Échec à la dépression

PORTRAIT

Me voici au chevet d’un homme en pleine débâcle nerveuse. Trente ans à peine. Affalé dans son fauteuil comme un vieillard qui vivrait ses derniers jours, immobile, les yeux rivés au sol, il me dit éprouver depuis des mois une profonde lassitude, surtout le matin au lever. Plus de ressort, même après douze heures de lit et trois heures de sieste.

Après un long silence, le malade s’afflige :

– Voyez-vous, je ne suis qu’un raté, un bon-à-rien qui vit aux crochets des siens sans réussir à assumer ses responsabilités de père de famille. Je désespère d’en sortir car voici deux ans que je traîne malgré un régime de choix. Repos, fortifiants, bonne nourriture, calme absolu ne parviennent pas à me faire progresser d’un pouce. Mais qu’ai-je donc ?

Je l’interroge :

– Ressentez-vous quelque mal particulier ?

– Non … ou peu de choses en dehors de cette lassitude persistante. Parfois des palpitations … Alors j’ai l’impression de sentir mon cœur grossir dans la poitrine, jusqu’à éclater. Il m’arrive d’éprouver de vagues douleurs dans le bas du dos. Les mains et les tempes deviennent moites sans raison apparente, et par moment, il me semble avoir la tête prise comme dans un étau …

– Que dit votre médecin ?

– Le médecin ? Il ne trouve rien. Je veux dire rien de sérieux, rien d’atteint. De la fatigue, pas d’appétit, un manque de courage, ça ne se soigne pas avec des comprimés.

– Et votre activité ?

– Parlons-en ! Autrefois j’aimais mon travail mais il est devenu pesant pour moi. Je l’ai pris en dégoût et me demande quelquefois si je suis vraiment fait pour ce métier. Ce qui me tracasse, c’est d’occuper la place de gens plus compétents que moi et qui fourniraient un meilleur rendement. Il y a trois mois, sur les conseils d’amis, j’ai essayé de reprendre ma tâche pour sortir de mes idées noires. Une catastrophe ! Au bout de deux heures j’étais sur les genoux. Un manque d’allant. Le patron était derrière moi me prodiguant des encouragements qui sonnaient faux. Mes collègues faisaient de même mais leur indulgence excessive, leurs félicitations hors de saison m’agaçaient. Au fond, on cherchait à me faire plaisir, à me remonter le moral mais c’était du creux ! Ah, pourquoi suis-je encore sur cette planète ?

Je laisse pleurer un instant mon interlocuteur, puis, pour lui changer les idées, je demande :

– Et les distractions ? Je sais que vous aimez la musique.

– C’est vrai, mais actuellement, tout m’ennuie. Ni France-Culture, ni la lecture, ni un match de boxe à la télé, pas même la voiture … ne parviennent à me dérider. D’ailleurs comment voulez-vous qu’il en soit autrement quand tout va mal dans la société ?

– Allons, vous dramatisez !

– Pas du tout. C’est la pure vérité. Le commerce devient impossible. Voyez la révolte des petits commerçants … elle est justifiée. Les impôts écrasent les humbles. Toujours les mêmes. Je vous le dis, la France est au bord de l’abîme, mûre pour une révolution. Nos « dirigeants » ? Des filous qui ne pensent qu’à remplir leur poche et leur ventre.

– Et vos amis chrétiens ? Eux du moins ne sont pas de cette espèce.

– Comme les autres ! Des hypocrites qui ne se soucient guère de la souffrance des autres. Ce sont les païens qui viennent me voir. Les gens de l’église n’ont pas le temps.

– Dieu, j’espère, ne vous a pas déçu. Dans vos moments difficiles, il peut beaucoup.

– Dieu ? J’en viens à douter qu’il existe … D’ailleurs, je suis actuellement incapable de prier et de lire la Bible car j’ai une peine énorme à me concentrer …

J’écoute cet ami aux yeux gonflés. Son langage défaitiste, s’il était entendu, pousserait le genre humain au suicide dans les quarante-huit heures. Les voisins ne sont que gens détestables, dénués de bons sentiments, incapables de générosité. Quant aux amis, des fâcheux qui l’irritent par leurs propos maladroits. Sans doute y a-t-il, sur ce point, un fond de vérité mais je renonce à le lui dire.

Pour ne pas lasser mon interlocuteur qui s’éponge le front, je m’adresse à l’épouse qui va et vient, aux petits soins du malade. Elle me regarde en secouant la tête puis s’exclame :

– Ah, je le plains beaucoup mon mari. D’ailleurs, je ne le reconnais plus. Depuis deux ans, c’est un autre homme, lui qui était patient, jovial, bonhomme. Maintenant, il se montre brusque sans raison, amer parfois, curieusement dur et exigeant envers ceux qui lui sont dévoués … Et puis, irritable pour des riens. Une soupe au lait. Pour des motifs futiles, il éclate, s’emporte et menace de jeter … la maison par la fenêtre.

