ajouter qu’établir un de ces points c’est avoir établi l’autre, et de montrer leur rapport et leur liaison ? Mais faut-il se servir des mots de rapport et de raison comme s’il y avait ici quelque différence ? n’est-il pas vrai que tout ce que Dieu peut il le veut, et que tout ce qu’il veut il le peut aussi, sans blesser aucune de ses divines perfections ? Rappelons-nous ce que nous avons dit dès le commencement de ce discours, qu’il faut parler pour la vérité et sur la vérité ; qu’il ne suffit pas de l’établir, qu’il faut encore la défendre ; qu’il existe une grande différence entre l’un et l’autre ; en quelles circonstances, à l’égard de quelles personnes il fallait employer ces deux moyens. Pour mieux expliquer ma pensée et lier ce que nous avons dit avec ce que nous allons dire, qu’il me soit permis de mettre à la tête de ma seconde partie le même préambule par où j’ai commencé la première. Démontrer la vérité c’est plus que la défendre ; mais je soutiens en même temps que la défense doit accompagner ou plutôt précéder la démonstration, comme un satellite, lui aplanir les voies et écarter tous les obstacles qui s’opposeraient à une pleine conviction. Comme il importe à tout homme de pourvoir avant tout à son salut et à sa sûreté, la démonstration de la vérité est le point essentiel, et dès lors elle occupe la première place par sa nature, par son rang et par son utilité : par sa nature, elle donne la connaissance même des choses ; par son rang, elle ne fait qu’un avec les choses mêmes qu’elle établit ; par son utilité, en elle se trouve l’assurance et le gage du salut. La simple défense de la vérité est secondaire par sa nature et par son importance ; il est plus utile d’établir une vérité que de réfuter une erreur ; elle est bien inférieure par le rang, elle ne s’adresse qu’à ceux qui sont imbus de fausses opinions. Or, qui ne sait que l’erreur n’est qu’une altération de la vérité et le fruit d’une mauvaise semence jetée après coup ? Quoi qu’il en soit, l’apologie a souvent l’initiative, et souvent aussi elle rend les plus grands services ; car elle détruit l’incrédulité qui bourdonne aux oreilles des uns et subjugue les autres, surtout ceux en qui le doute et le préjugé ne font que de naître. Au reste, l’une et l’autre, c’est-à-dire la défense et la démonstration de la vérité, concourent au même but, qui est de préparer l’homme à une solide piété ; cependant elles ne sont pas la même chose, et il ne faut pas les confondre : l’une, je l’ai déjà dit, est indispensable à tous ceux qui croient et qui ont à cœur la vérité et leur salut ; l’autre est quelquefois plus utile pour ou contre certains esprits. Dans ce résumé, je n’ai voulu que vous rappeler succinctement ce que j’ai dit plus haut. Arrivons maintenant à la seconde partie de mon discours : je vais prouver la vérité de la résurrection, en vous montrant d’abord pour quelle raison Dieu a créé le premier homme et ses descendants, bien que le mode de création ait été différent ; ensuite la nature commune des hommes considérés en tant qu’hommes ; le jugement futur qui les attend, jugement qui s’étendra à toute leur vie et à la manière dont ils l’auront passée, jugement où le créateur fera éclater toute son équité, comme personne ne peut en douter.
Pour tirer en faveur de la résurrection une preuve solide des motifs qui ont présidé à la création, il faut examiner si l’homme a été fait sans dessein et au hasard, ou si Dieu lui a donné une fin déterminée ; si l’on admet qu’il ait été créé pour une fin, je demanderai quelle est cette fin, si c’est simplement pour jouir toujours de la vie, et subsister à jamais d’une manière conforme à sa nature, ou bien si c’est pour l’utilité d’un autre ? Dans cette hypothèse, je demanderai si c’est pour l’intérêt du créateur lui-même ou pour celui de quelque créature qui touche à Dieu de plus près, et que Dieu honore de sa prédilection.
Plus j’y réfléchis et plus je comprends que l’homme raisonnable, et dont le jugement détermine les actions, ne fait rien en vain quand il agit de propos délibéré, mais qu’il rapporte tout à son propre avantage ou à celui des êtres auxquels il veut du bien ; souvent encore il n’a en vue que l’œuvre même qu’il fait, alors une certaine inclination, une sorte d’amour purement gratuit, le porte à la faire ; et pour rendre la chose plus sensible, servons-nous ici de quelques comparaisons. L’homme se bâtit une habitation pour son propre usage ; il prépare aussi pour ses bœufs, ses chameaux et tous les autres animaux qui sont à son service, un abri convenable ; au premier abord, cet abri ne semble point fait pour son usage ; mais si l’on considère la fin plus éloignée de cette construction, il est évident que c’est toujours pour lui qu’il agit, bien que sa fin actuelle et immédiate soit ces animaux dont il veut la conservation. Enfin s’il a des enfants, ce n’est point pour les faire servir à son usage ou à celui des siens, mais plutôt pour exister et se perpétuer le plus longtemps possible dans une race sortie de lui, cherchant une consolation à sa mort dans la succession de ses enfants et de ses petits-neveux, et s’imaginant ainsi survivre à son trépas et trouver une sorte d’immortalité sur la terre.
