Quel riche peut être sauvé ? | Clément d’Alexandrie |
Clément d’Alexandrie. Icône de la seconde moitié du XIVe siècle.
Église de la Mère de Dieu, Perivleptos à Ohrid (Macédoine du Nord).
Présentation de l’auteur
Clément d’Alexandrie, né à Athènes vers 150 et mort en Asie Mineure vers 215, est un lettré grec chrétien, apologète et l'un des Pères de l'Église. Il chercha à harmoniser la pensée grecque et le christianisme. On connaît de ce philosophe une œuvre abondante, mais elle est en partie perdue. Bien que son nom ait été retiré du Martyrologe romain par le pape Sixte V sur les conseils de Cesare Baronio, il est fêté par l'Église catholique le 4 décembre.
Ceux qui louent les riches, faisant ainsi semblant d’honorer les richesses qui, par elles-mêmes, ne méritent aucune louange, ne sont pas seulement de vils flatteurs, des esclaves lâches et rampants, ils sont des impies et des traîtres. Des impies : la louange appartient à Dieu, seul être bon et parfait, de qui tout vient, par qui tout existe, en qui tout réside ; elle lui appartient, il se l’est réservée, et ils l’en privent ! Ils font plus encore, ils la prostituent à des hommes livrés à la fougue de leurs passions, qui n’ont d’autre récompense à attendre de la justice divine que la punition de leurs crimes. Des traîtres : les richesses seules suffisent pour amollir, corrompre et détourner de la voie du salut ceux qui ont le malheur de les posséder ; les flatteurs le savent, et ils entretiennent les riches dans leur folie ; ils enorgueillissent leur orgueil, ils leur apprennent à tout mépriser, si ce n’est ces richesses, qui leur procurent tant d’honneurs. Ils ajoutent ainsi la flamme à la flamme, l’orgueil à l’orgueil, le poison de la flatterie au poison de l’or ; un poids déjà trop lourd qu’ils devraient alléger, ils l’aggravent ; une maladie dangereuse qu’ils devraient s’efforcer de guérir, ils la rendent mortelle et incurable. « L’arrogance et la vanité, a dit le Seigneur, seront punies par l’abaissement et la ruine. » Il est donc bien plus humain, bien plus charitable, au lieu de flatter les riches et de couvrir du bruit de nos louanges le bruit que leurs crimes élèvent autour d’eux, de venir à leur aide par de sages avertissements, et de leur apprendre par quels moyens ils peuvent entrer et s’avancer sûrement dans la voie sainte du salut. C’est surtout par la prière vers ce Dieu, qui dispense ses faveurs à ses enfants et leur apprend à en faire un usage conforme et agréable à ses volontés ; c’est par la grâce de notre Sauveur que nous pouvons guérir leur esprit : c’est en les éclairant, c’est en nous offrant pour guides à leur ignorance dans la recherche de la vérité. Celui-là seul, en effet, qui s’attache ardemment à la vérité, et qui s’environne de la lumière des bonnes œuvres, celui-là seul sera sauvé, et emportera le prix de la vie éternelle. Or, si d’un côté la prière, qui doit nous trouver infatigables et nous servir d’appui fidèle jusqu’à la dernière heure de notre vie, demande un esprit plein de force et de sérénité ; d’un autre côté, la vie régulière demande un amour ardent de la justice et une obéissance éclairée à tous les préceptes du Sauveur.
Ce n’est pas une seule et simple cause, mais plusieurs, et de différentes sortes, qui font croire aux riches qu’il leur est plus difficile qu’aux pauvres de se sauver. Les uns, en effet, saisissant sans réflexion, et prenant à la lettre ces paroles de notre Sauveur : « Il est plus facile à un câble de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, » se persuadent qu’ils n’ont aucune part à l’héritage céleste de tous les hommes, et suspendus entre le regret de la vie éternelle et les plaisirs de la vie périssable, ils se rejettent vers celle-ci et se perdent eux-mêmes, ne songeant pas à examiner quels sont ceux à qui le Seigneur et maître donne le nom de riches, ni comment ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. Les autres comprennent bien, il est vrai, le sens caché de ces paroles, mais ils négligent les œuvres indispensables au salut, et perdent, par leur négligence, l’espérance qu’ils avaient conçue. J’applique ces deux réflexions aux riches qui croient au Sauveur, à sa puissance et à la vie éternelle qu’il nous procure ; je n’ai rien à dire de ceux qui n’y croient pas, et dont les ténèbres de l’erreur obscurcissent l’entendement.
C’est donc un devoir, je le répète, pour tous ceux qui, aimant la vérité et leurs frères, ni ne s’élèvent insolemment contre les riches chrétiens, ni ne les flattent, par un coupable motif d’intérêt, d’arracher d’abord de leur cœur un désespoir insensé, en leur expliquant clairement le sens caché des oracles du Seigneur, et en leur prouvant que s’ils obéissent à ses préceptes, ils ont le même droit que nous à ses récompenses. Il faut ensuite leur faire observer qu’ils craignent à tort là où il n’existe aucun véritable sujet de crainte ; leur rappeler que Dieu reçoit toujours dans son sein ceux qui veulent véritablement y être reçus, et leur apprendre enfin par quels moyens, par quelles œuvres, par quels sentiments se nourrit et se conserve cette espérance précieuse, dont la douceur ne leur est point refusée, mais dont aucun homme n’obtient l’accomplissement sans de pénibles et de continuels efforts.
Comparons ici un moment une récompense frivole et périssable à une récompense grande et incorruptible, et faisons sentir aux riches du siècle, par cette comparaison, que la lutte qu’ils ont à soutenir ressemble à celle des Athlètes dans les jeux publics. L’athlète, en effet, qui, désespérant d’avance de la victoire, n’aura pas même donné son nom pour être inscrit parmi les combattants, ne l’obtiendra sans doute pas ; mais celui qui, ayant conçu l’espérance de l’obtenir, n’aura point habitué son corps à la nourriture, aux travaux et aux exercices propres à ce genre de combat, ne l’obtiendra pas davantage. Son espérance aura été vaine, et il se retirera de la lice sans couronne. Que celui donc qui est riche des biens de la terre craigne d’abord, s’il est fidèle et s’il comprend bien toute l’étendue des miséricordes divines, de se retirer lui-même du combat, et de se priver des récompenses promises par le Sauveur ; mais, une fois descendu dans cette lice sacrée, qu’il n’espère pas non plus en sortir vainqueur sans s’y être auparavant couvert de sueur et de poussière. La couronne de l’immortalité ne s’acquiert qu’à ce prix. C’est au Verbe et à la raison, c’est au Christ, juge du combat, qu’il doit se livrer et se soumettre tout entier. Ses préparatifs pour cette sainte lutte doivent être la lecture assidue du nouveau Testament de notre Seigneur, ses exemples à suivre, ses préceptes à méditer et à accomplir. Qu’il fasse de son âme un sanctuaire ouvert à toutes les vertus ; qu’il y reçoive et s’attache à y conserver la foi, l’espérance, la charité, la connaissance du vrai, la bonté, la douceur, la miséricorde, la chasteté ; ainsi lorsque le son de la dernière trompette lui donnera le signal d’une nouvelle course, et l’avertira de sortir de cette vie mortelle comme un athlète de la lice, fort d’une bonne conscience, il sera conduit en vainqueur devant le juge du combat ; et déclaré digne de sa céleste patrie, il y entrera couvert de couronnes, aux applaudissements des anges.
Puisse le Seigneur nous accorder de ne rien dire en commençant qui ne soit plein de convenance et de vérité, rien qui ne soit utile au salut de nos frères ! Nous parlerons d’abord de l’espérance, ensuite des moyens qui y conduisent et l’affermissent. Le même Dieu, qui fait l’aumône aux indigents, qui instruit ceux qui demandent à l’être, est aussi celui dont les discours, s’interprétant clairement les uns par les autres, brisent les chaînes de l’ignorance et du désespoir. Je vous répèterai donc, et vous expliquerai avec confiance, les paroles suivantes de l’Évangile, qui vous ont troublés jusqu’ici, parce que votre ignorance ou votre faiblesse ne les ont pas comprises : « Comme il s’avançait dans la voie publique, un jeune homme, accourant, fléchit le genou devant lui, et lui dit : Bon maître, que dois-je faire pour acquérir la vie éternelle ? Jésus lui dit : « Pourquoi m’appelez-vous bon ? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon. Vous savez les commandements : Tu ne seras point adultère ; tu ne tueras point ; tu ne déroberas point ; tu ne porteras point un faux témoignage ; tu ne commettras point de fraude ; tu honoreras ton père et ta mère. » Le jeune homme répondant, lui dit : Maître, j’ai observé toutes ces choses dès ma jeunesse ; et Jésus, le regardant, l’aima et lui dit : « Une chose te manque encore ; va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens et suis-moi. » Le jeune homme, contristé par ces paroles, s’en alla en gémissant, parce qu’il avait de grands biens ; et Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples : « Qu’il est difficile que ceux qui ont des richesses entrent dans le royaume de Dieu ! » Or, ses disciples s’étonnèrent de ces paroles ; mais Jésus, leur répondant, leur dit : « Mes enfants, qu’il est difficile que ceux qui se confient en leurs richesses entrent dans le royaume de Dieu ! Il est plus aisé à un câble de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » Ses disciples s’étonnaient encore plus, se disant : « Et qui peut être sauvé ? » Et Jésus, les regardant, leur dit : « Cela est impossible aux hommes, mais non pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. » Et Pierre commença à lui dire : « Nous, nous avons tout quitté, et nous vous avons suivi. » Jésus, répondant, dit : « Je vous le dis en vérité, que personne ne quittera pour moi et pour l’Évangile sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses biens, que, même dans ce siècle, il ne reçoive au centuple des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants et des richesses au milieu des persécutions, et, dans le siècle à venir, la vie éternelle. Mais plusieurs, qui auront été les premiers, seront les derniers ; et les derniers, les premiers. »
Ce récit, que nous trouvons dans l’Évangile de saint Marc, nous le trouvons aussi dans les autres évangélistes, avec quelque différence peut-être dans les paroles, mais sans rien perdre du même sens. Nous donc qui savons certainement que le Sauveur du monde n’a point parlé d’une manière familière aux hommes, mais a enveloppé ses instructions des voiles d’une sagesse divine et mystique, ne prenons pas ses discours à la lettre, ne les expliquons pas d’après nos idées charnelles ; efforçons-nous plutôt d’en saisir le sens caché par une étude assidue et persévérante. Aucune recherche n’est plus digne de nos efforts. Ce que le Seigneur paraît avoir expliqué clairement à ses disciples, ce qu’il leur a dit plus obscurément et sous la forme presque d’une énigme, réclame, pour être compris, une égale et puissante attention. Ce que ses disciples, et ceux qu’il appelle lui-même les enfants du royaume, nous ont expliqué, a besoin de l’être encore davantage. Comment donc les choses qu’il a dites simplement, et dont aucun de ses auditeurs n’a songé à lui demander l’explication, toutes choses nécessaires et indispensables au salut, n’auraient-elles pas besoin d’être examinées avec les plus grands soins, étudiées avec la dernière sollicitude ? Le son de ses paroles ne doit pas seulement, et comme au hasard, frapper nos oreilles ; leur sens doit frapper notre cœur. C’est à nous de l’y faire descendre et pénétrer profondément.