Je sais que ce n’est pas sa faute et ne lui en veux nullement. C’est un malade plus à plaindre qu’à blâmer. Certes, il a de bons moments. Je le surprends parfois en train de siffloter ou de chanter … Alors je me dis : « Ça va mieux ». Pensez donc ! Brusquement, sans raison valable, il devient d’humeur massacrante. Les bons moments ne durent pas. Une contrariété, le café trop chaud, le facteur qui tarde, le voisin du dessus qui traîne sa chaise, une mouche dans le lait … et le voilà parti pour un bon moment. Et cela, depuis deux ans. Je me demande parfois si nous sortirons du tunnel !

J’observe le patient qui écoute ces aveux en approuvant de la tête, un brin humilié cependant et le dos courbé comme s’il portait l’univers. Je questionne :

– Mais d’après vous, qu’est-ce au juste qui vous jette en bas ?

– A dire vrai, je ne sais trop ce qui m’arrive. On dirait qu’une chape de plomb s’abat sur moi et m’enlève d’un coup, sans motif réel, ma joie et le désir ou la force de vivre. Alors, le moindre obstacle prend des proportions énormes et déclenche de ridicules crises de larmes. Je suis stupide, je le sais mais je n’y peux rien. C’est comme ça ! Et puis …

– Et puis ?

– Il y a des angoisses qui me font redouter l’instant qui va suivre. J’ai peur de ne pouvoir tenir demain et suis anxieux sans savoir pourquoi.

– C’est vrai, renchérit l’épouse qui passe et repasse sans perdre un mot de notre conversation. Mon mari me parle souvent de ses anxiétés …


♦   ♦

Ainsi apparaissent les dépressifs, avec néanmoins de nombreuses variantes car les situations diffèrent évidemment. Cette maladie se manifeste de bien des manières et couvre une immense gamme d’états plus ou moins graves. Cependant, on retrouve chez la plupart des personnes qui ont « craqué » :

1. Une même sensation de fatigue et d’accablement, un manque total d’énergie, une impression désespérante d’épuisement. Une fatigue d’autant plus inexplicable et démoralisante que le patient observe le repos depuis des mois, voire des années. Pas ou peu d’amélioration, les forces ne reviennent pas.

Il est vrai que le malade dort très peu ou pas du tout en dépit des calmants administrés à forte dose. Il passe des nuits à remâcher son désarroi et à se prendre en dégoût. Et s’il parvient à dormir, les somnifères continuent d’agir, ce qui explique pourquoi il est sans allant tout au long de la journée qui suit, amorphe, comme assommé. Ajoutons que sa capacité d’attention diminue et il se plaint d’avoir de fréquentes absences de mémoire. Et s’il est chrétien, il n’a plus le courage de se pencher sur sa Bible et de prier.

2. Également de l’anxiété et des angoisses. Elles sont le dénominateur commun de toute dépression nerveuse. Les déprimés éprouvent des craintes non motivées, avec le sentiment désagréable d’être oppressés. La moindre difficulté prend à leurs yeux un volume démesuré, aussi redoutent-ils l’instant qui va suivre.

Le malade a peur. Peur d’assumer ses responsabilités de chef de famille. Peur d’affronter telle situation, d’aborder telle personne. Peur de décevoir le patron. Peur de vieillir. Peur d’une guerre éventuelle, du cancer, de la pollution, de la radio-activité, des catastrophes financières. Peur de devoir vivre seul ou d’avoir un accident de voiture … Une anxiété qui ne repose sur rien, le paralyse et l’accable.

3. Généralement, les dépressifs tiennent un même langage défaitiste. Rien ne va plus chez eux et dans le monde. Ils ne cessent de s’accuser et se jugent indignes de vivre puisqu’ils ne sont que des parasites de la société. Le mauvais temps, les affaires qui périclitent, les impôts toujours en hausse … sont les thèmes de leurs conversations. Ils se plaignent des autres et les soupçonnent parfois de nourrir à leur endroit de mauvais sentiments. Bref ! Peu de paroles toniques susceptibles de leur remonter le moral.

Ajoutons que le malade est devenu un hypersensible. Parce qu’il est affaibli, son caractère se modifie et l’entourage doit subir de brusques sautes d’humeur ou des crises de larmes injustifiées. Le déprimé s’irrite pour rien, sans doute parce qu’il souffre de son incapacité à agir comme avant.