Voilà comment agissent les hommes. Mais Dieu n’a pas fait l’homme en vain, car il est sage, et rien de ce qu’il fait n’est inutile ; il ne l’a point créé non plus pour son propre intérêt, car il n’a besoin de rien, et celui qui est au-dessus de tout ne cherche dans son œuvre aucun avantage personnel. Enfin Dieu n’a pas destiné l’homme à l’usage de quelqu’autre créature ; tout être doué de jugement et de raison est ou a été créé non pour l’usage d’un être supérieur ou inférieur à lui, mais bien pour lui-même et pour le soin de sa conservation. Et, en effet, la raison ne nous découvre aucune créature en vue de laquelle l’homme aurait été fait ; les esprits immortels, hors de tout besoin et de tout danger, n’ont que faire des secours de l’homme pour vivre heureux et pour vivre toujours ; et quant aux animaux, sujets de l’homme par leur nature, ils viennent lui offrir leurs services divers, selon leurs différentes espèces ; mais ils n’ont été nullement destinés à faire servir les hommes à leur usage : car il ne serait pas juste de mettre à la discrétion d’une espèce secondaire des créatures d’un ordre supérieur, et de subordonner des êtres intelligents au bon plaisir d’un animal sans raison.
En conséquence, si l’homme n’a pas été créé sans but et sans raison (car rien n’est donné au hasard dans les desseins du Créateur) ; s’il est également vrai que ce n’est ni pour son propre avantage, ni pour celui d’aucune autre créature, que Dieu a fait l’homme, quel est donc le motif de la création de l’homme ? Sans doute, si l’on considère la fin première et générale de toutes choses, Dieu n’a pu le créer que pour lui-même, et pour manifester la bonté et la sagesse qui brillent dans tous ses ouvrages ; mais si l’on s’arrête à la fin particulière de l’homme, à celle qui lui est propre, cette fin est qu’il vive, mais non de-cette courte vie semblable à un flambeau qui brille un moment et qui s’éteint ensuite pour toujours ; vie périssable que Dieu accorde aux reptiles, aux oiseaux, aux poissons et aux êtres les plus stupides. Dieu devait une autre vie à l’être qui est son image, qui a reçu en partage une âme intelligente et raisonnable, et cette vie qu’il destine à l’homme est immortelle, afin qu’il soit éternellement occupé à connaître son créateur et à admirer sa puissance et sa sagesse, et qu’après avoir suivi sa loi, pratiqué la justice, il jouisse au sein d’une paix inaltérable de la récompense que mérite une vie passée dans la vertu, malgré les combats qui viennent sans cesse d’un corps terrestre et sujet à la corruption.
Nous concevons très-bien que des créatures, qui n’ont été faites que pour l’usage d’autres créatures plus parfaites qu’elles-mêmes, cessent d’exister au même instant que ces dernières ne seront plus ; elles occuperaient alors une place inutile, et dans les œuvres de Dieu il n’est rien de superflu ; mais les créatures faites pour être et pour jouir de leur propre existence ne peuvent jamais périr entièrement par quelque événement que ce soit, puisque l’existence est leur fin propre, et qu’elle est même une partie de leur essence. Ainsi donc, l’homme qui a été créé pour vivre doit subsister éternellement, il doit faire et subir ce qui est conforme à sa nature, les deux parties qui composent son être concourant ensemble à la même fin. L’âme, conformément à sa nature spirituelle, doit se conserver pure et sans altération, et remplir les fonctions qui lui sont propres, c’est-à-dire régler les appétits du corps, porter un jugement sain sur tout ce qui arrive, faire, tout avec poids et mesure ; pour la corps, il doit, selon sa nature, se prêter à tout ce que veut la raison, et subir les changements de l’âge, de la figure et de la grandeur, jusqu’au moment de la résurrection ; car eue n’est elle-même qu’une autre transformation, qui doit être la dernière de toutes, et faire passer à un état meilleur ceux qui vivront alors.
Nous sommes aussi certains de ce grand événement que nous le sommes de tant de révolutions qui se sont déjà passées sous nos yeux ; et quand je rentre en moi-même, un sentiment involontaire me fait aimer cette vie, bien que remplie de misères, parée que, après tout, elle convient assez à l’état où Dieu veut nous tenir ici-bas ; mais en même temps l’espérance me montre dans le lointain une éternité de bonheur, et cette espérance n’est point un rêve, elle n’est pas fondée sur la parole de l’homme, toujours trompeuse ; ce n’est point non plus une vaine illusion qui se joue de moi : quel gage plus certain puis-je avoir d’espérer ? J’ai pour garant de mon espoir le but que s’est proposé le Créateur en composant l’homme d’un corps et d’une âme immortelle, en lui donnant la raison, en gravant dans son cœur cette loi sainte qui lui apprend à respecter les dons de Dieu et à mener une vie sage et raisonnable ; car nous comprenons très-bien qu’il n’aurait pas créé l’homme tel qu’il est, qu’il ne l’aurait point paré de tous les privilèges de l’immortalité, s’il n’eût voulu en même temps qu’il fût immortel. Si donc le souverain Créateur a fait l’homme capable de raison pour qu’il pût mener une vie plus parfaite que celle des animaux, et qu’après avoir été sur la terre spectateur et adorateur de la magnificence et de la sagesse qui brillent dans l’univers, il méritât de vivre à jamais dans cette divine contemplation ; si c’est là l’intention de Dieu ; si c’est là ce que demande la nature de l’homme, il est évident que le motif qui a présidé à sa création est la preuve de son immortalité. Or, il ne peut être immortel sans la résurrection ; c’est elle qui le fait revivre et toujours durer.
Après avoir démontré la vérité de la résurrection de l’homme par le motif de sa création, c’est-à-dire par la fin que Dieu s’est proposée en le formant, passons aux autres preuves, et suivons-les dans leur ordre naturel. Après le motif de la création de l’homme vient l’examen de sa nature, puis le jugement qui l’attend, en dernier lieu sa fin dernière. Nous avons exposé la preuve qui devait occuper le premier rang, examinons maintenant quelle est la nature de l’homme.
