De la Mortalité | Cyprien de Carthage |
Présentation de l’auteur
Cyprien de Carthage, de son vrai nom Thascius Caecilius Cyprianus, né vers 200 et mort en martyr le 14 septembre 258 sous la persécution de Valérien, est un Berbère converti au christianisme, évêque de Carthage et Père de l’Église. Il est, après saint Augustin, l’un des plus grands témoins de la doctrine de l’Église latine des premiers siècles.
La plupart d’entre vous, mes frères bien-aimés, possèdent une foi ferme, un jugement solide. Leur âme, attachée à Dieu, ne s’émeut pas eu présence des maux de cette vie. Semblable à un rocher, elle résiste aux assauts du monde, aux flots impétueux du siècle, et elle sort de la tentation, éprouvée mais non vaincue. Cependant, il en est parmi vous qui, par suite de la faiblesse de leur caractère, du peu d’énergie de leur foi, du charme des choses créées, de la mollesse de leur sexe, et, ce qui est plus grave encore, des erreurs qui obscurcissent la vérité, chancellent dans la voie du salut et ne songent pas à profiter de la grâce divine, qui sommeille dans leurs cœurs. Il m’a semblé que je devais m’adresser à eux en toute franchise. Donc, malgré ma faiblesse, je viens combattre, avec la parole divine, la négligence qui paralyse leur âme trop délicate et leur rappeler, qu’en qualité de chrétiens, ils doivent être dignes et de Dieu et du Christ.
Le soldat du Christ, mes frères bien-aimés, doit d’abord se connaître lui-même. Placé dans le camp du Seigneur, il soupire après les biens éternels. Ne vous laissez ni effrayer ni même arrêter par les tempêtes de ce monde : elles ont été prédites par le divin Maître. Avez-vous oublié que, pour instruire son peuple et fortifier son Église contre les maux à venir, il a annoncé des guerres, des famines, des pestes, des tremblements de terre ? Bien plus, afin que ces terribles événements ne vinssent pas nous frapper à l’improviste, il en a fixé l’époque, et c’est à la fin des temps qu’ils doivent le plus se multiplier. La prophétie s’accomplit, et de là, nous pouvons conclure que les autres prédictions s’accompliront à leur tour ; car le Seigneur a dit : Lorsque vous verrez toutes ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche (Luc, XXI). Oui, mes frères bien-aimés, le royaume de Dieu est proche ; le monde passe et nous allons jouir de la vie véritable, du salut, du bonheur éternel, du Paradis que nous avions perdu. Déjà le ciel succède à la terre, la grandeur à la misère, l’éternité au néant.
Qui donc, en présence de ces biens, se livrera au doute et à l’anxiété ? qui s’abandonnera à la crainte et à la tristesse, s’il lui reste encore un rayon de son foi et d’espérance ? On craint la mort quand on ne veut pas aller vers le Christ ; on ne veut pas aller vers le Christ quand on désespère de régner avec lui. Il est écrit que le juste vit de la foi. Si vous êtes juste, si vous vivez de la foi, si vous croyez véritablement en Dieu, pourquoi ne pas accueillir avec empressement la voix du Christ qui vous appelle, alors que vous devez régner avec lui et que vous avez foi en ses promesses ? Pourquoi ne pas vous féliciter d’être à l’abri des atteintes du démon ? Siméon, le juste par excellence, accomplit avec une foi pleine et entière les préceptes du Seigneur. Il reçut du Ciel la promesse de ne mourir qu’après avoir vu le Christ. Jésus se présente dans le temple, entre les bras de sa Mère ; à cette vue, le vieillard reconnaît le Messie, objet de tant de prophéties ; il sait que sa dernière heure est venue ; ivre de joie, il prend l’enfant entre ses mains et, sûr d’aller prendre sa place au royaume céleste, il s’écrie : Maintenant Seigneur, vous pouvez laisser partir votre serviteur en paix, car mes yeux ont vu l’aurore du salut (Luc, II). Il montrait par là qu’il n’est, pour les serviteurs de Dieu, de paix, de liberté, de tranquillité véritable que, lorsqu’après avoir traversé les tourbillons de ce monde, ils arrivent au port de l’éternelle sécurité ; lorsque, vainqueurs de la mort, ils se revêtent d’immortalité. Là., en effet, se trouvent pour nous la paix, la tranquillité, le repos éternel.