4. Questionnez le patient sur les causes de sa maladie et vous obtiendrez chaque fois la même réponse évasive : « Honnêtement, je n’ai aucune raison sérieuse de broyer du noir. Je passe parfois sans transition des chants aux larmes, du calme à la tempête, et cela pour des motifs ridicules. J’ai l’impression soudain qu’un voile de tristesse me tombe dessus sans savoir pourquoi ».

Autrement dit – et tous les dépressifs en sont là – ce manque d’énergie, ces sautes d’humeur, ces crises de larmes, ces insomnies, ce défaitisme et cette agitation, apparemment du moins, sont sans cause précise. Connaître l’origine du mal, c’est déjà un peu guérir.


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On me demande souvent : « Que pensez-vous des médecins et des psychiatres ? Encouragez-vous de tels malades à se confier à leurs soins ? Ne pensez-vous pas que les médicaments font parfois plus de mal que de bien ? ».

Ma réponse est facile. J’ai rarement eu l’occasion de conseiller à cette catégorie de personnes d’aller consulter un médecin ou un psychiatre pour la raison bien simple qu’ils sont déjà, pour la plupart, entre les mains d’un praticien, en train de suivre depuis longtemps un traitement qui s’avère peu efficace. Et c’est toujours tardivement, comme en désespoir de cause, qu’on se tourne vers un serviteur de Dieu. Évidemment, l’un – je veux dire le serviteur de Dieu – n’empêche pas l’autre, c’est-à-dire le praticien. Il y a le corps et l’âme à soigner tout à la fois. Il est seulement dommage que le Seigneur ne soit pas le premier consulté. Cette constatation faite, reconnaissons la compétence certaine et le dévouement de beaucoup d’hommes de science.

Quant aux psychiatres, nous souhaiterions qu’ils soient tous recommandables. Or, je suis obligé de me montrer réservé à l’égard de certains d’entre eux, de nombreux entretiens m’ayant appris des choses troublantes. Monsieur Untel, par exemple, conseille à sa jeune cliente de secouer le joug de ses parents et met fortement en cause le milieu familial, trop pieux à son avis. Résultat : la malade se dresse contre les siens, les accuse durement d’être à l’origine de son mal et de ses malheurs, devient agressive sans guérir pour autant. Certes, il y a des psychiatres sérieux qui ont aidé leurs patients à récupérer leur tonus nerveux. Et ils ont raison lorsqu’ils affirment qu’il y a des éléments du passé qui marquent l’individu et influencent son comportement. Il apparaît donc nécessaire d’amener le sujet à explorer sa vie, à dire librement devant un spécialiste qui ne le juge pas, « tout ce qui lui passe par la tête » pour aller à la découverte de « l’épisode conflictuel majeur ». Prendre conscience de ces éléments qu’on s’’interdit trop souvent de connaître, les accepter, les exprimer devant une personne bienveillante devrait soulager et libérer le déprimé. Peut-être ! Mais nous objecterons que pour être durablement salutaire, cette exploration nécessaire devrait se faire aussi à la lumière divine et non seulement à la lumière de l’homme. C’est à l’Esprit saint de fouiller notre passé. Lui seul révèlera la vraie cause du mal, donnera la juste notion des choses et laissera dans l’ombre ce qui doit être oublié mais qui, ramené à la surface, culpabiliserait inutilement. Il est vrai que Dieu peut se servir d’un instrument humain – un psychiatre chrétien par exemple – pour amener le malade à « déposer » tout ce qui le traumatise et l’accable. Cependant, il conviendra d’appeler péché et non conséquence normale toute réaction négative, agressivité, jalousie ou rancœur, afin d’encourager celui qui souffre à confesser ces choses pour obtenir le pardon et la paix qui relèvent. Certains psychiatres, disciples de Freud, donnent une grande importance à l’évolution sexuelle de leurs clients. Ce n’est pas totalement faux mais est-il sage de ramener les déviations, les pratiques et les obsessions dans ce domaine à de simples frustrations ? Une jeune fille – le célibat était son problème – nous avoua qu’elle avait été entraînée dans la fornication par son psychiatre qui lui avait dit : « Finissez-en avec vos luttes incessantes et vos désirs inassouvis. Prenez un amant … ». Qu’il est grave d’user de son autorité de docteur pour s’imposer à un être faible et l’inciter à mal faire. Aussi, prudence ! Choisissez un psychiatre sérieux, de préférence un chrétien. Il y en a d’excellents et ce serait pure calomnie que d’appliquer à tous les réserves qui précèdent.

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