Le Sauveur du monde entendit sans doute avec complaisance une question qui lui convenait si parfaitement. C’était, en effet, parler de la vie à celui qui est la vie même ; du salut au Sauveur, de la doctrine au maître, de la véritable immortalité à la vérité éternelle. C’était parler de la sagesse divine à cette sagesse même, de la perfection et de l’incorruptibilité à celui seul qui est parfait et incorruptible. La question qu’on lui donnait à résoudre était celle même pour laquelle il était descendu des cieux, et dont la solution, qui ressort vivante de ses exemples et de sa doctrine, est la base de l’Évangile, la source de l’éternelle vie. Comme Dieu, il prévoyait qu’il allait être interrogé ; il savait d’avance la demande qu’il ferait lui-même, et la réponse qu’il recevrait. N’est-il pas le prophète des prophètes, l’arbitre et l’inspirateur de tout esprit prophétique ? Voyez comme il part du premier mot qu’on lui adresse, le mot de bon, pour asseoir la base de sa doctrine et tourner l’esprit de celui qui l’écoute vers un Dieu bon, seul dispensateur de la vie éternelle qu’il donne à son fils, et que son fils transmet aux hommes.
C’est donc, de tous les commandements qui conduisent à la vie, le premier, le plus grand, celui que nous devons imprimer d’abord et le plus avant dans notre âme : connaître un Dieu éternel, dispensateur des choses éternelles, Dieu suprême, unique et bon, et mériter de le posséder par notre application à le connaître. Cette connaissance d’un Dieu rémunérateur qui crée et conserve tout est la base fixe et inébranlable sur laquelle s’appuie le salut. Sans cette connaissance, nous périssons ; avec elle nous aimons Dieu, nous lui ressemblons, nous le possédons éternellement.
Aussi est-ce le premier principe que le Sauveur recommande de suivre à celui qui cherche la vie ; principe que « personne ne connaît, si ce n’est le Fils, et celui auquel le Fils l’aura révélé. » Après cette connaissance vient immédiatement celle de la grandeur du Sauveur et de sa grâce nouvelle ; car, comme le dit l’apôtre : « La loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité ont été faites par Jésus-Christ. » Les dons que nous transmet un serviteur même fidèle sont au-dessous de ceux que le Fils lui-même nous apporte et nous distribue. Pourquoi, en effet, si la loi de Moïse eût été suffisante pour donner la vie, pourquoi le Christ eût-il souffert pour nous depuis sa naissance jusqu’à sa mort ? Pourquoi encore celui qui, dès sa jeunesse, avait accompli tous les préceptes de la loi, se fût-il jeté à ses pieds et lui eût-il demandé la vie éternelle ? Remarquez que ce jeune homme n’avait pas seulement obéi à la loi, mais qu’il l’avait aimée dès sa jeunesse et s’était attaché de toutes ses forces à son accomplissement. Un vieillard réglé dans ses mœurs, et délivré de l’esclavage des vices, ne nous est pas un objet de surprise et d’admiration ; mais on admire justement, on regarde comme un athlète glorieux le jeune homme qui, dans la fougue de l’âge et la chaleur des passions, se conduit comme un sage vieillard, et dont l’esprit et le jugement ont blanchi avant les cheveux. Cet homme, déjà si grand, savait donc bien qu’il ne lui manquait rien pour être juste ; mais il sentait que la vie lui manquait, et il venait la demander à celui seul qui pouvait la lui donner. Il a observé fidèlement tous les préceptes de la loi, il ne lui doit rien, il est et doit être tranquille à cet égard ; cependant il se prosterne aux pieds du Fils de Dieu. De la foi, il passe à la foi, et, craignant que le port de la loi où il s’est retiré ne soit pas sûr, et que son vaisseau ne s’y brise, il implore l’appui du Sauveur.
Jésus ne lui reproche point d’avoir négligé de remplir quelque précepte de la loi ; au contraire, il l’aime, il l’enveloppe, pour ainsi dire, de ses bras, et le félicite tendrement d’avoir observé avec un si ferme courage toute la loi dans laquelle il a été élevé. Seulement il le déclare imparfait en ce qui touche la vie éternelle, dont il n’a rien fait encore pour s’assurer la possession. Observateur exact de la loi, il est arrivé où la loi finit, il s’arrête où la vie commence. Cette fidélité à la loi était louable sans doute. La loi est comme un maître sévère qui nous instruit par la crainte ; elle est comme un chemin pour arriver à la grâce et à la perfection. Mais Jésus-Christ, qui justifie seul ceux qui croient en lui, est la plénitude de la loi. Ce n’est point un esclave qui fait des esclaves ; c’est un fils qui élève à la dignité de fils, de frères et de cohéritiers de Dieu, tous ceux qui accomplissent la volonté de son père.
« Si vous voulez être parfait. » Ce jeune homme ne l’était donc pas encore ; car qu’y a-t-il au-delà de la perfection ? Ces mots mystérieux et divins, « si vous voulez, » montrent bien la puissance de notre libre arbitre. C’est à l’homme de choisir, il est libre. C’est à Dieu de donner, il est le maître. Or, Dieu donne à ceux qui désirent, prient, et s’efforcent de tout leur pouvoir, afin que leur salut soit leur propre ouvrage. Dieu ne contraint personne ; il est ennemi de la contrainte. Il fait trouver à ceux qui cherchent, il accorde à ceux qui demandent, il ouvre à ceux qui frappent. Si vous voulez donc, si vous voulez véritablement, si vous ne vous trompez pas vous-même, efforcez-vous d’acquérir ce qui vous manque. Ce qui vous manque, c’est ce qui demeure toujours, ce qui est bon, ce qui est au-dessus de la loi, ce que la loi ne contient pas, et par conséquent ne peut donner, ce qui appartient aux seuls vivants. De là vient que ce jeune homme, qui avait si hautement parlé de lui-même et de ses œuvres, ne put, par ses œuvres, acquérir la vie éternelle, dont le désir l’avait saisi, parce que la vie est un don du Sauveur et n’est point un don de la loi. Il se retira, triste et déconcerté, accablé sous le poids du commandement qu’il était venu solliciter, puissant pour mille travaux inutiles, impuissant pour le seul travail bon et nécessaire. Comme le Seigneur dit à Marthe que les soins du ménage auxquels elle se livrait tout entière remplissaient de distractions et de troubles, et qui reprochait à sa sœur de lui en laisser tout le fardeau et de se tenir en repos, disciple attentive aux pieds du maître, Marthe, Marthe, vous vous troublez du soin de mille choses ; mais Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera point ôtée, ainsi il ordonne à ce jeune homme de renoncer à ses occupations tumultueuses pour ne s’attacher qu’à lui seul et à sa grâce qui lui ouvrira l’entrée de la vie éternelle.
Qu’est-ce donc qui le mit en fuite et le fit s’éloigner du maître dont il était venu solliciter les secours ? Qu’est-ce qui lui fit perdre l’espérance, la vie, et tout le fruit des bonnes œuvres qu’il avait déjà faites pour l’acquérir ? Ce furent ces paroles : « Vendez ce que vous avez. » Mais que veulent dire ces paroles ? Non point certes ce qu’elles semblent dire d’abord : Dépouillez-vous de vos richesses, rejetez-les loin de vous ; ce n’est point là leur véritable sens. Mais arrachez de votre âme les vains jugements que vous formez des richesses et cette honteuse plaie de l’avarice, source de mille soins impurs, épines du siècle, qui étouffent les semences de la vie. Se priver de ses richesses sans acquérir la vie, est-ce un sacrifice héroïque et qui mérite d’être imité ? Mais, à ce compte, les mendiants et vagabonds de nos places publiques, qui ne possèdent absolument rien et vivent sans repos et sans consolation, lors même qu’ils ignorent Dieu et sa justice, seraient cependant, par ce seul motif qu’ils sont les plus pauvres de tous les hommes, seraient, dis-je, les plus heureux, les plus religieux, les seuls destinés à la vie éternelle. Cela est absurde à penser, d’autant plus que le sacrifice de nos richesses, et leur distribution aux pauvres, n’est pas un sacrifice nouveau et inconnu aux hommes. Plusieurs l’avaient déjà fait avant la venue du Sauveur : les uns, pour se livrer sans distraction à l’étude des lettres et d’une science morte ; les autres, pour acquérir le vain renom d’une gloire frivole, tels qu’Anaxagore, Démocrite et Cratès.