La vie de ce monde est-elle autre chose qu’une lutte perpétuelle avec le démon ? N’avons-nous pas à repousser tous les jours ses traits meurtriers ? L’avarice, l’impureté, la colère, l’ambition, tels sont les ennemis que nous devons combattre ; tous les jours, nous avons à lutter péniblement contre les vices de la chair et les séductions du siècle. L’âme humaine, assiégée, comme une place forte, par la malice du démon, peut à peine faire face et résister à toutes ses attaques. Si vous terrassez l’avarice, l’impureté se dresse contre vous ; si vous étouffez l’impureté, l’ambition lui succède ; si vous méprisez l’ambition, vous voilà enflammé de colère, enflé d’orgueil, sollicité par la sensualité ; vous voilà en butte aux traits de la jalousie et de l’envie, qui brisent parmi nous les liens de la concorde et de l’amitié. La malédiction monte à vos lèvres, et pourtant la loi divine la défend ; on vous force à jurer, et pourtant ce n’est pas permis. Nous avons tant de persécutions à subir, tant de périls à surmonter, et nous nous plaisons à prolonger notre séjour ici-bas, au milieu des glaives du démon Ah ! qu’il serait plus sage d’invoquer le secours de la mort pour hâter notre retour auprès du Christ ! En vérité, nous dit-il, vous pleurerez, vous gémirez et le monde se réjouira ; vous serez tristes, mais votre tristesse sera changée en joie. Qui ne désirerait être exempt de tristesse ? qui ne se hâterait d’accourir à la joie ?
Or, le Seigneur nous déclare quand notre tristesse sera changée en joie : Je vous reverrai, dit-il, et votre cœur se réjouira et personne ne vous enlèvera votre joie (Joan., VI). Puisque notre joie consiste à voir le Christ et qu’elle ne peut pas exister sans cette vue, quel aveuglement, quelle démence, d’aimer les chagrins, les peines, les larmes de cette vie, et de ne pas hâter de ses vœux l’avènement de ce bonheur que personne ne peut nous ravir !
La cause de ce désordre, mes frères bien-aimés, c’est le manque de foi. Personne ne croit à la réalité des promesses du Dieu qui est la vérité même, du Dieu dont la parole est éternelle et immuable. Si un homme sérieux et honnête vous faisait une promesse, vous croiriez à sa parole, vous le jugeriez incapable de vous tromper, parce que vous savez qu’il est sincère dans ses discours et dans ses actes. Voilà que Dieu vous parle, et vous, homme de peu de foi, vous êtes indécis et flottant ! Dieu, à votre sortie de ce monde, vous promet l’immortalité et l’éternité bienheureuse, et vous doutez ! C’est ne pas connaître Dieu ; c’est offenser par son incrédulité le Christ, maître des croyants ; c’est manquer de foi dans l’Église, qui est le sanctuaire de la foi.
Voulez-vous savoir combien il est avantageux de quitter cette vie ? Écoutez le Christ qui connaissait si bien nos véritables intérêts. Comme ses disciples étaient attristés, parce qu’il leur annonçait son prochain départ, il leur dit : Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez parce que je retourne vers mon Père (Joan., XIV). Il nous montre par ces paroles que lorsque les êtres qui nous sont chers sortent de ce monde, nous devons en ressentir plus de joie que de douleur. Le grand apôtre se rappelait ces vérités lorsqu’il écrivait : Le Christ est ma vie, et la mort est un gain pour moi (Philip., I). Il regardait comme un grand avantage de briser les liens qui l’attachaient à la terre, de n’être plus en butte aux vices et aux exigences de la chair, de s’élever au-dessus des tribulations d’ici-bas, et, libre enfin des embûches du démon, de suivre la voix du Christ qui l’appelait au royaume céleste.