La démonstration des vérités fondamentales ou d’un sujet quelconque livré à l’examen, pour être solide et sans réplique, ne doit se fonder sur rien d’étranger à la matière que l’on traite ni sur les vaines opinions des hommes, mais s’appuyer uniquement sur les notions les plus simples et les plus naturelles, ou du moins sur les conséquences immédiates des premiers principes.
S’agit-il des premiers principes, il suffit de les exposer et d’en rappeler le souvenir comme d’une simple notion ; s’agit-il des conséquences de ces principes, de la manière toute naturelle dont elles en découlent et s’y rattachent, il faut procéder avec ordre et justesse pour montrer les suites et la liaison que les vérités plus éloignées ont avec celles qui précèdent, de sorte que la vérité et sa démonstration ne soient pas compromises. Qu’on se garde bien de confondre ce qui doit être distingué, et de briser les nœuds délicats par lesquels se tiennent toutes les vérités ! C’est pourquoi je pense que ceux qui veulent apporter à une question de cette importance l’attention qu’elle mérite, et se décider avec connaissance de cause sur ce qu’il convient de penser de la résurrection des corps, doivent avant toutes choses peser la force des raisons qu’on veut faire valoir, les ranger à la place qui leur convient, voir celles qu’il faut mettre au premier rang ; quelles sont les preuves qu’on doit placer au deuxième ou au troisième, ou par lesquelles on doit finir. Nul doute qu’il ne faille commencer, comme nous l’avons fait, par exposer le motif, c’est-à-dire l’intention du créateur en faisant l’homme ; de là, passer immédiatement à la nature de l’homme, non qu’elle soit, pour le rang, postérieure au motif de sa création, mais il importait d’examiner l’un et l’autre séparément, bien que ces deux raisons n’en fassent qu’une et qu’elles soient d’un poids égal dans la question qui nous occupe ; la vérité de la résurrection tirée de ces preuves qui sont les principales, puisqu’elles découlent de l’œuvre même de Dieu, emprunte une nouvelle force des raisons puisées dans sa Providence, intéressée à punir les uns, à récompenser les autres, à faire voir que nous avions tous une fin dernière, et des moyens pour y parvenir. Plusieurs de ceux qui ont entrepris de prouver la résurrection se sont contentés de cette troisième preuve ; ils ont pensé que le jugement nécessitait la résurrection, qu’il n’en existait pas d’autre raison ; mais ils se trompent, et ce qui le prouve c’est que tous les morts doivent un jour ressusciter, et que tous ceux qui ressuscitent ne seront pourtant pas jugés ; car si la résurrection n’avait lieu qu’à raison du jugement, il faudrait dire que ceux qui n’ont fait ni bien ni mal, c’est-à-dire les enfants au berceau, ne doivent point ressusciter. Mais comme la résurrection aura lieu pour tous, c’est-à-dire pour ceux qui sont morts en bas-âge comme pour les autres, l’argument tiré de ces enfants est sans réplique ; il est évident que le jugement dernier n’est point la cause principale de la résurrection, mais qu’il faut chercher cette cause dans l’intention même du Créateur et dans la nature des êtres créés.
Le motif tiré de l’intention de Dieu suffirait pour nous conduire, par un enchaînement de conséquences toutes naturelles, à l’importante vérité que nous cherchons, c’est-à-dire la résurrection des corps après leur dissolution ; mais il importe de ne passer sous silence aucune des raisons que nous avons mises en avant, et nous ne pouvons surtout nous dispenser de les apporter en faveur de ceux qui ne peuvent voir d’un coup d’œil toutes les conséquences d’un principe. Si on ne les a pas conduits comme par la main, ils ne voient pas combien la raison tirée de la nature de l’homme est rigoureuse pour établir la résurrection. En effet, si la nature de l’homme se compose d’une âme immortelle et d’un corps qui lui fut uni lors de la création ; si l’être et la vie n’ont été départis séparément, ni à la nature de l’âme, ni à celle du corps, mais bien à l’homme, qui réunit ces deux natures, et qui doit avec elles, non-seulement fournir sa carrière ici-bas, mais encore arriver à la fin qui lui est destinée, ne faut-il pas que l’âme et le corps ne forment qu’un seul être où se réunit tout ce qu’éprouve l’âme et le corps, qui raisonne, reçoit des sensations ? Tout l’ensemble et l’enchaînement de ces actes se rapporte à une fin unique : ne faut-il pas que l’harmonie règne dans tout ce qui concerne l’homme, et qu’il en soit de sa fin et de sa destinée. Comme il en est de sa naissance et de sa vie, de ses actes et de ses affections ? S’il y a unité et harmonie dans tout l’être de l’homme ; s’il y a accord parfait dans toutes les opérations de l’âme et du corps, il faut donc que tout en lui soit destiné à une même chose. Or, il y aura unité dans cette fin, si l’être qui en est l’objet reste le même dans sa constitution ; mais comment l’homme aura-t-il sa constitution véritable, à moins que toutes les parties qui la composent ne se trouvent réunies ? Et comment pourront-elles se réunir, si après leur dissolution elles ne viennent pas se ranger de nouveau et dans le même ordre qu’auparavant ? Cette reconstitution des hommes suppose donc nécessairement la résurrection des corps après leur mort et leur dissolution. Car sans elle les mêmes parties ne se réuniraient point selon leur nature, et le même individu ne serait pas reconstruit ; la faculté de penser et de raisonner a été donnée à l’homme pour parvenir non-seulement à une connaissance distincte des créatures qui sont le plus à sa portée, mais encore à la connaissance de son Dieu, de son bienfaiteur, de sa bonté, de sa sagesse et de sa justice. Tant que la raison pour laquelle Dieu a donné à l’homme cette faculté subsistera, cette faculté doit subsister aussi, et comment subsistera-t-elle sans la nature qui l’a reçue et en qui elle réside ?