Qu’y a-t-il de nouveau dans cette maxime du Sauveur, qui ne puisse venir que de Dieu, et qui donne la vie aux hommes, ce que n’a pu faire la pauvreté volontaire des anciens ? Qu’est-ce que le fils de Dieu, cette nouvelle créature, nous ordonne de si extraordinaire et de si excellent ? Il ne nous ordonne rien qui tombe sous nos sens, rien de ce que d’autres ont fait avant lui. Ses paroles renferment quelque chose de plus grand, de plus divin, de plus parfait. Dépouillez-vous de vos vices, arrachez-les de votre âme, détruisez-les, rejetez-les loin de vous ; tel est son commandement et sa doctrine, bien dignes des fidèles et de lui-même ! Les anciens, méprisant les choses extérieures, se dépouillèrent volontairement de leurs richesses et de leurs biens ; mais leurs vices et les troubles de leur esprit s’accrurent de ce sacrifice. Ils en devinrent plus orgueilleux, et regardèrent avec mépris le reste des hommes, comme s’ils eussent fait quelque chose bien au-dessus des forces de l’humanité. Comment donc le Sauveur, qui veut notre salut, et nous le promet, nous ferait-il un ordre exprès d’un sacrifice qui pourrait nous le faire perdre ? Ne pouvons-nous pas brûler encore de l’amour et de la soif des richesses, après nous être dépouillés de celles que nous possédions ? Accablés sous le poids d’une indigence à laquelle nous n’étions pas accoutumés, ne pouvons-nous pas regretter amèrement les services qu’elles nous rendaient, et nous repentir d’en avoir fait un sacrifice inconsidéré ? Il est impossible, en effet, que cette nouvelle nécessité de nous procurer chaque jour, et à chaque instant, les choses nécessaires à notre vie, ne brise pas les forces de notre âme et ne la détourne pas des soins bien préférables du salut.
Combien plus il est avantageux de posséder des richesses médiocres qui nous donnent la faculté de pourvoir à nos besoins, et de secourir parmi nos frères ceux qui méritent d’être secourus ! Quelle société, quel commerce pourrait exister entre les hommes, si personne ne possédait rien ? Cette maxime d’ailleurs ne serait-elle pas en contradiction manifeste avec mille autres qu’il a également prononcées lui-même ? « Employez les richesses injustes à vous faire des amis, afin que, quand vous viendrez à défaillir, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles. Amassez des trésors dans le ciel, où ni la rouille ni les vers ne dévorent et où les voleurs ne fouillent, ni ne dérobent. » Comment nourrir celui qui a faim, désaltérer celui qui a soif, couvrir celui qui est nu, ouvrir notre maison à l’étranger ; comment, dis-je, observer tous ces préceptes dont la non-observation est menacée du feu de l’enfer, si nous-mêmes ne possédons rien ? N’a-t-il pas ordonné lui-même à Zacchée et à Mathieu, qui étaient riches et publicains, de lui donner l’hospitalité, et loin de leur commander de se dépouiller de leurs richesses, n’a-t-il pas prononcé sur eux cet équitable jugement ? « Aujourd’hui le salut s’est levé sur cette maison parce que celui-ci est aussi un fils d’Abraham. » Il loue donc l’usage des richesses, à condition qu’on en fasse part aux autres ; qu’on donne à boire à celui qui a soif ; à manger à celui qui a faim ; des habits à celui qui est nu, et qu’on ouvre à l’étranger une maison hospitalière. Que si personne, à moins d’être riche, ne peut remplir ces devoirs, et s’il nous ordonne en même temps d’être pauvres pour être sauvés, que fait-il autre chose, si ce n’est d’ordonner et de défendre à la fois ? Donner et ne pas donner, nourrir et ne pas nourrir, distribuer et ne pas distribuer, exercer l’hospitalité et ne pas l’exercer ? Commandement absurde et inexécutable.
Il ne faut donc pas nous défaire d’une richesse qui peut être utile à notre prochain. La nature des richesses est d’être possédées et de secourir. Dieu lui-même les a formées et accommodées à notre usage. Elles sont, entre les mains de celui qui sait les employer, la matière et l’instrument du bien. Si quelqu’un fait un ouvrage d’après les règles de l’art, son ouvrage est bon ; s’il ne connaît point l’art, et qu’il ne l’emploie pas, son ouvrage est mauvais ; mais la faute en est à lui seul, et non pas à l’art, qu’il n’a pas employé. Il en est de même des richesses. Elles ne sont simplement qu’un instrument. En usez-vous avec justice, vos œuvres sont bonnes ; avec injustice, elles sont mauvaises. Leur nature est d’obéir, non de commander. Elles ne méritent par elles-mêmes ni louange ni blâme ; leur usage seul, qui dépend de nous, car Dieu nous a faits libres, détermine leur nature. Ce n’est donc pas nos richesses qu’il faut détruire, ce sont nos vices, qui nous empêchent de les faire servir aux bonnes œuvres et à la vertu. Devenez ainsi probes et pieux, vos richesses et leur usage le deviendront. Ces biens que nous possédons et qu’on nous ordonne de vendre, ce sont nos passions, les troubles et les inquiétudes fatales du monde.
Une autre réflexion encore qui le prouve mieux. Il est des choses hors de notre âme ; il en est d’autres qui sont en elle. Les choses qui sont hors de notre âme paraissent bonnes ou mauvaises, suivant l’usage que nous en faisons. Faut-il donc, je le demande, pour obéir au Seigneur, renoncer à des richesses qui n’emportent pas avec elles les troubles intérieurs de notre âme, ou n’est-ce pas plutôt ces troubles, dont la destruction sanctifie les richesses mêmes, qu’il faut étouffer et détruire ? Que sert au riche orgueilleux qui, sans se dépouiller de ses passions, se dépouille de ses richesses, que lui sert, dis-je, ce vain sacrifice ? Devenu pauvre des biens de la terre, resté riche de penchants honteux et de criminels appétits, il n’a plus, il est vrai, de quoi satisfaire ses passions ; mais ses passions vivent toujours dans son âme, et, par une puissance maligne qui leur est propre, elles s’y nourrissent et la dévorent. Il garde ce qu’il devrait rejeter, il rejette ce dont il aurait pu faire un bon usage. Il se prive volontairement des secours que la richesse eût pu lui donner, et il rallume ses vices et ses passions au feu du besoin. Renoncez donc aux possessions nuisibles, conservez celles de qui l’usage pieux et modéré peut vous être utile. Songez que ce qui est hors de vous ne peut, sans vous, vous faire aucun mal. Jouissez des biens que le Seigneur vous donne, et dont lui-même vous indique l’usage ; rejetez vos vices et vos passions, qui corrompent ces biens et vous en font faire un emploi criminel ; vous obéirez ainsi au Seigneur.
C’est, en effet, la multitude de nos vices qui nous est mortelle ; c’est leur destruction qui nous est salutaire. C’est du vice qu’il faut appauvrir et dépouiller notre âme afin d’entendre ces paroles consolantes du Sauveur : « Venez, suivez-moi. » La voix du salut s’ouvre à la pureté du cœur ; elle se ferme à son impureté. Cette impureté n’est point dans vos richesses, elle est tout entière dans vos profanes amours, dans la flamme inextinguible de vos désirs ; car si, étant riche, vous reconnaissez tenir de la munificence divine, l’or, l’argent et les maisons que vous possédez, et que vous les rendiez, dans la personne de vos frères, au Dieu qui vous les a donnés ; si vous reconnaissez que vous les possédez plus pour les autres que pour vous-même ; si, vous élevant au-dessus de leur possession par la force de votre esprit, vous leur commandez au lieu de leur obéir ; si vous ne vous enfermez point dans des sentiments égoïstes comme dans une demeure impénétrable, mais que vous fassiez servir vos richesses à l’œuvre divine de votre salut ; si, lorsque la nécessité l’exige, vous vous privez de vos trésors et supportez leur perte et la pauvreté, qui en est la suite, avec la même tranquillité d’esprit, la même joie pure et inaltérable dont vous jouissiez au milieu de votre abondance, c’est vous alors, c’est vous que le Seigneur proclame heureux, et appelle pauvre d’esprit, héritier assuré du royaume des cieux, où vous n’entreriez pas si vous rejetiez le fardeau de vos richesses par la seule impuissance de le porter.
Celui dont l’âme est toute pleine du sentiment impur de ses richesses ; qui, fermant son cœur à l’esprit de Dieu, le remplit d’or et de terre ; de qui l’esprit et le corps se fatiguent sans relâche à accroître ses biens sans mesure ; esclave enchaîné par le monde et courbé vers cette terre de laquelle il est sorti et à laquelle il doit retourner, comment un tel homme pourra-t-il brûler du saint désir de posséder Dieu ? Un homme, dis-je, qui ôte son cœur de sa poitrine pour y placer un froid métal : non, il est tout entier dans les richesses dont le coupable amour l’enchaîne, et c’est là que Dieu le retrouve ; car où est votre trésor, là aussi est votre cœur. Le Seigneur reconnaît deux espèces de trésors ; l’un bon : « L’homme bon tire de bonnes choses d’un bon trésor ; » l’autre mauvais : « et l’homme mauvais tire de mauvaises choses d’un mauvais trésor, car la bouche parle de l’abondance du cœur. » De ces deux trésors, l’un, si vous le trouvez, vous est une source de biens : la possession de l’autre, loin d’être utile et désirable, entraine, au contraire, votre perte et votre ruine. Les richesses comme les trésors dont parle le Sauveur sont de deux espèces ; les unes bonnes, les autres mauvaises : les bonnes méritent notre amour ; les mauvaises, notre mépris. La pauvreté spirituelle est la seule qui soit appelée heureuse. « Heureux les pauvres ! » a dit saint Mathieu ; mais quels pauvres ? les « pauvres d’esprit, » a-t-il ajouté. Et pour mieux faire entendre sa pensée, « heureux ceux qui ont faim et soif de la justice de Dieu ! » Malheureux donc, au contraire, et bien malheureux, les pauvres qui, privés à la fois des biens célestes et terrestres, ne connaissent ni Dieu, ni sa justice !