1° Mais il en est qui s’étonnent de voir que les fidèles tombent aussi bien que les idolâtres sous les coups de la contagion. On se fait donc chrétien pour se mettre à l’abri des maux de cette vie, pour jouir de toutes les félicités du siècle, et non pour souffrir ici-bas toutes sortes d’adversités, en vue de la joie future ? Il en est qui s’étonnent de voir que la mort nous frappe comme les autres. Mais, dans ce monde, tout nous est commun avec le reste des hommes puisque, selon les lois de la nature, nous avons la même chair. Tant que nous restons sur cette terre, nous appartenons au genre humain par te corps, nous en sommes séparés par l’esprit. Ainsi, en attendant que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, que cette chair sujette à la mort devienne immortelle et que l’Esprit nous conduise à Dieu le Père, toutes les incommodités corporelles, quelles qu’elles soient, nous sont communes avec les autres hommes. Lorsque la terre nous refuse ses fruits, la faim n’épargne personne. Lorsqu’une ville tombe entre les mains des ennemis, tous les citoyens deviennent captifs. Lorsque l’implacable sérénité du Ciel empêche l’action des pluies, la sécheresse est la nième pour tous. Qu’un navire se brise sur les écueils, tous les passagers, sans exception, périront dans un naufrage commun. Il en est de même de toutes les maladies : douleurs des yeux, accès de fièvre, infirmités des membres ; elles nous sont communes avec le reste des hommes, parce que nous avons la même chair.
Bien plus, si le chrétien a une idée exacte de sa mission sur la terre, il comprendra que ses épreuves doivent être plus nombreuses que celles des autres hommes, parce que ses luttes avec le démon sont plus fréquentes. C’est l’avertissement que nous donne l’Écriture : Mon fils, en vous consacrant au service de Dieu, persévérez dans la justice et dans la crainte du Seigneur, et préparez votre âme à la tentation. Et plus loin : Soyez ferme dans la douleur, patient dans l’humiliation, car l’or et l’argent sont éprouvés par le feu, et l’homme dans le creuset de l’humiliation (Eccl., II). Ainsi Job, après la perte de ses biens et la mort de ses enfants, couvert lui-même de plaies et de vers, ne fut pas vaincu mais purifié par l’épreuve. Voyez comme l’héroïsme de sa patience éclate au milieu de tant de combats et de douleurs : Je suis sorti nu du sein de ma mère, nu je descendrai dans mon sépulcre. Le Seigneur m’a tout donné, il m’a tout ôté ; il a agi selon sa sagesse que son nom soit béni (Job., I). Son épouse lui disait de proférer, dans sa souffrance, des plaintes et des blasphèmes contre Dieu : Vous parlez comme une femme insensée, lui répondit le patriarche. Si nous avons reçu des biens de la main du Seigneur, pourquoi n’en recevrions-nous pas des maux ? Ainsi, dans toutes ces choses, Job ne pécha point en paroles contre Dieu. C’est pourquoi le Seigneur lui rend témoignage en ces termes : As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’en est point de semblable sur la terre. C’est un homme sans tache, un vrai serviteur de Dieu.
Tobie, après tant de bonnes œuvres, après s’être attiré par sa miséricorde les éloges de tous ses concitoyens, devient aveugle ; il continue à craindre et à bénir Dieu dans l’adversité, et la perte de ses forces ne sert qu’à le rendre plus saint. Son épouse tente aussi de le pervertir : Où sont, dit-elle, tes bonnes œuvres ? Vois ce que tu souffres (Tob., II). Mais lui, ferme dans la crainte du Seigneur, trouvant dans sa foi assez de force pour faire face à toutes les douleurs, résista aux sollicitations de son épouse et mérita par sa patience de jouir des bénédictions de Dieu. Aussi l’ange Raphaël le loue en ces termes : Il est honorable de révéler et de publier les œuvres de Dieu. Lorsque tu priais, ainsi que Sara, l’épouse de ton fils, j’offrais à Dieu votre prière. Lorsque tu ensevelissais les morts et que tu quittais ton repas à la hâte pour leur rendre ce triste devoir, j’étais auprès de toi. Maintenant Dieu m’envoie pour te guérir et pour délivrer Sara, l’épouse de ton fils. Je suis Raphaël, un des sept anges qui se tiennent et habitent devant la majesté de Dieu (Tob., XII).