Or, c’est en l’homme et non point en l’âme seulement que résident le jugement et la raison. Il faudra donc que l’homme, ce composé d’âme et de corps, subsiste toujours, et il ne peut subsister toujours s’il ne ressuscite ; autrement ce n’est plus, à proprement parler, la nature de l’homme, mais une partie de lui-même qui continue d’exister. Si la nature de l’homme n’est pas conservée intacte, pourquoi l’âme aurait-elle été associée aux douleurs et aux misères du corps ? C’est en vain que, retenu par elle dans la poursuite de ses désirs, le corps est resté docile et soumis au frein de l’âme : cette union de l’âme et du corps une fois rompue, tout serait inutile, l’intelligence, la prudence dans la conduite, la pratique de la justice, l’exemple des vertus, la sagesse des lois ; en un mot, tout ce qu’il y a d’admirable dans l’homme, tout ce qui se fait de bien pour lui, ou plutôt c’est la création, c’est la nature même de l’homme qui est inutile. S’il est vrai que dans toutes les œuvres de Dieu, et dans tous les dons de sa munificence, rien ne s’est fait en vain, il faut déboute nécessité que le corps, selon la nature qui lui est propre, soit immortel comme l’âme elle-même.
Mais qu’on ne s’étonne pas si j’appelle permanente une vie interrompue par la mort et la corruption ; qu’on réfléchisse plutôt que ce mot a plus d’un sens, et que la différence de durée se mesure sur la différence de nature. Si l’existence des êtres qui subsistent diffère à raison de leur nature, on aurait tort de chercher en nous une continuité de durée semblable à celle qui distingue les purs esprits. Peut-on placer sur la même ligne des substances dont les unes sont supérieures aux autres ? Il ne faut donc pas chercher dans l’homme la continuité d’existence de ces intelligences immatérielles qui ont reçu avec la vie l’immortalité en partage, et subsistent à jamais dans cet état par la seule volonté de Dieu. L’homme, par son âme, est bien immortel depuis la création ; mais par le corps, ce n’est qu’à la faveur de divers changements qu’il peut parvenir à l’incorruptibilité, et voilà la grande raison de cette résurrection dont nous parlons : sans la perdre de vue, nous attendons la dissolution du corps, laquelle doit suivre cette vie d’infirmités et de misères, bien persuadés qu’après viendra le jour qui fera éclore une vie nouvelle exempte de corruption. Nous ne nous comparons point à la brute qui meurt sans retour, nous ne nous égalons point aux purs esprits qui ne meurent jamais : de cette manière, nous n’allons pas légèrement placer au même rang des êtres d’une nature si différente ; et si le mode de durée n’est dans le même dans l’homme, il ne faut pas s’en affliger ni désespérer de la résurrection, parce que la séparation de l’âme d’avec le corps, et la dissolution de ce dernier, semblent mettre quelque interruption dans la continuité de notre vie. Eh ! ne croyez-vous pas que nos esprits venant à s’épuiser, nos fibres à se relâcher, le sommeil paraît suspendre cette vie qui consiste dans le sentiment, et qu’après un repos de courte durée l’homme renaît, pour ainsi dire, tout à coup ? Cependant nous ne craignons pas de dire que c’est la même vie qui continue. Voilà, ce me semble, pourquoi les poètes ont appelé le sommeil le frère de la mort ; ce n’est pas qu’ils aient prétendu leur donner une même descendance ; mais c’est qu’il existe une grande similitude entre l’état d’un mort et celui d’un homme qui dort : n’est-ce pas le même repos, la même insensibilité pour tout ce qui existe ou arrive en ce moment, ou plutôt n’est-ce pas le même oubli d’eux-mêmes et de leur propre existence. Si nous convenons sans peine que cette vie mortelle, toute sujette qu’elle est, comme nous l’avons dit, à tant de vicissitudes et d’alternatives depuis le moment de notre naissance jusqu’à celui de notre mort, ne laisse pas d’être la même vie, pourrions-nous repousser l’espoir qu’un jour la mort fera place à la vie, et amènera la résurrection, bien que la vie présente soit interrompue quelque temps par la séparation de l’âme et du corps ?
L’instabilité est le caractère de notre nature, ainsi Dieu l’a voulu, suivez-en les différentes phases. Dès le principe, notre vie et sa durée sont sujettes à bien des vicissitudes, interrompues tantôt par le sommeil, tantôt par la mort, tantôt par les transformations de chaque âge qui se succèdent les unes aux autres d’une manière presqu’insensible. Quel homme, en effet, si l’expérience ne venait au secours de sa raison, pourrait s’imaginer qu’une semence molle et homogène renfermât tant et de si grandes facultés, et les ressorts puissants de toutes ces parties diverses qui s’emboîtent si parfaitement, je veux dire les os, les nerfs, les cartilages, les muscles, les chairs et les entrailles ? Qui de nous soupçonnerait tout cela dans ce germe encore humide ? Quelle différence entre l’état de l’enfance et celui de la jeunesse, entre la jeunesse et l’âge mûr, ou le déclin de la vie ? Dans chacun de ces divers périodes, vous n’apercevez rien qui annonce les suivants, et ces changements passent, les uns inaperçus, d’autres laissant à peine entrevoir quelques indices de ceux qui doivent suivre naturellement. A moins d’être insensé ou complètement aveugle, qui ne convient de cette vérité ? Ne sait-on pas qu’il faut d’abord déposer le germe qui doit former le corps ; qu’à la faveur de ce germe, tous les membres et toutes leurs parties se développent ; que le fœtus ayant vu le jour, le premier âge reçoit son accroissement ; qu’a ce premier développement succède l’âge viril ou l’âge parfait ; à celui-ci, le déclin des facultés naturelles jusqu’à la vieillesse ; qu’enfin la dissolution du corps vient mettre un terme à sa décrépitude. Si donc, dans cette circonstance, ou la semence n’indique en aucune manière la vie et la forme de l’homme ; où l’existence ne fait point pressentir la dissolution du corps réduit à ces premiers éléments, on déduit néanmoins, de l’enchaînement naturel des choses, l’existence future de celles qu’on ne peut avoir sous les yeux : à plus forte raison l’enchaînement de nos démonstrations, plus sûr que toutes les preuves d’expérience, doit-il confirmer le dogme de la résurrection ?