Ainsi donc, la difficulté qu’éprouveront les riches pour entrer dans le royaume des cieux ne doit pas être comprise grossièrement, et à la lettre, mais dans un sens spirituel et mystique. Notre salut ne dépend pas, en effet, des choses qui sont hors de nous : il importe peu que nous en soyons privés ou que nous les possédions avec abondance ; qu’elles soient grandes ou petites, illustres ou obscures, approuvées ou désapprouvées ; il dépend des vertus de notre âme : la foi, l’espérance, la charité, l’amour du prochain, la vraie science, la douceur, la modération, la vérité. Il est leur ouvrage et leur récompense. Un homme vivra-t-il pour être beau ? Périra-t-il pour être laid ? Non ; mais quel que soit le corps qu’il habite, il vivra, s’il le conserve chaste ; il périra, s’il le corrompt. Son corps est le temple de Dieu. La vie et la mort ne sont ni dans la beauté ni dans la laideur de nos membres, elles sont dans l’âme, qui les fait mouvoir. « Si quelqu’un te frappe au visage, nous dit le Sauveur, souffre-le. » Un homme robuste et vigoureux peut obéir à ce commandement, un homme faible peut le transgresser par la violence de son esprit. Ainsi un pauvre qui manque de tout peut s’enivrer d’impurs désirs ; un riche, au contraire, peut leur résister, les vaincre, et, soumis à l’esprit de Dieu, mener une conduite pleine de modestie et de pureté. Si donc notre âme est la partie de notre être qui doit posséder la vie, et que la vertu la fasse vivre quand le vice la fait mourir, elle se sauvera, cela est évident, par la privation des voluptés que la richesse produit et enflamme ; elle périra par leur possession. C’est notre âme qui nous fait obéir ou désobéir à Dieu ; c’est elle qui nous rend purs ou impurs devant lui. Ne cherchons pas hors d’elle les causes de nos vices et de nos vertus, nous ne les y trouverions pas.
Le vrai riche, s’appuyant sur la vertu, fait de sa fortune, quelle qu’elle soit, un usage saint et agréable à Dieu. Le faux riche attache sa vie et toutes ses pensées à une substance extérieure, tantôt périssant tout-entière, tantôt passant d’un homme à un autre, et dont enfin rien ne demeure. Comme il y a de vrais et de faux riches, il y a de véritables et de faux pauvres. Les uns, en effet, sont pauvres d’esprit, ce qui est le caractère de la véritable pauvreté ; les autres le sont seulement des biens du siècle, ce qui n’a aucun rapport avec le commandement du Sauveur. C’est à ce dernier, pauvre des biens du siècle et riche de vices, non point à celui qui est pauvre d’esprit et riche selon Dieu, qu’il adresse ces paroles : « Abandonnez ces biens étrangers qui possèdent votre âme, afin que, devenant purs de cœur et d’esprit, vous voyiez Dieu ; » ce qui est dire, sous d’autres paroles, afin que vous entriez dans le royaume des cieux. Comment abandonner vos richesses ? En les vendant ? Quoi donc ! faudra-t-il que vous receviez en argent le prix de vos héritages ? Échangerez-vous des richesses que vos yeux voient et que vos mains touchent contre un argent également frivole et périssable ? Nullement ; mais au lieu des richesses qui souillent votre âme que vous voulez sauver, acquérez-en d’autres qui vous rendent semblable à Dieu et vous le font voir. Vous obéirez ainsi véritablement à ses préceptes, et vous en recevrez, pour prix de cette obéissance, une gloire sans fin, une vie éternelle et incorruptible. Vous échangerez des biens superflus qui vous ferment les portes du ciel contre des biens invisibles qui vous les ouvrent. Laissez donc aux pauvres du siècle ces folles richesses, et, vous mettant en peine seulement des spirituelles, amassez-vous un trésor dans le ciel.
Le sens de ces paroles métaphoriques échappa à cet homme riche et attaché à la lettre de la loi. Il ne comprit pas comment il pouvait être riche et pauvre tout ensemble ; avoir de l’argent et n’en point avoir ; user des biens du siècle et n’en pas user. Il se retira triste et déconcerté, abandonnant la vie qu’il avait bien pu désirer, mais qu’il ne put acquérir, et se rendant impossible ce qui ne lui était que difficile. Sans doute, il est difficile de ne pas se laisser circonvenir et entraîner au mal par les charmes et les prestiges dont la possession de grands biens nous environne de toutes parts et nous enveloppe comme d’un réseau. Cependant, il n’est pas impossible que leur possesseur se sauve, si, se détachant de ces faux biens, il se tourne vers les véritables, que Dieu lui apprend à connaître, et s’il fait servir sa richesse temporelle à l’acquisition de l’éternelle richesse. Les disciples eux-mêmes, en entendant ces paroles, furent saisis d’étonnement et de frayeur. Pourquoi ? est-ce qu’ils possédaient de grands biens ? Ils avaient abandonné depuis longtemps quelques filets, quelques lignes, quelques méchantes barques qui composaient toutes leurs richesses. Pourquoi donc disent-ils avec crainte : « Quel homme peut être sauvé ? » C’est que, disciples fidèles et attentifs, ils avaient parfaitement compris le sens caché des paroles de leur maître, et en avaient pénétré la profondeur et l’étendue. Assurés de s’être dépouillés volontairement de tout ce qu’ils possédaient des biens de la terre, et fondant sur ce sacrifice l’espérance de leur salut, ils ne l’étaient pas également de s’être entièrement dépouillés de leurs passions et de leurs vices (car ils étaient depuis peu au nombre des disciples du Christ, et admis dans sa familiarité) ; aussi étaient-ils effrayés au plus haut degré ; et comme ce riche, assez follement attaché à ses biens pour les préférer à la vie éternelle, ils désespéraient eux-mêmes de leur salut. Il leur paraissait digne d’une grande crainte que la richesse des vices fût assimilée à celle de l’argent, et ils craignaient d’être exclus du royaume des cieux, où Dieu ne reçoit que les âmes chastes et pures.
Le Seigneur répondit à leurs craintes : « Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. » Ces paroles sont à leur tour pleines d’une sagesse profonde. Aucun homme, en effet, ne peut, par l’unique secours de ses vertus et de ses œuvres, vaincre ses passions et apaiser les troubles de son esprit ; mais si ses désirs, élevés vers Dieu, s’enflamment encore davantage par la difficulté qu’il éprouve à les satisfaire ; s’il redouble d’ardeur et d’efforts, le grâce divine lui vient en aide et réalise ses espérances. Voulez-vous véritablement, l’esprit de Dieu est avec vous ; cessez-vous de vouloir, il se retire. Il est d’un tyran de sauver par force, il est d’un Dieu libéral et indulgent de céder à une volonté forte et librement exprimée. La mollesse et la volupté n’acquièrent point le royaume des cieux ; c’est la violence qui s’en empare. Cette violence, qui arrache à Dieu notre salut et notre vie, est la seule qui soit sainte et vertueuse. Juge suprême du combat que nous soutenons contre lui, Dieu cède volontiers à ceux dont le courage ne faiblit point et ne se ralentit jamais. Il aime et se plaît à être vaincu. Aussi, lorsque saint Pierre, ce disciple choisi et excellent entre tous, ce prince, dis-je, des disciples, pour qui seul le Seigneur voulut acquitter le tribut comme pour lui-même, eût entendu ce discours, il en saisit soudain le sens et la force ; autrement, pourquoi aurait-il dit : « Pour nous, vous le savez, nous avons tout quitté et vous avons suivi ? » S’il parle ainsi des biens terrestres qu’il a quittés, biens sans valeur, même aux yeux des hommes, ne semble-t-il pas qu’il se glorifie imprudemment et qu’il demande une récompense bien au-dessus d’un si léger sacrifice ? Mais s’il parle, comme je le soutiens, de ses passions et de ses vices qu’il a vaincus et étouffés, c’est bien là le sacrifice que le maître ordonne et qui conduit au ciel. En effet, nous suivons le Sauveur en l’imitant, en rendant notre vie semblable à la sienne, en nous servant de sa conduite et de ses mœurs comme d’un miroir pour régler et embellir les nôtres.
Mais Jésus répondit : « En vérité, je vous le dis, celui qui laissera tout ce qu’il possède, ses parents, ses frères et ses biens pour moi et pour l’Évangile, recevra au centuple. » Que ces paroles, ni celles d’un autre passage, encore plus dures : « Celui qui ne hait point son père, sa mère, ses enfants, et même son âme, ne peut être mon disciple ; » que les paroles, dis-je, de ces deux passages ne vous troublent point. Le Dieu de paix ne nous ordonne point de haïr ceux qui nous sont les plus chers, lui qui nous fait un devoir d’aimer nos ennemis mêmes. Si nous devons aimer nos ennemis, à plus forte raison nos parents ; si nous devons haïr nos parents, à plus forte raison nos ennemis. Mais ces maximes, qui semblent se détruire entre elles, ne sont pas même opposées. Toutes les deux prennent leur source dans le même principe. Ne vous vengez pas de votre ennemi ; n’aimez pas votre père plus que le Christ. Le premier de ces commandements nous défend la haine et la volonté de faire le mal ; le second nous défend, envers nos parents, un trop grand amour qui serait nuisible à notre salut. Si donc quelqu’un a un père, un fils, ou un frère infidèle qui lui soit un empêchement pour conserver la foi et acquérir le ciel, qu’il s’en éloigne, qu’il rompe tout commerce avec lui, qu’il remplace une amitié charnelle par une inimitié spirituelle.
Je suppose que le procès de cette séparation s’ouvre et s’instruit devant vous. D’un côté, le père se lève et dit : « C’est moi qui t’ai engendré et nourri, suis-moi donc, conduis-toi comme moi d’une manière impie ; n’obéis point à la loi du Christ, » ou tout autre blasphème semblable qu’un homme corrompu peut proférer. D’un autre côté, écoutez le Sauveur répondre : « Je t’ai régénéré en te sauvant de la mort, à laquelle ta naissance t’avait condamné. Je t’ai délivré, je t’ai guéri, je t’ai racheté. Je te montrerai le visage de Dieu, qui est ton père. N’appelle point un homme ton père ; laisse les morts ensevelir les morts. Suis-moi, et je te conduirai dans ce sublime repos des biens cachés, dont personne ne peut exprimer la magnificence, qu’aucun œil n’a vus, qu’aucune oreille n’a entendus, où la pensée de l’homme ne peut atteindre, secrets mystères que les anges eux-mêmes désirent pénétrer, impatients de connaître et de voir les récompenses que Dieu prépare à ceux de ses enfants qui l’aiment. Je suis moi-même le pain dont je te nourrirai ; celui qui mange de ce pain ne meurt point. Je te verserai chaque jour un breuvage d’immortalité. La doctrine que j’enseigne est plus élevée que le ciel. J’ai combattu pour toi contre la mort et je l’ai vaincue. Les peines que méritaient tes crimes et ton incrédulité envers Dieu, à qui tu n’aurais pu les payer, j’ai bien voulu les payer pour toi. » Vous avez entendu les deux parties ; soyez juge dans votre propre cause, prononcez, mais n’oubliez pas que votre salut dépend de la sentence que vous prononcerez ; et si votre frère, votre fils, votre femme vous tiennent de semblables discours, repoussez-les, et donnez la victoire au Christ. Payez-lui le prix des combats qu’il a livrés en votre faveur.