2° Cette patience dans l’épreuve a toujours été la vertu des justes. Les apôtres, guidés par la loi du Seigneur, ont eu pour règle de ne pas murmurer dans l’adversité, mais de supporter avec courage et patience tous les événements de ce monde. Les Juifs, au contraire, offensaient Dieu par leurs fréquents murmures, comme l’atteste le livre des Nombres : Qu’ils cessent de murmurer contre moi, dit le Seigneur, et ils ne mourront pas.
Ne murmurons donc pas., mes frères bien-aimés, mais supportons tout avec courage, car il est écrit : Le sacrifice agréable à Dieu est une âme brisée par la tribulation. Dieu ne rejette pas un cœur contrit et humilié. Dans le Deutéronome, Moise, inspiré par l’Esprit-Saint, nous donne la même leçon Le Seigneur votre Dieu vous éprouvera en vous envoyant la famine, et votre conduite montrera si vous avez bien ou mal gardé ses préceptes. Il dit encore : Le Seigneur vous éprouve pour savoir si vous l’aimez de tout votre cœur et de toute votre âme (Deut., XIII). Abraham fut agréable à Dieu, parce qu’il ne craignit pas, pour lui plaire, de sacrifier son fils. Vous qui ne pouvez accepter la perte d’un fils, déjà, condamné à la mort par les lois de la nature, que feriez-vous si vous receviez l’ordre de l’immoler ? La foi et la crainte de Dieu doivent vous préparer à tous les événements. Qu’il s’agisse de la perte de votre fortune, de la maladie qui vient tourmenter votre corps, de la mort de votre épouse et de vos enfants sur lesquels vous êtes réduits à pleurer, regardez tous ces accidents, non comme des occasions de chute, mais comme des combats. Loin d’affaiblir ou de briser la foi du chrétien, ils manifestent, au contraire, son courage dans la lutte : il méprise les maux de cette vie, parce qu’il compte sur les biens éternels. Sans combat, pas de victoire ; mais, après la victoire, la couronne devient la récompense du vainqueur. Le pilote se fait connaître dans la tempête, le soldat dans la bataille. Il serait ridicule de se vanter quand il n’y a pas de péril ; c’est la lutte contre l’adversité qui fait ressortir les qualités sérieuses et solides.
L’arbre dont les racines pénètrent profondément dans le sol résiste au choc des tempêtes ; le navire solidement construit est battu par les flots, sans être brisé par eux. Quand on vanne le blé sur l’aire, les grains forts et pesants résistent à l’action du vent, qui n’emporte que la paille inutile. Aussi l’apôtre saint Paul, après tous ses naufrages, après ses flagellations, après tous les tourments infligés à son corps, ne voit dans ces adversités qu’une épreuve d’où sa vertu doit sortir plus pure et plus vraie. Pour réprimer mon orgueil, dit-il, je porte en moi un aiguillon charnel, un ange de Satan qui me donne des soufflets. Trois fois j’ai prié le Seigneur de m’en délivrer, et il m’a répondu ma grâce te suffit, car la vertu se perfectionne dans l’infirmité (II Corinth., XII). Ainsi, lorsque nous sommes en face de l’infirmité, de la maladie ou d’un fléau quelconque, notre vertu reçoit son perfectionnement, et notre foi, ferme dans l’épreuve, mérite la couronne. La fournaise, dit l’Esprit-Saint, éprouve les vases du potier et la tribulation éprouve les hommes justes (Eccl., XXVII).