Les preuves que nous avons apportées jusqu’ici pour établir la vérité de la résurrection sont toutes de la même nature, puisque toutes découlent du même principe, c’est-à-dire de notre génération venant (des premiers hommes que Dieu a créés. Mais les unes s’appuient sur le principe même de cette commune origine, et les autres, pures conséquences de ce principe, reposent sur le dogme de la Providence. La nature de l’homme et le but de la création se trouvent nécessairement liés ; aussi le motif de la création fait-il le fond de la preuve que nous tirons de là, tandis que celle qui se tire de Dieu, considéré comme juge des bonnes et mauvaises actions, naît à la vérité de la fin pour laquelle l’homme a été créé, mais découle plus directement du dogme de la Providence.
Nous avons développé la première le mieux qu’il nous a été possible. Que nous reste-t-il à faire, sinon, d’appuyer la vérité dont il s’agit sur les arguments tirés, et du jugement équitable où l’homme sera puni ou récompensé selon ses mérites, et de la fin pour laquelle il avait reçu la vie. Mais établissons un ordre méthodique et naturel, et pour cela donnons d’abord la raison tirée du jugement de Dieu.
J’ajouterai seulement un mot pour mettre dans mon sujet tout l’ordre et toute la lucidité possible : ceux qui reconnaissent un Dieu créateur du monde, doivent convenir, en raisonnant dans leur principe, que sa sagesse et sa justice veillent sur toutes les créatures ; qu’il n’y a rien sur la terre ni dans le ciel qui ne soit soumis aux lois de la Providence ; que sa sollicitude paternelle s’étend aux plus petites choses comme aux plus grandes, à ce qui est visible comme à ce qui ne l’est pas ; en effet, toutes les choses créées réclament les soins du créateur ; chacune en particulier, selon sa nature et sa destinée. On me dispensera d’entrer ici dans ce détail des soins que chaque être semble exiger de la Providence, conformément à sa nature. L’homme, dont je dois m’occuper ici, a besoin d’aliment, parce qu’il est faible ; de successeurs, parce qu’il est mortel ; et d’un jugement à venir, parce qu’il est raisonnable. Si tout cela tient à sa nature, s’il a besoin d’aliments pour soutenir sa vie, de successeurs pour perpétuer sa race, et d’un jugement futur, à raison de ce besoin de se nourrir et de se propager, car l’homme a des bornes à respecter, on peut conclure que le besoin de nourriture, de propagation, se rapportant à tout l’être de l’homme, le jugement s’étendra à tout l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire au corps et à l’âme ; c’est l’homme tout entier qui doit rendre compte de ses actions, et en recevoir le châtiment ou la récompense. Le jugement, pour être juste, doit appliquer le châtiment ou la récompense à l’un et à l’autre : il ne convient pas que l’âme subisse seule le châtiment ou remporte le prix de toutes les actions de l’homme, car par elle-même elle n’est pas portée à la volupté, aux plaisirs des sens ; il serait pareillement injuste que le corps fût seul récompensé ou puni (par lui-même, en effet, il est incapable de discerner le bien du mal, ce qui est permis de ce qui ne l’est pas ; c’est à l’âme et au corps réunis qu’il faut s’en prendre de ce que l’homme a fait). Or, la raison nous démontre que ce jugement n’a point lieu dans cette vie (peut-on en effet la considérer comme une récompense des mérites du juste, puisqu’elle lui est commune avec une foule d’athées, de voluptueux, de scélérats, que n’atteint pas l’infortune jusqu’à la fin de leur carrière, tandis que celui qui se dévoue à la pratique de toutes les vertus se voit continuellement exposé à la douleur, à l’injure, à la calomnie, aux tourments, à tous les genres de maux). Il n’a point lieu immédiatement après la mort (l’homme alors ne subsiste pas tout entier, puisque l’âme est séparée du corps, et que le corps lui-même, tombé en dissolution et rendu aux éléments dont il avait été tiré, ne conserve rien de sa première nature ni de sa forme, bien loin de garder le souvenir du passé).
Que reste-t-il donc ? Tout le monde le voit, et l’apôtre nous l’apprend ; il faut que cet être corruptible et périssable soit revêtu d’incorruptibilité, afin que par la résurrection nos membres épars ou dissouts venant à se réunir, et un souffle de vie ranimant nos cadavres, chacun de nous soit récompensé ou puni selon le bien ou le mal qu’il aura fait par le moyen du corps.