Vous pouvez dire encore des biens du siècle que vous possédez : Le Christ ne me défend point leur possession ; le Seigneur ne me les envie point. Sans doute ; mais voyez-vous que leur passion soit prête à vous emporter et que la tranquillité de votre âme soit en péril ? Repoussez-les, rejetez-les, haïssez-les, abandonnez-les, fuyez-les. Si votre œil droit vous scandalise, arrachez-le sans retard. Il vaut mieux n’avoir qu’un œil et entrer dans le royaume de Dieu, qu’être jeté avec les deux dans le feu éternel. Si c’est votre main, si c’est votre pied, si c’est votre âme, haïssez-les. Mourez pour le Christ en ce monde, vous vivrez dans l’autre éternellement.
Tel est le sens des paroles suivantes : « Maintenant et en ce temps-ci, qu’il reçoive cent fois autant, des champs, de l’argent, des maisons, des frères, au milieu des persécutions. » Ainsi le Sauveur n’appelle pas à la vie ceux-là seulement qui n’ont ni argent, ni maisons, ni frères, il y appelle les riches comme les pauvres. Mais, comme nous l’avons déjà dit, il veut que ses frères soient dignes de lui ; que leurs mœurs soient semblables aux siennes ; qu’ils soient tels que Pierre et André, Jacques et Jean, fils de Zébédée, en paix entre eux et avec lui-même. Il ne veut point que nos possessions nous soient une cause de persécution et de troubles. Tantôt la persécution nous vient du dehors, lorsque les hommes, par haine, par envie, par amour du gain, par les suggestions du démon, persécutent les fidèles ; tantôt, plus cruelle et plus redoutable, elle naît du fond même de notre âme. Elle se sert, pour nous combattre, de nos propres désirs, de notre penchant à la volupté. Elle nous remplit de coupables espérances, de songes vains, de folles chimères. Elle allume en nous des cupidités honteuses et des amours qui nous rendent semblables aux bêtes. Notre âme, ainsi tourmentée, devient furieuse et haletante ; ses sentiments, ses affections, sont autant d’aiguillons et de pointes de fer qui la déchirent et l’ensanglantent. Quelle persécution plus cruelle que celle qui, naissant dans notre âme, nous est toujours présente et inévitable. Quel plus terrible ennemi, que celui que nous portons sans cesse et en tout lieu avec nous ! La persécution vient-elle du dehors, elle nous éprouve par les feux de la tentation ; vient-elle du dedans, elle nous tue. La guerre que le hasard ou une cause étrangère allument contre nous, s’éteint facilement. La guerre que nous livrent nos passions ne s’éteint qu’avec notre vie. Sentez-vous que cette persécution intérieure s’allume en vous à cause des richesses, des frères ou des amis que vous possédez, abandonnez cette possession funeste qui vous entraîne au mal, défaites-vous d’une maladie dangereuse, donnez-vous la paix à vous-même, et, vous tournant tout entier vers l’Évangile, choisissez le Sauveur pour guide, confiez-lui le soin de votre âme, il la conduira, la consolera, la fera jouir d’une éternelle vie. Ce qui est visible passe, ce qui est invisible ne passera point. La vie de ce monde est passagère et ne s’appuie sur rien de solide, la vie future est éternelle.
« Les premiers seront les derniers, et les derniers, les premiers. » Ces paroles renferment un sens profond qui exigerait, pour être compris, de longues et de sérieuses explications. Toutefois elles ne sont pas nécessaires à mon sujet ; car ce passage ne s’adresse pas seulement aux riches, mais à tous les fidèles. Mes recherches n’iront donc pas plus avant, persuadé que je suis d’avoir prouvé d’une manière satisfaisante que le Sauveur ne condamne point les richesses et n’exclut pas de son héritage ceux qui les possèdent, pourvu qu’attentifs à observer tous ses préceptes, préférant la vie aux choses de la terre, les yeux fixés sur lui comme sur un sage pilote dans une navigation dangereuse, ils recherchent avec une sainte avidité ce qu’il veut, ce qu’il ordonne, ce qu’il exige, d’où ils doivent partir, et par quels moyens ils peuvent arriver au but qu’il leur montre et qu’ils se proposent d’atteindre. Quel crime, en effet, commet un homme qui, avant d’avoir embrassé la foi, réunit, par son travail et son économie, assez de bien pour mener une vie tranquille et honnête ? De quoi est coupable, ce qui est encore plus fort, celui que Dieu place dès sa naissance, au milieu des richesses, de la puissance et des honneurs, sans aucune participation de sa volonté ? Si la vie lui est refusée seulement parce qu’il est riche, et s’il n’a point dépendu de lui de ne l’être pas, son créateur lui fait assurément injustice en le privant des biens éternels pour les biens périssables qu’il lui a donnés. Qu’était-il besoin d’ailleurs que la terre produisît tant de richesses, si ces richesses donnent la mort ? Dieu ne saurait être injuste. Si donc, étant riche et puissant, vous séparez votre cœur de votre pouvoir et de vos richesses ; si vous êtes sobre dans leur usage et modeste dans vos pensées ; si vous cherchez Dieu uniquement, avide de le posséder et de vous entretenir avec lui, tout riche que vous êtes des biens du siècle vous êtes pauvre selon Dieu, libre, invincible, invulnérable au milieu même de vos richesses. Si, au contraire vous en abusez, c’est à vous que le Sauveur adresse ces paroles : « Il est plus facile à un câble de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. » Tel est le vrai sens de cette expression mystérieuse que j’ai déjà expliquée dans l’exposition des principes de la théologie.
Exposons d’abord le sens le plus remarquable de cette parabole, et disons surtout à qui elle s’adresse ; qu’elle apprenne aux riches à ne point négliger leur salut, comme si toute espérance d’être sauvés leur était ravie ; qu’elle leur apprenne, dis-je, non point à accuser la richesse et à la rejeter loin d’eux comme leur plus cruelle ennemie, mais à en faire un saint usage qui leur puisse acquérir le ciel. La crainte salutaire qu’ils ont de leurs richesses les empêche bien de périr ; mais l’assurance qu’ils ont d’être sauvés ne suffit point pour qu’ils le soient effectivement. Examinons donc quelle est l’espérance que Dieu leur prescrit, et comment leur richesse, qui semblerait devoir détruire leur espérance, leur prête, au contraire, un secours favorable pour en obtenir l’accomplissement. Le maître, interrogé, répond que le plus grand de tous les commandements est celui-ci : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de toute votre âme et de toutes vos forces. » Ce commandement est, en effet, et à juste titre, le premier et le plus grand de tous. Il nous explique nos devoirs envers Dieu, qui est notre père, qui a tout créé, qui conserve tout, dans le sein duquel reviendront tous les hommes qui seront sauvés. Avant que nous pussions le connaître et l’aimer, il nous a aimés et choisis ; ce serait donc une affreuse ingratitude de porter ailleurs notre amour, la seule chose qu’il nous demande pour tous les biens dont il nous comble, la seule enfin que notre faiblesse puisse lui donner, puisqu’il est parfait et n’éprouve aucune sorte de besoin. Cet unique et ardent amour qu’il exige de nous, il nous le paie par une récompense incorruptible. Plus nous l’aimons, plus nous lui ressemblons ; plus notre nature se mêle et se confond avec la sienne.
Le second commandement n’est pas, nous dit le Sauveur, de beaucoup inférieur au premier : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Vous aimerez donc votre Dieu plus que vous-même. Jésus-Christ, à qui un de ses auditeurs demandait qui est mon prochain ? ne le définit point, comme l’auraient fait les Juifs, par la proximité du sang. Il ne dit point : C’est votre parent, votre concitoyen, un prosélyte, un circoncis, un homme enfin qui obéit à la même loi ; il suppose un homme qui, descendant de Jérusalem à Jéricho, est attaqué par des voleurs, percé de coups, laissé sanglant et à demi-mort sur la route. Un prêtre le voit, et passe outre ; un lévite passe, et ne le regarde même pas ; un Samaritain, méprisé et séparé du reste des Juifs, exerce envers lui la miséricorde. Il ne vient pas en ce lieu comme amené par le hasard, il y vient apportant ou conduisant avec lui tout ce dont son frère blessé peut avoir besoin : de l’huile, des bandages, un cheval. Il donne de l’argent au maître de l’hôtellerie ; il lui en promet encore. « Quel est celui des trois, dit ensuite Jésus-Christ, qui a été le prochain du blessé ? » Et comme on lui répondit : Celui qui a exercé envers lui la miséricorde : « Allez donc, reprit-il, faites de même. » La charité est, en effet, la mère de la bienfaisance.