Il y a une grande différence entre nous et ceux qui ignorent le Dieu véritable. Ceux-ci, dans l’adversité, s’abandonnent à la plainte et au murmure ; pour nous, les malheurs d’ici-bas, loin de nous détourner de la vertu et de la foi, ne font que nous fortifier davantage. Que le désordre qui s’introduit dans nos entrailles épuise nos forces ; que ce feu mystérieux qui s’allume dans notre sein ulcère notre gorge ; qu’un vomissement continu déchire notre poitrine ; que nos yeux s’injectent de sang ; que la contagion rende nécessaire pour quelques-uns l’amputation des pieds ou de quelque autre membre ; qu’une langueur mortelle, s’emparant de nos corps épuisés, affaiblisse notre marche, paralyse nos oreilles, obscurcisse nos yeux : ce sont autant de moyens par lesquels notre foi s’éclaire et se perfectionne. Déployer toutes ses forces contre les atteintes mortelles du fléau, n’est-ce pas l’effet d’une grande âme ? se tenir debout, au milieu des ruines du genre humain, alors que ceux qui n’espèrent pas en Dieu demeurent prosternés, n’est-ce pas le comble de la gloire ? Ah ! félicitons-nous de nos disgrâces, sachons en tirer parti, puisqu’en manifestant notre foi, en souffrant pour le Christ, nous arrivons par la voie étroite à la récompense qu’il nous destine. Qu’il craigne de mourir celui qui n’est pas régénéré par l’eau et l’esprit, et qui est dévoué d’avance aux flammes de l’enfer. Qu’il craigne de mourir celui qui est étranger à la croix de Jésus-Christ. Qu’il craigne de mourir celui qui, après cette mort, aura en partage la mort éternelle. Qu’il craigne de mourir celui qui, en quittant cette vie, sera tourmenté par les flammes. Qu’il craigne de mourir celui dont la dernière heure n’est différée que pour retarder ses tortures et ses gémissements. Il n’en est pas de même des chrétiens : ils meurent sous les coups de la contagion, mais pour eux la mort c’est la délivrance. Les Juifs, les idolâtres, les ennemis du Christ, ne voient qu’un fléau dans la mortalité qui nous afflige ; les serviteurs de Dieu la regardent comme l’entrée au port du salut. Les justes sont confondus par la mort avec les pécheurs, sans aucune distinction, c’est vrai ; mais ne croyez pas que leur destinée soit la même. Les justes sont appelés aux joies du Ciel, les méchants aux supplices éternels ; la mort ne fait que hâter la récompense des uns et le châtiment des autres.
Nous payons d’ingratitude les bienfaits de Dieu, frères bien-aimés, parce que nous n’en connaissons pas le prix. Voilà nos jeunes vierges qui quittent ce monde avec toute leur gloire, et qui n’ont à craindre ni les menaces ni la corruption de l’Antéchrist qui va paraître. Voilà nos jeunes gens qui échappent aux périls des passions et qui, sans avoir combattu, reçoivent la couronne d’innocence. Les femmes délicates n’ont plus à redouter les tourments : une mort rapide les met à l’abri de la persécution et des mains du bourreau. La peur de la mort, que le fléau tient suspendue sur nos têtes, enflamme les tièdes, ranime les lâches, ramène aux rigueurs de la règle ceux qui s’en étaient écartés. Cette crainte salutaire rappelle dans nos rangs les déserteurs, et force les païens à se pénétrer, des enseignements de la foi. Ainsi, tandis que les vétérans de l’Église sont appelés au repos, je vois se former une nouvelle armée plus forte que la première ; elle marche au combat sans craindre la mort et vient combler les vides que le fléau a faits dans nos rangs.
Que vous dirai-je encore, mes frères bien-aimés ? N’était-il pas juste et nécessaire que la contagion, qui paraît si horrible et si lugubre, vînt éprouver nos âmes et manifester notre foi ? Oui, il fallait voir si les hommes bien portants viendraient au secours des infirmes ; si les membres de la famille s’aimaient véritablement entre eux ; si les maîtres auraient pitié de leurs serviteurs languissants ; si les médecins seraient sensibles aux supplications des malades ; si les orgueilleux mettraient un terme à leurs violences ; si les avares, en face de la mort, sauraient réprimer leur cupidité insatiable ; si les superbes se résigneraient à courber la tête, les pervers à tempérer leur audace ; si les riches, voyant mourir leurs héritiers, se résoudraient enfin à faire des largesses aux pauvres. Quand le fléau n’aurait eu d’autre effet que de nous montrer la mort en face, ce serait un grand avantage pour les chrétiens. En affrontant la mort, nous apprenons à désirer le martyre. Ce Spectacle funèbre est pour nous un exercice : notre âme y puise de nouvelles forces et, par le mépris de la mort, elle se prépare à recevoir la couronne.