C’est par ce raisonnement, et d’autres semblables, qu’on peut confondre ceux qui reconnaissent une providence, et admettent nos principes, mais les oublient, je ne sais comment, dans la discussion. Ce que je viens de dire en peu de mots et comme en passant, on peut le développer plus au long. Pour ceux qui révoquent en doute jusqu’aux premiers principes, tout ce qu’on peut faire de mieux c’est d’adopter à leur égard la méthode suivante ; douter avec eux et leur demander : Faut-il croire que toute la vie de l’homme est tellement vouée au mépris, que personne ne s’en occupe ; qu’une noire vapeur, couvrant la surface de la terre, plonge dans l’oubli et le silence, et les hommes et leurs actions ; ou bien ne serait-il pas plus sûr de penser que le Créateur préside à son œuvre, qu’il voit tout, qu’il juge les pensées et les actions, même les plus secrètes. Car, si les actions de l’homme ne sont soumises à aucun jugement, l’homme n’a rien qui le distingue de la brute : que dis-je ? Il est plus malheureux que l’animal sans raison ; il dompte, il réprime les mouvements de son cœur ; il pratique la piété, la justice et toutes les autres vertus : alors la vie des animaux et des bêtes féroces serait bien préférable, la vertu deviendrait la plus grande des folies, les menaces d’un jugement, la chose la plus ridicule ; se livrer tout entier à la volupté serait le souverain bien, l’unique loi, le but commun ; il n’y aurait plus de maxime raisonnable que celle des débauchés et des voluptueux : « Mangeons et buvons, car nous mourrons demain. » Que risquerons-nous ? La fin d’une telle vie n’est pas seulement la volupté, comme se l’imaginent quelques-uns, mais la mort, suivie de l’extinction de tout sentiment. Au contraire, si le Créateur prend quelque intérêt à son œuvre, et s’il met une différence entre l’innocent et le coupable, quand s’établit la différence qui doit fixer le sort de l’un et de l’autre, est-ce dans cette vie, ou immédiatement après, lorsque l’âme quitte le corps et le laisse en proie à la corruption ? Or, ni l’une ni l’autre hypothèse ne me donne l’idée d’un jugement équitable. Car, dans cette vie, les bons ne sont point récompensés de leurs vertus, ni les méchants punis de leurs crimes. Je pourrais même ajouter qu’ici-bas la nature mortelle est incapable d’expier la peine de plusieurs péchés, ou de certains crimes énormes. En effet, celui dont la scélératesse aura entassé victimes sur victimes, qu’il soit brigand, prince ou tyran, celui-là pourra-t-il expier tous ses forfaits par une seule mort ? Allons plus loin : l’impie qui s’est fait de la Divinité une idée monstrueuse, qui passa sa vie à l’insulter par ses blasphèmes et par ses sarcasmes, qui n’eut rien de sacré, qui foula aux pieds les plus saintes lois, qui ne respecta pas plus la pudeur des enfants que celle des femmes ; qui mit sa gloire à faire des malheureux, livrant aux flammes les maisons et les habitants, portant le ravage d’une contrée dans une autre contrée ; ensevelissant dans le même tombeau des générations, des peuples, des nations entières, un tel monstre peut-il, dans un corps mortel, suffire à des peines proportionnées à tant de crimes, puisque la mort l’enlève à la rigueur des supplices qu’il mérite, et que sa nature mortelle se trouve trop faible pour expier le moindre de ses forfaits ? Ce n’est donc point dans la vie présente que la justice de Dieu s’exerce dans toute son étendue. Nous allons voir que ce n’est point non plus immédiatement après la mort.
Ou bien, la mort est l’extinction totale de la vie, de manière que l’âme s’évanouit comme un souffle et qu’elle périt avec le corps ; ou bien, l’âme se conservant par elle-même sans se corrompre, ni se diviser, ni se dissoudre, le corps seul périt et se décompose, sans garder aucun souvenir dupasse, aucun sentiment de ce qu’il lui est arrivé à l’occasion de l’âme. Si la vie de l’homme s’éteint tout entière, c’en est donc fait : il est vrai de dire que Dieu ne se mêle pas de l’homme, qu’il ne distingue pas le bon du méchant. Alors se reproduit tout ce que nous avons dit d’une vie qui n’a plus de frein, et cette foule de conséquences absurdes qui en découlent, cet affreux abîme de l’athéisme. Mais si le corps seul périt, si chacune de ses parties se dissout et retourne à ses éléments primitifs, tandis que l’âme subsiste par elle-même, incorruptible de sa nature, en ce cas il ne peut encore y avoir de jugement, ou s’il y en a un, il ne sera pas équitable. Mais c’est un crime de supposer qu’un jugement émané de Dieu puisse être injuste. Or, je vous le demande, où serait la justice de ce jugement, si celui qui a fait le bien ou le mal n’est pas là ? En effet, c’est à l’homme, et non point à l’âme seule, qu’il faut attribuer les actions de la vie soumises à ce jugement. Pour tout dire, en un mot, un jugement semblable est inique sous tous les rapports.