Par l’un et l’autre de ces commandements, le Sauveur nous enseigne la charité et nous en fait une loi ; mais avec ordre et distinction. La première partie de cette vertu appartient à Dieu ; la seconde, à notre prochain. Mais quel autre fut notre prochain plus que le sauveur lui-même ? Quel autre exerça envers nous de plus grandes miséricordes ? Près de périr sous les blessures sans nombre que les esprits des ténèbres nous avaient portées, l’âme, remplie par eux de fausses craintes, de désirs impurs, d’aveugles fureurs, de voluptés trompeuses et inquiètes, il a guéri toutes nos blessure, il a détruit et déraciné nos vices, non point comme la loi, dont les effets, se ressentant de la malignité de leur origine, sont faibles et impuissants, mais en portant lui-même le tranchant de la hache au pied de l’arbre du mal, et en arrachant de ses mains toutes ses racines. Il a versé sur les blessures de nos âmes un vin précieux qui est le sang de la vigne de David ; il a tiré de ses entrailles l’huile abondante dont il les a arrosées. Il les a liées et réunies par des bandages indissolubles, la foi, l’espérance et la charité. Il a ordonné aux anges, aux principautés et aux puissances du ciel de nous servir, et il leur en a payé le prix en les délivrant de la vanité du monde dans la révélation de la gloire des fils de Dieu. Aimons donc ce Dieu bienfaisant, aimons-le de toutes nos forces et plus que nous-mêmes. C’est l’aimer, que de faire sa volonté et d’obéir à ses préceptes. « Tout homme qui me dit : Seigneur, Seigneur, n’entrera point dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon père. » Et ailleurs : « Pourquoi me dites-vous Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je dis ? » Et ailleurs encore : « Heureux vous qui voyez et entendez ce que ni les justes ni les prophètes n’ont vu ; pourvu que vous fassiez ce que je dis ! »
Le premier donc est celui qui aime le Christ ; le second, celui qui aime ses frères et leur rend tous les bons offices qui dépendent de lui. Ce que nous faisons pour un des disciples du Seigneur, nous le faisons pour le Seigneur lui-même. Le Seigneur le reçoit et se l’attribue : « Venez, bénis de mon père, posséder le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez revêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. » Alors les justes lui diront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim et que nous vous avons donné à manger, ou avoir soif et nous vous avons donné à boire ; quand est-ce que nous vous avons vu étranger, et que nous vous avons recueilli ; ou sans vêtements, et que nous vous avons revêtu ? Et quand est-ce que nous vous avons vu malade, ou en prison, et que nous vous avons visité ? Et le roi, répondant, leur dira : « je vous dis, en vérité, qu’autant de fois que vous l’avez fait pour l’un des moindres de mes frères que vous voyez, vous l’avez fait pour moi. » Il dira, au contraire, à ceux qui n’auront rien donné : « En vérité, je vous le dis, toutes les fois que vous avez refusé ces services au moindre de mes frères, c’est à moi que vous les avez refusés. » Il répète encore dans un autre passage : « Celui qui vous reçoit me reçoit, celui qui vous méprise me méprise. »
Il les appelle ses fils, ses amis, ses petits-enfants, petits, en effet, dans ce monde, si on les compare à la grandeur future qui les attend au ciel. « Ne méprisez pas, nous dit-il, un seul de ces petits, car leurs anges voient toujours la face de mon père, qui est dans le ciel. » Et ailleurs : « Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu au Père de vous donner le royaume des cieux. » C’est encore pour cela qu’il disait que le plus petit dans le royaume des cieux, c’est-à-dire son disciple, était plus grand que Jean-Baptiste, quoique ce saint précurseur fût le plus grand d’entre les enfants des hommes. « Celui, dit-il encore, qui reçoit un juste ou un prophète, en qualité de juste ou de prophète, recevra la récompense d’un juste ou d’un prophète ; et celui qui donnera un verre d’eau froide à un de mes disciples en qualité de mon disciple, ne perdra pas sa récompense. » Et il ajoute : « Employez les richesses injustes à vous faire des amis, afin que lorsque vous viendrez à défaillir, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles. » C’est dire assez que nos richesses ne doivent pas seulement être employées à notre usage, mais à celui de nos frères ; c’est nous apprendre à tirer la justice de l’injustice, en secourant quelqu’un de ceux à qui Dieu prépare son royaume. Remarquez d’abord qu’il ne vous ordonne point de souffrir qu’on vous demande, ni de permettre que les pauvres vous soient importuns ; mais de chercher vous-mêmes ceux que vous devez secourir, les véritables disciples du Christ. L’apôtre a dit admirablement : « Dieu aime l’homme qui donne avec joie, qui se complaît dans ses bienfaits ; qui donne sans murmure, sans distinction, sans regret, véritable caractère de la bienfaisance. » Ce fidèle est encore plus grand, à qui le Sauveur dit dans un autre passage : « Donnez à tous ceux qui vous demandent. » C’est imiter, en effet, la bonté facile et inépuisable de Dieu. Cette doctrine paraît être élevée au-dessus même de la perfection, de ne pas attendre qu’on vous demande ; mais de chercher vous-même ceux qui sont dignes d’être secourus.
Quelle récompense cependant de votre charité et de vos bienfaits, les tabernacles éternels ! Quel admirable et divin commerce ! échanger des biens qui périssent contre des biens qui ne périssent pas ! Vous bâtir de vos propres mains dans le ciel une demeure indestructible ! Ô vous qui êtes riches, si votre folie ne vous aveugle point, hâtez-vous, faites, concluez un marché si avantageux ! Parcourez, s’il le faut, la terre entière ; n’épargnez ni soins ni dangers. Tandis que cette vie vous est laissée, tandis que vous le pouvez encore, achetez le royaume des cieux. Pourquoi mettre votre joie dans des pierres précieuses, dans des palais que le feu dévore, que le temps détruit, qu’un tremblement de terre ébranle et renverse, que l’injustice des tyrans vous ravit ? Tournez vos vœux vers les palais célestes. Y voulez-vous régner avec Dieu ? Un homme vous les ouvrira. Partagez avec lui vos trésors terrestres ; il partagera avec vous les trésors du ciel. Pressez, priez, suppliez pour qu’il accepte vos bienfaits. Craignez surtout qu’il ne les refuse. Il ne lui est point ordonné de les recevoir, il l’est à vous de les lui offrir. Le Seigneur enfin n’a point dit : Offrez, donnez, soyez bienfaisant et secourable, il a dit : « Faites-vous un ami. » Pensez-vous qu’un ami s’acquière par quelques présents ? Non, il y faut une longue habitude, une longue suite de soins et de bienfaits. Pensez-vous qu’il suffise d’être fidèle, patient, charitable un seul jour ? Non, il faut l’être tous les jours de votre vie. Celui qui persévèrera jusqu’à la fin sera sauvé.
Comment un homme nous distribuera-t-il les trésors du ciel ? Écoutez ce que dit le Seigneur : « Je ne donnerai pas seulement à mes amis, mais aux amis de mes amis. » Eh ! qui est l’ami de Dieu ? Ce n’est point à vous à juger lequel de vos frères est digne ou indigne de ce nom. Vous pourriez vous tromper en choisissant. Ne choisissez donc pas. Donnez à tous indistinctement ; n’enchaînez point votre bienfaisance par la crainte de la répandre sur ceux qui en sont indignes. Vous pourriez, par cette précaution dangereuse, passer sans les secourir auprès des amis de Dieu, et un seul, vous le savez, un seul d’entre eux que vous négligez de secourir, vous rend digne du feu de l’enfer. D’ailleurs, en donnant à tous ceux qui sont dans le besoin, vous donnerez infailliblement à celui qui peut faire votre salut auprès de Dieu. « Ne jugez point de peur d’être jugés. La mesure que vous ferez aux autres est celle qui vous sera faite. Dieu vous la rendra bonne, pleine et surabondante. » Ouvrez donc vos entrailles à tous vos frères inscrits au nombre des disciples du Seigneur, n’en repoussez aucun par dégoût de leur âge, de leur faiblesse ou de leur laideur. Ces haillons qui les couvrent, ces maladies qui rendent leur corps difforme ou défigurent leur visage, loin de vous inspirer de l’aversion, doivent, par un juste retour sur vous-mêmes, vous faire réfléchir que c’est une des nécessités de notre faible humanité, une leçon commune à tous les hommes. Songez d’ailleurs que, sous cet extérieur repoussant, sont cachés le Père et le Fils : le Père, qui nous a créés ; le Fils, qui est mort pour nous et qui ressuscite avec nous.
Cet extérieur offert à leurs yeux trompe la mort et le démon, à qui demeure invisible et cachée la beauté intérieure qu’il enferme. Pleins de mépris pour la chétive faiblesse de notre corps, ils s’élèvent contre lui avec une vaine fureur, aveugles qu’ils sont pour voir les richesses intérieures de notre âme, et ne comprenant pas combien est grand le trésor que nous portons dans ce vase d’argile, trésor défendu par la puissance du Père, par le sang du Fils, par la rosée du Saint-Esprit. Mais vous, qui avez goûté des fruits de la vérité et qui êtes jugés dignes des récompenses que le Sauveur vous a acquises par son sacrifice, craignez de tomber dans une si funeste erreur ! Rassemblez, contre l’usage ordinaire des autres hommes, rassemblez autour de vous, pour vous défendre, une armée inhabile à la guerre, impuissante à répandre le sang, que la colère ne trouble pas, que les vices ne souillent point : des vieillards admirables de piété, des orphelins de mœurs pures et religieuses, des veuves instruites à la patience et à la douceur, des hommes ornés et embellis par la charité ; faites-vous-en par vos richesses, des gardes vigilantes autour de votre âme et de votre corps. Dieu les commandera. Par eux, par les prières des saints, votre navire, prêt à s’enfoncer dans l’abîme, se relèvera et voguera légèrement vers le ciel. Par eux, toutes vos maladies seront vaincues, toutes vos craintes effacées et détruites ; et la violence du démon se brisera, impuissante contre la doctrine qu’ils vous apprendront à méditer et à suivre.
Aucun des membres de cette milice courageuse ne restera oisif et inoccupé, aucun ne vous sera inutile. Les uns verseront devant Dieu des prières pour votre salut ; les autres verseront des larmes. Ils vous consoleront dans vos afflictions, vous instruiront dans votre ignorance. Ceux-ci vous reprendront avec hardiesse ; ceux-là vous donneront des conseils pleins de bienveillance ; tous enfin, sans crainte, sans fard, sans dissimulation, sans flatterie, vous entoureront, comme d’un rempart, d’une sincère et solide amitié. Quelle douceur dans leurs bons offices ! Quelle puissance dans la généreuse liberté de leurs conseils ! Quelle sincérité dans leur foi, garantie par la crainte de Dieu ! Quelle vérité dans leurs paroles, que le mensonge ne saurait souiller ! Quelle beauté dans leurs œuvres, choisis de Dieu pour le servir, pour le fléchir et pour lui plaire ; n’aimant pas votre corps, mais votre âme ; vous parlant, mais s’adressant au roi invisible qui habite en vous, roi des temps et de l’éternité !