Mais je prévois une objection. On me dira peut-être ce qui m’attriste dans les circonstances présentes, c’est que j’étais prêt à confesser le nom de Jésus-Christ ; je m’étais dévoué à la souffrance, de tout mon cœur et de toutes mes forces ; me voilà donc privé de la palme du martyre, si je suis surpris par la mort. Je répondrai d’abord que le martyre dépend, non de vous, mais de la grâce divine ; vous ignorez si vous étiez digne de le recevoir, vous ne pouvez donc pas dire que vous l’avez perdu. En second lieu, Dieu scrute les reins et les cœurs ; il connaît vos pensées les plus secrètes, il vous voit, il vous loue ; il vous approuve. S’il reconnaît que vous étiez préparé au martyre, il récompensera votre courage. Lorsqu’il offrait à Dieu ses présents, Caïn n’avait pas encore tué son frère, et pourtant Dieu, qui connaît l’avenir, condamna un crime qui n’existait que dans la pensée du coupable. Si Dieu lit dans les mystères de l’avenir un projet criminel, pourquoi ne couronnerait-il pas dans ses serviteurs l’amour du bien, la résolution de lui rendre témoignage et le désir du martyre ? L’âme peut faiblir devant le martyre ; mais le martyre aussi peut trahir les désirs de l’âme. Tel vous êtes au moment où Dieu vous appelle, tel vous serez jugé par lui ; il dit lui-même : Toutes les Églises sauront que c’est moi qui sonde les reins et les cœurs (Apoc., II).
Dieu ne demande pas notre sang, mais notre foi. Abraham, Isaac et Jacob ne périrent pas par le glaive : cependant leur foi et leur sainteté leur donnent la première place parmi les patriarches, et c’est auprès d’eux que se réunissent tous les fidèles qui ont trouvé grâce devant Dieu. C’est la volonté divine et non la nôtre que nous devons accomplir, comme nous l’enseigne la prière du Seigneur. Quelle folie ! demander l’accomplissement de la volonté divine et ne pas obéir à l’ordre de Dieu, quand il nous rappelle de ce monde ! Nous résistons de toutes nos forces ; comme des serviteurs opiniâtres, nous arrivons tristes et chagrins en la présence du Maître ; c’est une nécessité fatale et non la soumission de notre volonté qui nous fait quitter ce monde. Nous allons à Dieu malgré nous : et nous attendons de lui la récompense céleste ? Pourquoi demander l’avènement du royaume de Dieu, si la captivité de la terre a pour nous tarit de charmes ? Pourquoi cette prière, si nous préférons être ici-bas les esclaves du démon que de régner avec le Christ ?
Dieu a daigné nous manifester les secrets de sa Providence ; il nous a montré qu’il s’occupe du salut des siens. Un de nos prêtres, affaibli par la maladie, touchait à sa dernière heure. Déjà il priait Dieu de le retirer de ce monde, lorsqu’il vit apparaître un jeune homme rayonnant de gloire et de majesté. Sa taille était élevée, son visage radieux. L’œil humain ne peut supporter tant d’éclat, à moins que, sur le point de quitter cette vie, il n’acquière une force nouvelle. Le jeune homme frémit et s’écria avec indignation : « Vous craignez de souffrir ! vous ne voulez pas quitter cette terre ! Comment dois-je vous traiter ? » Ces paroles renferment à la fois un reproche et un avis. Elle s’adressent et à ceux qui craignent la persécution et à ceux qui hésitent sur le seuil du tombeau, pour réprimer en eux les désirs de la terre et pour fixer leur pensée sur l’avenir. Le prêtre expirant entendit ces paroles que le messager céleste adressait au peuple chrétien. Elles n’étaient pas pour lui, mais pour nous : il ne les entendit que pour les redire. Qu’avait-il à apprendre, lui qui allait quitter cette vie ? Mais c’est nous qui devons profiter de la leçon. En voyant réprimandé de la sorte un prêtre du Seigneur, qui soupirait après la mort, apprenons à connaître nos véritables intérêts.