Si le bien est récompensé, il y aura évidemment injustice envers le corps qui a partagé les combats livrés pour la vertu, sans entrer en partage de la récompense que méritent ces combats ; il y aura injustice à ce que l’âme reçoive le pardon de certains péchés, en considération des misères et des exigences du corps, sans associer ce même corps aux récompenses pour lesquelles ils ont combattu de concert pendant la vie. Mais si le mal est puni, voilà les intérêts de l’âme lésés, puisqu’elle porte seule la peine des fautes commises à l’instigation du corps, et pour s’être trop facilement laissée entraîner aux mouvements déréglés de cet allié incommode, tantôt par surprise et par séduction, tantôt par une espèce de violence, quelquefois par faiblesse pour ce corps, dont la conservation la rendait trop prodigue de soins et de complaisances. Quelle injustice de punir cette âme pour des fautes qui ne tenaient pas à sa nature, et vers lesquelles aucune affection, aucun mouvement déréglé ne la portait ; telles que la débauche, la violence, l’avarice, et tous les crimes qui en découlent ? Si l’âme ne s’en rend coupable que dans le tumulte et le trouble où jettent des passions qui ne sont pas réprimées, et si ces passions n’ont leur source que dans les exigences du corps, dont on flatte trop les caprices ; si les idées de jouissance temporelle, de mariage, de commerce et de tant d’autres choses dont on peut abuser, et qui donnent lieu d’examiner si elles sont bonnes ou mauvaises, n’a tant d’empire sur l’âme qu’à raison du corps, où donc est l’équité d’un tel jugement ? Eh quoi ! le corps éprouve les premières sensations, il entraîne le consentement de l’âme, il l’associe aux actes qu’il exige, et celle-ci est seule responsable de ces actes ? La convoitise, les voluptés, la crainte et la douleur, dont les excès sont dignes de châtiment, ne reconnaissent d’autre principe que le corps ; et cependant les fautes qui en sont la suite, et le châtiment de ces fautes, pèseraient tous sur l’âme seule ; sur l’âme, par elle-même, exempte de tous ces besoins, à l’abri de la convoitise, de la crainte et de toutes les passions auxquelles l’homme est sujet ? Et quand même on attribuerait à l’homme, et non point au corps seulement, tous ces mouvements tumultueux, ce qui est très-raisonnable, puisque sa vie résulte de l’union de deux substances différentes, encore ne dirons-nous point que ces mouvements puissent convenir à l’âme, si nous considérons attentivement sa nature en elle-même. En effet, si elle n’éprouve aucun besoin d’aliment, sans doute elle ne désirera point ce qui est inutile à son existence, elle ne se portera point vers des objets dont elle ne peut user ; elle sera insensible à la pauvreté, à la privation de biens dont elle n’a que faire.
En outre, si elle est au-dessus de la corruption, elle n’a point à redouter ce qui donne la mort ; elle n’appréhende ni la faim, ni la maladie, ni l’amputation des membres, ni aucun danger ; elle ne craint ni le fer, ni le feu ; car rien de tout cela ne saurait lui causer la moindre douleur, la plus légère affliction, puisque sa nature la soustrait aux impressions qui n’affectent que le corps. S’il est absurde d’imputer à l’âme ces divers mouvements, comme s’ils lui étaient propres, ne serait-ce pas le comble de l’injustice, ne serait-il pas indigne de Dieu, de faire peser sur elle seule le poids des fautes qui en résultent, et des supplices qui sont attachés à ces fautes ?
Puisque la vertu est de l’homme, et que le vice qui lui est opposé n’appartient point à l’âme séparée du corps ou existant par elle-même, peut-on raisonnablement en faire le partage exclusif de l’âme et transporter sur elle seule le châtiment ou la récompense ? Comment est-il possible d’imaginer même la constance et la force, dans l’âme considérée à part, elle qui n’a point à craindre la mort, ni les blessures, ni la mutilation, elle qui ne redoute aucun accident, ni les fouets sanglants, ni la douleur qui en résulte, ni les maux qui naissent de cette douleur ? Comment concevoir la continence et la tempérance dans une âme qui seule ne serait jamais poussée au désir de manger et de boire, de se livrer à la volupté, aux plaisirs des sens ; que rien ne troublerait au dedans, que rien n’irriterait au dehors ? Comment concevoir en elle la prudence, si elle n’a rien à faire, rien à omettre, rien à choisir, rien à éviter ; si enfin elle n’a en elle-même ni mouvement, ni élan naturel pour agir extérieurement ? Comment enfin la justice pourra-t-elle convenir aux âmes, soit entre elles, soit à l’égard de quelque autre créature d’une nature semblable ou différente, puisqu’elles n’ont ni raison, ni moyen aucun de distribuer la justice proportionnellement, et de la mesurer au mérite, excepté toutefois le respect qu’elles doivent à Dieu ? Puisqu’en outre elles n’ont ni aptitude, ni ardeur pour jouir de ce qui leur appartient, ou s’abstenir de ce qui est à autrui ; (car l’usage-ou la privation des choses naturelles regarde ceux qui sont nés pour en jouir.) Or, l’âme est sans besoins, elle est incapable, par sa nature, de pouvoir user d’un objet plutôt que d’un autre ; voilà pourquoi nous ne pouvons préciser, dans une telle constitution, la fonction propre de chacune des substances qui composent l’homme.
Mais n’est-ce pas le comble de la déraison, de lui donner des lois revêtues d’une sanction divine, et d’imputer à l’âme seule l’observance ou la transgression de ces lois ? En effet, aucun autre que celui pour qui la loi a été faite ne doit porter la peine de l’infraction de cette loi ? Or, le sujet pour qui la loi a été faite, c’est l’homme, et non pas l’âme uniquement. C’est donc à l’homme, et non pas à l’âme toute seule qu’il faut s’en prendre de l’infraction de la loi ; car Dieu n’a point dit aux âmes de s’abstenir des choses qui n’ont aucun rapport avec elles, comme l’adultère, le meurtre, le larcin, le vol, le mépris des parents, et en général tout désir injurieux ou nuisible au prochain. En effet, ce précepte, « honore ton père et ta mère, » porterait à faux, s’il s’adressait à l’âme seule, puisque les noms de père et de mère ne lui conviennent point ; les âmes n’engendrent point d’autres âmes de manière à mériter le titre de père et de mère, ce sont les hommes qui engendrent d’autres hommes. Par une raison toute semblable, ce n’est pas à l’âme que le législateur a dit : « Tu ne commettras point l’adultère. » Parmi les âmes, il n’y a pas de différence de sexe, dès lors, nulle possibilité de faire un mauvais usage de cette différence, et partant aucun désir. Or, sans désir, l’acte ne saurait avoir lieu ; et sans l’acte, il n’y a pas d’union légitime, c’est-à-dire de mariage ; par conséquent, s’il n’y a pas même lieu à une union légitime, il ne peut être question ni d’ardeur coupable pour une femme étrangère, et de commerce criminel avec elle.