Tous fidèles, tous admirables de justice et de probité, tous aimés de Dieu, auquel ils ressemblent, et le front ceint comme d’un diadème de la couronne éclatante de leurs bonnes œuvres. Il en est même parmi eux qui, choisis entre les choisis, élus entre les élus, brillent d’une gloire d’autant plus vive que, s’éloignant volontairement des dangers du monde, ils s’ouvrent, par leur modestie, un port assuré contre ses orages ; qui, craignant de paraître saints, rougissent quand on leur en donne le nom ; qui cachent au fond de leur cœur d’ineffables mystères, et dédaignent d’exposer leur gloire en spectacle aux regards des hommes. Ce sont ces justes que l’Écriture-Sainte appelle la lumière du monde et le sel de la terre, véritable semence de Dieu, son image et sa ressemblance, ses enfants et ses héritiers. Voyageurs exilés en ce monde par cette haute Sagesse, dont leur destinée merveilleuse est d’accomplir les desseins cachés ; des choses que le monde enferme, soit visibles, soit invisibles, les unes ont été faites pour leur usage, les autres pour les éprouver, les purifier et les instruire. Le monde fut créé pour eux. Tant que cette semence divine germera et produira des fruits sur la terre, la terre ne périra point. La moisson faite et recueillie dans les tabernacles éternels, le monde entier se dissoudra.
Quel besoin, en effet, Dieu aura-t-il alors des mystères de la charité, puisque nous serons dans son sein, que son fils nous aura ouvert et dont seul il pouvait nous parler ? Puisque Dieu est lui-même la charité, cette vertu puissante qui nous le fait vaincre et posséder. Notre père, par un pouvoir divin qui nous est caché ; il est aussi notre mère par une miséricorde éclatante qui frappe nos yeux. Pour nous, il réunit dans son amour et dans ses bienfaits la double nature de père et de mère. Il nous le prouve, en engendrant un fils qui nous sauve ; et ce fruit de la charité est lui-même la charité. C’est pour elle qu’il est descendu du ciel ; c’est pour elle que, se faisant homme, il a revêtu à la fois nos misères et notre corps, se mêlant et s’abaissant ainsi à notre faiblesse pour nous relever par sa force. Sur le point de mourir pour nous, il nous laisse son testament. « Je vous laisse, dit-il, mon amour. » Quel amour, grand Dieu ! et à quel excès n’est-il pas monté ! Il fait pour chacun de nous en particulier le sacrifice de sa vie, sacrifice que les âmes réunies de tous les hommes ne méritaient pas et ne sauraient payer. Il veut que nous l’imitions et que chacun de nous soit prêt à donner sa vie pour celle de son frère. Et quand il nous fait un devoir de nous aimer fraternellement et de mourir, s’il le faut, l’un pour l’autre ; quand l’alliance divine qu’il fait avec nous est à ce prix, nous enfermerons, nous réserverons pour nous seuls des biens périssables, entièrement étrangers à la nature immortelle de notre âme ! Nous tiendrons sous la clé, nous nous refuserons l’un à l’autre de viles richesses que le feu doit bientôt dévorer. Cette parole de saint Jean est vraiment divine et pleine d’une tendre sollicitude pour notre salut : « Celui qui n’aime point son frère est un homicide. » Race de Caïn, disciple du démon, sans entrailles, sans espérances, frappé de stérilité et de mort, il n’est point un rejeton de la vigne céleste éternellement vivante ; il est une branche sèche, condamnée, coupée et jetée au feu.
Mais apprenez, en finissant, quelle est la voie par excellence qui conduit au ciel, et que saint Paul ouvre devant nous en ces termes : « La charité ne cherche point ses propres intérêts, mais elle se répand sur son frère et brûle pour lui d’un ardent amour qui semble aller jusqu’à la folie. La charité couvre la multitude des péchés. La charité parfaite bannit toute crainte ; elle n’agit ni par envie ni par orgueil ; elle ne se réjouit point de l’iniquité, mais elle se réjouit de la vérité ; elle supporte tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout. La charité ne finira jamais, au lieu que les prophéties s’anéantiront, les langues cesseront, la science sera abolie. Or, ces trois choses, la foi, l’espérance et la charité, demeurent maintenant, mais la charité est la plus excellente des trois. » Quoi de plus vrai ? La foi passe, en effet, quand nous voyons de nos yeux le Dieu auquel nous croyons. L’espérance s’évanouit quand nous possédons les objets dont le désir la faisait vivre. La charité s’accroit encore dans sa perfection et s’allume de plus en plus dans le sein de Dieu. Si quelqu’un embrasse cette vertu avec ardeur, quels que soient ses péchés et ses crimes, la charité, aidée d’une pénitence sincère, les effacera. Je vous le dis, afin qu’en quelque état que vous soyez, votre esprit ne se laisse point vaincre et abattre par le désespoir, afin que vous sachiez positivement quel est le riche qui a une place dans le ciel, et quel usage il fait de ses biens.
Si quelqu’un, surmontant les dangers, soit de la richesse, soit de la pauvreté, s’approche chaque jour avec ardeur de la possession des biens célestes, mais qu’ensuite, par hasard, par ignorance, par accident, déjà marqué du sceau de Dieu et délivré de l’esclavage du vice, il retombe dans ses péchés et demeure comme accablé sous leur poids, Dieu le rejette et le réprouve. Tournez-vous vers Dieu de tout votre cœur ; il vous ouvrira lui-même les portes du ciel. C’est un bon père qui se réjouit du repentir vrai de son fils. Voulez-vous que votre repentir soit sincère, ne péchez plus. Arrachez avec soin de votre âme les habitudes vicieuses que vous sentez vous-même vous rendre coupable et digne de mort. Nettoyez votre âme de ses souillures, Dieu reviendra l’habiter. Lui-même il nous apprend que la conversion d’un seul pécheur le remplit, lui et ses anges, d’une joie pure et incomparable. Aussi est-ce pour cela qu’il criait : « Je veux la miséricorde, non le sacrifice. Je ne veux pas que le pécheur meure, mais qu’il se repente. « Vos péchés, fussent-ils rouges comme la pourpre, fussent-ils plus noirs que la suie, je les laverai et les rendrai plus blancs que la neige. » Il peut seul, en effet, remettre à notre repentir les fautes que nous commettons envers lui, et il nous ordonne de remettre chaque jour au repentir de nos frères celles que nos frères commettent envers nous. Mais si nous, qui sommes mauvais, nous savons cependant pardonner le mal et faire le bien, combien plus le père des miséricordes, ce bon père de toute consolation, dont les entrailles sont toutes pleines de complaisance et d’amour, saura-t-il attendre avec patience la conversion et le retour de ses enfants ! Se repentir sincèrement, c’est ne plus pécher ; c’est ne plus regarder en arrière, ne plus revenir sur ses pas.
Dieu nous accorde le pardon de nos crimes passés. C’est à nous de n’en plus commettre. Regrettons amèrement ceux que nous avons commis ; demandons-lui avec ardeur qu’il les efface de sa mémoire, et que, les couvrant des voiles de sa miséricorde et de la rosée du Saint-Esprit, ils soient devant lui comme s’ils n’étaient pas. « Dans l’état où je vous trouverai, dit-il, je vous jugerai. » Et chaque jour il nous montre notre fin prochaine dans la fin commune de tous les hommes. Il nous avertit, par ces paroles, que si nous nous détournons à la fin de nos jours de la bonne voie où nous aurons marché toute notre vie, nos bonnes œuvres périront et ne nous défendront pas contre sa justice ; que si, au contraire, après avoir vécu dans la dissolution et dans le crime, nous nous repentons sincèrement, et persistons jusqu’à la fin dans la sincérité de notre repentir, tous nos péchés, quelque grands qu’ils aient été, nous seront pardonnés et remis. Mais les maladies de l’âme ont besoin, pour être guéries, de soins plus assidus, d’une diète plus austère que celles du corps. Veux-tu, ô voleur, que ton crime te soit remis ? Cesse de voler. Adultère, éteins les flammes d’une passion criminelle ; impudique, vis chastement. Détenteur injuste du bien d’autrui, restitue-le et ajoutes-y encore du tien. Faux témoin, apprends à être vrai. Parjure, cesse de jurer. Vous tous enfin, qui êtes vicieux, retranchez, coupez vos vices jusqu’à la racine ; arrachez de votre âme la colère, la cupidité, l’envie, la crainte ; faites surtout la paix avec votre adversaire, afin que Dieu, à votre mort, vous trouve réconcilié avec lui. Je sais qu’il est bien difficile, et presque impossible, d’arracher tout d’un coup et à la fois des habitudes vicieuses et invétérées. Nous le pouvons cependant par le secours de la grâce de Dieu et des prières de nos frères, par une vraie pénitence et des méditations assidues.