Et moi aussi, le plus petit et le dernier d’entre vous, j’ai souvent reçu des révélations semblables ; souvent la grâce divine est venue m’éclairer ; aussi je ne cesse de dire et d’enseigner publiquement que nous ne devons pas pleurer nos frères lorsque, à la voix du Seigneur, ils sortent de ce monde. Ils ne sont pas perdus pour nous, mais ils nous devancent ; ils ne s’éloignent pas, ils vont nous attendre là-haut après avoir accompli avec nous leur pèlerinage. Nous devons les regretter, mais non les pleurer. A quoi bon des habits de deuil, quand ils ont revêtu dans le Ciel la robe blanche ? Ne prêtons pas le flanc aux censures des païens : c’est avec raison qu’ils nous reprocheraient de pleurer comme à jamais perdues des âmes que nous disons vivantes auprès de Dieu ; c’est avec raison qu’ils se plaindraient de ne pas trouver, dans nos actions la foi que nous exprimons par nos paroles. Agir de la sorte ce serait mentir à notre espérance et à notre foi ; notre langage serait celui d’un comédien. Qu’importe que la vertu brille dans nos paroles, si nos actes la démentent ? L’apôtre saint Paul condamne ceux qui, à la mort de leurs proches, se livrent à une tristesse excessive : Nous ne voulons pas, mes frères, que vous soyez dans l’ignorance sur ceux qui dorment du sommeil de la mort, afin que vous ne soyez pas contristés, comme ceux qui n’ont pas d’espérance. Si nous croyons que Jésus est mort et ressuscité, nous croyons aussi que Dieu ressuscitera avec Jésus ceux qui sont morts en lui (I Thess., IV).
D’après l’apôtre, ce sont les hommes sans espérance qui sont contristés par la perte de leurs proches. Mais nous qui vivons d’espérance, qui croyons en Dieu, qui savons que Jésus-Christ est mort et ressuscité pour nous, nous qui demeurons dans le Christ et qui ressusciterons par lui et en lui, pourquoi ne voulons-nous pas quitter cette vie, ou bien pourquoi pleurons-nous ceux qui partent, comme s’ils disparaissaient pour toujours ? Et pourtant Jésus nous dit : Je suis la résurrection et la vie, celui qui croit en moi, quoique mort, vivra ; et tout homme qui vit et croit en moi ne mourra pas éternellement (Joan., XI) Si nous croyons au Christ, ayons foi à ses promesses, et sûrs d’éviter la mort, attachons-nous à lui, puisque c’est avec lui que devons vivre et régner toujours. Mourir c’est passer à l’immortalité ; on ne peut arriver à la vie éternelle, si on ne quitte cette terre. La mort n’est donc pas un exil, c’est un passage qui nous mène du temps à l’éternité.
Qui ne se hâterait vers un avenir meilleur ? qui ne voudrait devenir semblable au Christ et arriver à la dignité de la grâce céleste ? L’apôtre saint Paul nous dit : Notre conversation est dans le Ciel. C’est de là que nous attendons Jésus-Christ, notre maître, qui transformera ce corps terrestre en le rendant semblable à son corps glorieux (Philip., III). Tels nous serons nous-mêmes, d’après la promesse du Christ. Il veut que nous soyons heureux avec lui dans les demeures éternelles. Mon Père, dit-il, je veux que ceux que vous m’avez donnés soient avec moi, et qu’ils voient l’éclat dont vous m’avez environné avant l’origine du monde (Joan., XVII). Et nous pleurerions, nous gémirions, quand nous marchons vers la demeure du Christ et le royaume céleste ! Ah ! plutôt, confiants dans la promesse du Seigneur qui est toute vérité, réjouissons-nous de notre départ et de notre translation. Hénoch, dit la Genèse, plût à Dieu, et il ne parut plus sur la terre, parce que Dieu le transféra dans un séjour meilleur (Gen., V). Ainsi Dieu récompensa le patriarche, en le délivrant de la corruption d’ici-bas. L’Esprit-Saint nous apprend encore, par la bouche de Salomon, que ceux qui sont agréables à Dieu quittent ce monde plus tôt que les autres, de peur qu’en y prolongeant leur séjour, ils n’en contractent la souillure il a été enlevé, dit le Livre de la Sagesse, de peur que le mal ne corrompît son intelligence. Son âme était agréable à Dieu, et c’est pour cela qu’il s’est empressé de l’enlever du milieu de l’iniquité (Sap., IV). Les Psaumes nous représentent également l’âme dévote s’élançant vers Dieu avec les ailes de la foi : Que votre demeure est agréable, Ô Dieu des vertus, je soupire après vous, je me hâte vers vos sacrés parvis (Psal., LXXXIV).