Le larcin ou l’avarice ne sont point encore des défenses qui puissent être faites à l’âme ; car elle n’a aucun besoin des objets dont le désir porte d’ordinaire à dérober ou prendre de vive force ; il ne lui faut à elle ni or, ni argent, ni troupeaux ; en un mot, rien de ce que notre indigence nous fait rechercher pour la nourriture, pour le vêtement, ou pour tout autre usage de ce genre ; ce serait bien peu connaître la nature d’une âme immortelle. Mais laissons discourir à leur aise, sur cette matière, ceux qui veulent tout dire sur un sujet, et pousser à outrance leur adversaire. Pour nous, contents de cette dernière raison, et des preuves précédentes, dont l’accord établit si bien le dogme de la résurrection, nous croyons inutile de nous y arrêter plus longtemps ; car notre dessein n’est pas d’épuiser le sujet, mais seulement d’indiquer à nos auditeurs ce qu’il faut penser de la résurrection, et de mettre à leur portée les arguments sur lesquels s’appuie cette vérité.
Après avoir rempli la tâche que nous nous étions imposée, il ne reste plus qu’à développer l’argument tiré de la fin de l’homme. Déjà on a pu aisément le déduire de tout ce que nous avons dit ; je ne m’y arrêterai qu’autant qu’il est nécessaire pour remplir ma promesse, et prévenir le reproche qu’on pourrait me faire d’avoir omis quelques preuves et de laisser incomplète la division que j’avais adoptée. Pour cette raison, et dans l’intérêt de ceux qui approfondiront cette matière, qu’il nous suffise des réflexions suivantes : la nature ni l’art ne produisent rien qui n’ait une fin particulière ; tout nous enseigne cette vérité, le bon sens, l’expérience, chacun des objets placés sous nos yeux. En effet, ne voyons-nous pas que la fin qui fait agir le laboureur est différente de celle que se propose le médecin ? n’est-il pas vrai que les plantes que nous voyons sortir de la terre n’ont pas la même destinée que les animaux qui se nourrissent de ses dons, et se reproduisent naturellement les uns les autres ? S’il est évident, s’il est de toute nécessité que les puissances qui sont du domaine de la nature ou de l’art aient, ainsi que leurs œuvres, une fin qui leur soit propre, il est également nécessaire que la fin de l’homme, comme fin particulière tenant à sa nature, soit mise à part de toutes les autres. Car il ne serait pas raisonnable de faire tendre à une fin commune des êtres dépourvus de jugement, et des créatures douées de raison qui peuvent se conduire avec prudence, et pratiquer la justice. L’exemption de la souffrance sera-t-elle leur fin propre ? Non, car elle irait jusqu’à les confondre avec les êtres privés de sentiment. Seraient-ce les plaisirs sensibles, la jouissance de tout ce qui peut nourrir ou flatter le corps ? Dans ce cas, il faudrait que la vie animale occupât le premier rang, et que la vie raisonnable ne se rattachât à rien. Or, à mon avis, cette vie animale est la fin propre de la brute, et non point celle de l’homme doué d’une âme immortelle, et d’un esprit qui raisonne.
La fin de l’homme n’est pas non plus le bonheur de l’âme séparée du corps. En effet, nous n’examinons point ici la vie ou la fin de l’une ou de l’autre des deux natures dont l’homme se compose, mais bien celle de son être tout entier formé de ces deux natures. Tout homme qui a reçu la vie doit avoir une fin propre à cette vie. Si cette fin est celle de ses deux natures ; s’il est vrai qu’il ne peut l’obtenir tant qu’il est sur la terre, pour les raisons déjà rapportées ; ni la trouver dans l’âme séparée du corps, parce que l’homme n’existe plus quand le corps est dissout et détruit, bien que son âme subsiste toujours par elle-même, il faut nécessairement que cette fin se trouve dans un autre état, où ces deux natures se trouveront réunies pour reproduire le même être.
Concluons que les corps, qui ont payé le tribut à la nature et qui sont détruits, doivent ressusciter et que les mêmes hommes doivent reparaître ; je dis les mêmes hommes qui ont vécu, car ce n’est pas à l’homme en général que Dieu a fixé une fin particulière, mais c’est à ces mêmes hommes que la terre a portés. Or, pour faire les mêmes hommes, il faut que les mêmes âmes rentrent dans les mêmes corps ; et ce retour des mêmes âmes dans les mêmes corps ne peut se faire que par la résurrection ; c’est seulement dans ce retour que je vois une fin convenable à l’homme. Sa fin consiste dans la jouissance parfaite et constante de ce qui convient à une nature douée de raison et de sagesse ; elle consiste à goûter sans interruption le bonheur dont nous avons déjà un léger écoulement dès cette vie ; à contempler celui qui est, et à le glorifier sans fin. Je sais que la plupart des hommes, pour n’avoir eu que des affections terrestres et s’être livrés sans frein à leurs passions, se trouveront au moment de la mort bien éloignés de cette fin dernière ; mais le grand nombre de ceux qui ne répondent pas à leur destinée ne détruit pas cette fin commune. Il se fera une recherche, un examen sévère de la vie de chacun de nous, et selon qu’elle sera trouvée bonne ou mauvaise, chacun de nous recevra sa récompense ou son châtiment.