Vous tous donc qui êtes riches, orgueilleux de votre puissance et de vos dignités, placez, il le faut pour votre salut, placez au-dessus de vous un homme de Dieu dont la vertu anime la vôtre et qui vous soit un guide fidèle et assuré. Ayez au moins un homme que vous respectiez, un homme que vous craigniez. Accoutumez-vous à l’entendre vous parler librement, soit qu’il vous blesse par ses reproches, soit qu’il vous touche par des discours pleins de tendresse et de douceur. Des objets toujours agréables fatiguent la vue et gâtent les yeux. Il faut pleurer quelquefois pour les conserver mieux. Il est bon de souffrir pour se bien porter : une volupté prolongée affaiblit et aveugle l’âme ; elle se retrempe dans la douleur que lui fait éprouver une juste sévérité. Craignez-le donc quand il s’irrite, gémissez quand il gémit, respectez-le quand il s’efforce d’apaiser votre colère. Allez vous-même au-devant des peines qu’il s’apprête à vous imposer ; qu’il passe en votre faveur de nombreuses nuits sans sommeil, versant devant Dieu des prières pour votre salut, et le touchant par les accents d’une voix qui lui est connue. Dieu est tout cœur et tout entrailles pour ceux qui sont ses enfants. Si vous honorez ce saint guide à l’égal d’un ange de Dieu ; si vous ne l’attristez point, mais qu’il s’attriste de lui-même à cause de vous, ses prières pour votre salut seront pleines de puissance et de pureté, et votre pénitence ne sera point vaine. « Dieu ne sera ni moqué ni trompé ; » de vaines paroles ne le désarmeront point. Il sonde nos reins et nos cœurs, il pénètre la moelle cachée de nos os. Il entend ceux qui crient vers lui du milieu des flammes ; il exauce le repentir de celui qui pleure dans le ventre de la baleine. Toujours près des fidèles, il s’éloigne des infidèles ; mais il revient avec joie à ceux qui reviennent vers lui.
Afin d’accroître encore votre confiance que je vous engage à placer dans le repentir, et de vous assurer que si vous vous repentez sincèrement vos espérances de salut ne seront point vaines, écoutez ce qu’on nous raconte de l’apôtre saint Jean. C’est une histoire religieusement transmise et recommandée à la mémoire des fidèles. Ce saint apôtre, après la mort du tyran, revenu de l’île de Patmos à Éphèse, fut prié de visiter les églises voisines pour y établir des Évêques, pour en régler et réformer la discipline, pour choisir et ordonner prêtres ceux que l’Esprit saint lui désignerait. Parmi les villes qu’il visita, il s’en trouvait une voisine d’Éphèse, dont plusieurs rapportent le nom, où tandis qu’il consolait ses frères par sa présence et par ses discours, il aperçut un jeune homme, aussi remarquable par l’élégance de son corps et la beauté de son visage que par la force de son caractère et la vivacité de son esprit ; se tournant aussitôt vers l’évêque du lieu, « je prends, lui dit-il, cette Église et le Christ à témoins que je vous recommande ce jeune homme de tout mon pouvoir. » L’évêque le reçut de ses mains ; et tandis que saint Jean redoublait ses recommandations et ses instances, il promit de veiller fidèlement à son instruction et à sa conduite. Cependant l’apôtre revint à Éphèse, et l’évêque ouvrit sa maison au jeune homme qui lui avait été confié. Il l’éleva, l’instruisit, l’éclaira, et lui administra enfin le baptême ; mais alors s’imaginant sans doute que ces eaux saintes qui l’avaient marqué du sceau de Dieu lui étaient une sauvegarde assurée, et éloignaient de lui tout danger, il se relâcha de ses soins, et son attention sur la conduite de son élève devint moins vive et moins sévère. Cette liberté prématurée fut fatale à ce jeune homme, qui se mêla à des jeunes gens de son âge oisifs, dissolus, vicieux par choix et par habitude. Les joies de la table, des festins magnifiques, l’entraînèrent d’abord ; bientôt il descendit avec eux dans la rue pour y dépouiller les passants. De là, il s’abandonna à des projets de crimes encore plus grands et plus affreux. Semblable à un cheval jeune et vigoureux qui n’a point de bouche et que le mords ne peut retenir, plus ce jeune homme avait de force et de grandeur dans le caractère, plus il se lançait avec emportement dans la carrière qu’il s’était ouverte. Désespérant de son salut, et ne pouvant plus aller au grand par la vertu, il y voulait aller par le crime, content, puisqu’il était perdu, de périr avec les autres. Il réunit donc les compagnons de ses débauches, en forma une bande de voleurs, et, s’en faisant déclarer le chef, il se distingua entre tous par la violence de sa conduite et l’atrocité de ses crimes.
Cependant de nouveaux soins réclamèrent encore la présence de saint Jean dans cette ville. Il y vint donc ; et après avoir réglé et mis en ordre les affaires qui l’y avaient fait venir, « maintenant, dit-il à l’évêque, rendez-nous le dépôt que Jésus-Christ et moi vous avons confié en présence de cette église, dont vous êtes le chef et que nous avons appelée en témoignage. » L’évêque, pensant d’abord qu’on lui redemandait, par calomnie, un argent qu’il n’avait point reçu, demeurait surpris et interdit, ne pouvant croire qu’il eût en sa possession ce qu’il savait bien n’y pas avoir, et n’osant pas non plus se défier de saint Jean. Mais dès que l’apôtre, expliquant sa pensée, lui eut dit : « Je vous redemande le jeune homme que je vous ai confié ; je vous redemande l’âme de mon frère. » Le visage du vieillard se couvrit de larmes, et poussant un profond soupir, il s’écria : Il est mort ! Comment, reprit saint Jean ! de quel genre de mort ? Il est mort à Dieu, répartit l’évêque ; il s’est corrompu et perverti, et, ce qui est le comble du crime, il s’est fait voleur, et de l’église qu’il habitait il est passé sur une montagne voisine, où il commande une troupe d’assassins et de brigands comme lui. L’apôtre, à ce discours, déchira ses vêtements, et, se frappant la tête avec de grands cris : « J’avais certes choisi, en vous choisissant, un bon gardien pour l’âme de mon frère ! qu’on m’amène à l’instant un cheval et un guide ! » Il part aussitôt tel qu’il est de l’église, il presse son cheval, il se hâte. Arrivé sur la montagne, et saisi par les sentinelles des voleurs, il ne cherche point à prendre la fuite, il ne demande point qu’on l’épargne : « Saisissez-vous de moi, s’écrie-t-il, c’est pour cela que je suis venu ; conduisez-moi à votre chef. » Ce chef l’attendait tout armé ; mais il n’eut pas plutôt reconnu saint Jean qui s’approchait, que la honte le mit en fuite. Cependant saint Jean, oubliant son grand âge, le poursuivait de toutes ses forces et s’écriait en le poursuivait : « Mon fils, pourquoi fuyez-vous votre père vieux et désarmé ? Ayez pitié de moi, mon fils ne craignez point ; ni votre salut ni votre vie ne sont encore désespérés. Je paierai votre rançon au Christ. Je donnerai ma vie pour la vôtre comme Jésus-Christ a donné la sienne pour tous les hommes. Arrêtez-vous seulement, et croyez. Je suis envoyé par le Christ. » Le jeune homme s’arrête enfin ; il s’arrête, le visage baissé vers la terre, et, jetant ses armes loin de lui, tremblant de tous ses membres, pleure amèrement. Il embrasse le vieillard qui vient de le joindre, il expie, autant qu’il le peut, ses crimes par ses sanglots et ses gémissements ; il les lave dans l’eau de ses larmes comme dans les eaux d’un second baptême ; seulement il cache encore sa main droite. Alors l’apôtre, l’assurant et lui protestant que le Sauveur le reçoit en grâce, le prie lui-même et se jette à ses pieds ; il cherche sa main, toute rouge encore du sang qu’elle a versé tant de fois, il la cherche, il la prend, il la baise comme déjà blanchie et purifiée par la pénitence, et ramène enfin un fils à l’Église. Là, par des prières ardentes et continuelles, par des jeûnes austères qu’il partage tous avec le coupable, combattant le courroux de Dieu et implorant sa miséricorde, il rassure cette âme effrayée, il la persuade, il la console par mille discours tendres et touchants, et ne la laisse point qu’il ne l’ait réconciliée avec elle-même, rendue à Dieu et à l’Église, pleine de force et de confiance. Grand exemple d’une pénitence sincère, admirable enseignement pour les générations à venir, trophée acquis au mystère de la résurrection future lorsqu’à la consommation des siècles, les anges porteront sur leurs ailes dans les habitations célestes ceux qui se seront repentis sincèrement pendant leur vie. Quel spectacle alors s’offrira à tous les regards ! D’un côté, les esprits célestes se réjouissant de leur gloire, chantant leurs louanges, leur ouvrant le ciel ; de l’autre, et avant tous, le Sauveur lui-même s’avançant au-devant d’eux et les recevant avec une ineffable douceur ; répandant sur eux cette lumière que les ténèbres n’obscurcissent point, et qui dure autant que l’éternité, les conduisant enfin dans le sein de son père, dans la vie éternelle, dans la possession du royaume des cieux. Celui qui croit aux promesses divines, et, partageant la foi des disciples de Dieu, s’assure et se confie dans les paroles des prophètes, des évangélistes et des saints ; qui, réglant sa vie sur leur doctrine, leur prêtant une oreille attentive et fidèle, conforme à cette doctrine sacrée sa conduite et toutes ses œuvres, en verra à la fin l’accomplissement ; et la vérité brillera sans voile à ses yeux. Oui, si vous ouvrez votre cœur à l’ange de la pénitence, si vous l’y recevez avec joie, si vous ne l’en bannissez plus, votre âme en se séparant de son corps, ne devra rien à la justice divine, et, lorsque le Sauveur, environné de l’armée céleste, apparaîtra au monde expirant dans tout l’éclat de sa majesté, vous n’éprouverez aucune confusion des péchés que vous aurez expiés, aucune crainte des feux de l’enfer ; mais si, au contraire, vous demeurez dans vos vices ; si vous vous y plaisez et que vous vous y enfonciez chaque jour davantage ; si vous repoussez avec dureté le pardon que le Sauveur vous offre avec indulgence, n’accusez personne de votre perte, n’en accusez ni Dieu ni vos richesses ; c’est votre âme qui s’est perdue et vous a perdus avec elle. Tournez vos regards et vos soins vers le salut, désirez-le ardemment, demandez avec sollicitude que la force divine vienne en aide à votre faiblesse ; votre Père, qui est dans les cieux, vous inspirera un vrai repentir et vous donnera la vie éternelle. À lui donc, par son fils Jésus-Christ, roi des vivants et des morts ; à lui, par son Fils et le Saint-Esprit, gloire, honneur, puissance, éternelle majesté, maintenant et toujours, dans les générations des générations et dans les siècles des siècles. Amen.