Je comprends qu’il veuille rester longtemps dans le monde ; celui qui est aimé du monde, celui qui se laisse prendre aux amorces de la volupté. Mais le monde hait le chrétien : pourquoi donc aimez-vous votre ennemi ? Pourquoi ne suivez-vous pas plutôt le Christ qui vous a racheté et qui vous aime ? Saint Jean, dans son épître, nous exhorte à ne pas suivre les désirs de la chair : N’aimez pas le monde, dit-il, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, la charité du Père n’est plus en lui ; car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et ambition du siècle. Tout cela ne vient pas du Père, mais du monde. Or, le monde passera avec sa concupiscence. Mais celui qui fait la volonté de Dieu, vivra éternellement comme Dieu lui-même (I Joan., II).
Donc, mes frères bien-aimés, ranimons notre foi, fortifions notre âme, préparons-nous à accomplir la volonté divine et, bannissant toute crainte de la mort, songeons à l’immortalité qui doit la suivre. Que notre conduite s’accorde avec notre croyance : ne pleurons plus la perte de ceux qui nous sont chers et, quand l’heure du départ sonnera pour nous, allons, sans hésitation et sans retard auprès du Dieu qui nous appelle. Telle doit être dans tous les temps la conduite des serviteurs de Dieu, mais surtout à notre époque. Nous voyons, en effet, crouler le monde sous les fléaux qui l’envahissent de toutes parts. Le présent est bien triste ; l’avenir sera plus triste encore ; c’est donc un avantage pour nous de quitter promptement cette vie. Si vous voyiez les murailles de votre maison chanceler, le toit s’effondrer, l’édifice tout entier (car les édifices périssent aussi de vieillesse), vous menacer d’une ruine prochaine, ne vous hâteriez-vous pas de fuir ? Si vous étiez assailli en mer par une violente tempête, si les flots soulevés vous menaçaient d’un naufrage prochain, ne vous hâteriez-vous pas de gagner le port ? Mais, regardez donc, le monde chancelle, il tombe ; ce n’est plus la vieillesse, c’est la fin des choses : tout annonce une chute imminente ; et, lorsque Dieu, par un appel prématuré, vous arrache à tant de ruines, de naufrages, de fléaux de tout genre, vous ne l’en remerciez pas, vous ne vous en félicitez pas !
Considérons, mes frères bien-aimés, que nous avons renoncé au monde, et que nous sommes sur la terre comme des étrangers et des voyageurs. Saluons le jour qui assigne à chacun son domicile véritable, le jour qui nous délivre des liens de cette vie pour nous rendre au Paradis et au royaume céleste. Qui donc, vivant sur la terre étrangère, ne se hâterait de revenir vers sa patrie ? Quel homme, traversant les mers pour rejoindre sa famille, ne désirerait un vent favorable pour embrasser plus tôt ces êtres si chers ? Notre patrie c’est le Ciel : là se trouvent nos ancêtres, c’est-à-dire, les patriarches ; pourquoi ne pas nous hâter de jouir de leur vue ? Là nous attendent ceux qui nous sont chers : nos pères, nos frères, nos fils, l’assemblée entière des bienheureux, assurée de son immortalité, mais inquiète de notre salut. Quel bonheur pour eux et pour nous de se rencontrer, de se réunir de nouveau ! Quelle volupté d’habiter le royaume céleste sans craindre de mourir et avec la certitude de vivre éternellement ! Peut-il exister une félicité plus complète ? Là, se trouve l’assemblée glorieuse des apôtres, le chœur des prophètes, le peuple innombrable des martyrs victorieux dans les combats et dans la souffrance. Là sont les vierges triomphantes qui ont soumis aux lois de la chasteté la concupiscence de la chair. Là sont les miséricordieux qui ont distribué aux pauvres d’abondantes aumônes et qui, selon le précepte du Seigneur, ont transporté leur patrimoine terrestre dans les trésors du Ciel. Hâtons-nous, mes frères, de nous joindre à cette auguste assemblée ; souhaitons d’être bientôt avec eux en présence du Christ. Que cette pensée soit connue de Dieu ; que le Christ, notre maître, la trouve gravée dans nos cœurs. Plus nos désirs seront ardents, et plus la récompense qu’il nous destine sera abondante.