L’île terrible

1
Le grand Stephen

— Steve *, taisez-vous !

* Diminutif du prénom Stephen.

Au fond de la classe, le grand Stephen n’a pas bronché, comme si cet ordre ne le concernait pas. Il poursuit tranquillement son tapage, un brin goguenard, sous les yeux d’un jeune maître décontenancé. Sans s’émouvoir le moins du monde, l’élève interpellé discute à haute voix et apostrophe bruyamment ses voisins de table, laissant tomber volontairement livres et plumier sur le parquet ou faisant grincer à tout moment le couvercle de son pupitre.

Bref, depuis qu’il est là, c’est le désordre, un désordre quasi permanent. Impossible de travailler avec lui. Il faut donc en finir avec ce trublion.

— Oui ou non, Steve, voulez-vous vous taire ?

Peine inutile. John Paton, le nouvel instituteur, a beau lui répéter de se tenir tranquille, Stephen fait la sourde oreille, avec la même arrogance, le même sourire qui sortirait de ses gonds le plus sanctifié. Bâti comme un chêne, il ne craint personne, pas même le maître. Le pire est que la classe tout entière, encouragée par l’assurance tranquille du grand garçon, entre elle aussi dans la rébellion. Une rébellion cachée, sourde, mais qu’on devine aisément dans les sourires entendus, les regards furtifs, les objets qui tombent à tout instant. et, surtout, la mauvaise volonté qui s’affirme de plus en plus, chez tous.

A vrai dire, cette opposition grandissante n’étonne nullement Paton. Son directeur, en l’engageant, l’avait averti :

— Vous aurez du fil à retordre ! C’est pourquoi, soyez ferme dès le début. Au besoin, usez du gourdin, sans ménagement, sinon vous n’obtiendrez jamais le silence. Je vous le dis, vous aurez affaire à des terribles, indisciplinés, bagarreurs… Au fond, pas si mauvais que ça !

Et, pour être plus convaincant, il avait ajouté :

— Les maîtres qui vous ont précédé — et ils sont nombreux — ont dû s’avouer vaincus au bout de quelques jours. Vous m’entendez, il faut la trique, oui la trique sinon vous échouerez. Avec eux, pas de sentiments, pas de méthode persuasive qui tienne. De la poigne !

La classe accueille, tous les soirs, jeunes gens et jeunes filles de tous âges. Et pas des anges, de surcroît. A preuve, le grand Stephen, ce gars solidement charpenté, habitué aux durs travaux des champs et qui est fort comme un Turc.

John Paton réalise fort bien que son avenir se joue là. S’il ne s’impose pas cette fois, c’en est fait de lui et de sa situation. Il devra battre en retraite et perdre rapidement sa place, tout comme ses prédécesseurs. Or, il y tient beaucoup à ce modeste emploi qui lui permet d’aider les siens qui vivotent — on est nombreux à la maison — dans le sud de l’Ecosse, près de Domfries.

Mais un maître chrétien peut-il brandir le bâton et frapper ses élèves ? Ce procédé lui répugne et il hésite à l’employer. Son père en connaissait d’autres, bien plus efficaces, lui qui parvenait à se faire craindre et aimer de tous à la maison. Si l’un de ses fils avait gravement fauté, il se retirait dans son bureau et là — ses enfants le savaient bien — il exposait longuement à Dieu le cas difficile. Son silence, ses entretiens prolongés dans le secret, parlaient aux jeunes consciences un langage plus fort que celui de la trique. Pour ses fils, c’était la pire des punitions. Et parce qu’il en coûtait beaucoup à ce père de châtier le coupable, ses enfants éprouvaient pour lui un grand respect, une profonde affection.

Evidemment, les circonstances sont tout autres pour John. Il ne peut, à l’instar de son père, laisser là ses élèves pour aller prier dans sa chambre. Ce serait du beau, au retour ! Alors, que faire ? car il faut coûte que coûte mater le perturbateur, séance tenante.

Oui, que faire ?

Tout en fixant Stephen du regard, Paton se recueille un instant, puis, calmement mais fermement, il dit à son turbulent élève :

— Steve, pour la dernière fois, je vous somme de vous taire, sinon j’interviens.

Toujours railleur, le grand garçon hausse les épaules ; il profère d’inintelligibles menaces qui font rire la classe et continue de se balancer, assis sur le dossier du banc qu’il prend plaisir à faire gémir curieusement.

— Ça suffit, clame le maître.

Brusquement, Paton s’est levé. Il bouscule son siège, descend de l’estrade précipitamment et s’avance en grandes enjambées dans la travée centrale en répétant :

— Ça suffit ! Ça suffit ! La comédie a assez duré.

La classe tout entière a sursauté. Tout le monde s’est tu. Le silence plusieurs fois réclamé est là, enfin ! Au lieu de se diriger vers Stephen, le maître traverse la salle en courant presque et va fermer la porte à double tour. Etrange précaution !

Puis, il fait demi-tour et, face à tous les opposants, glisse tranquillement la clé dans la poche de son gilet. Alors, pesant chaque mot, Paton menace quiconque interviendra en faveur de Stephen. De fait, personne n’ose broncher et la classe, qui retient son souffle, regarde alternativement, et le maître et son adversaire, avec inquiétude.

Qui va l’emporter ?

Le grand garçon, lui, ne paraît pas impressionné. Mais pas du tout ! Il se lève sans hâte, sort du banc avec nonchalance et se dirige vers John comme s’il allait à la distribution des prix. Les poings dans les poches, le visage décontracté, souriant parce qu’il se sent observé, Stephen regarde le maître. Sûr du succès, il déguste déjà la « dégelée » qu’il va infliger publiquement à ce gringalet d’instituteur qui connaîtra, en cette occasion, la grande humiliation de sa vie. Comme lui, dans l’école, personne parmi les élèves ne doute de l’issue du combat. Leur camarade l’emportera sans forcer et ce ne sera pas sa dernière victoire.

D’ailleurs, John non plus ne s’illusionne guère. Son adversaire est fort, apparemment plus fort que lui. Pourtant, il doit sévir et courir le risque. Il serait coupable et lâche de laisser faire sous prétexte que ce jeune est solide et bien musclé. Et puis, il y a David ; David qui a vaincu Goliath au nom de l’Eternel ! Alors pourquoi douter de celui qui « arrête le bras du méchant » ?

Maintenant, les deux hommes sont face à face, tout près l’un de l’autre. Ils s’observent longuement tandis que la classe, toujours silencieuse, jubile. Un spectacle de choix se prépare pour très bientôt.

Stephen feint de ne pas vouloir « tirer » le premier ; il attend sans doute que Paton ouvre le feu, donne l’assaut, en tous cas prenne la responsabilité de l’empoignade… Mais non ! Brusquement, traîtreusement, il décoche un coup de poing d’une violence telle que John, frappé à l’épaule, pivote et manque de tomber à la renverse. Il retrouve à peine son équilibre qu’un deuxième coup, non moins rude, l’atteint sous le menton et lui arrache un cri. C’est sérieux !

Nerveuse, la classe est prête à crier : Bravo ! et à porter le vainqueur en triomphe. Pourtant, un « quelque chose » la retient. Elle devine que l’instituteur n’a pas donné sa mesure. Il paraît si confiant !

Et en effet, Paton s’est ressaisi. Il cherche d’abord à parer les poings dangereux de son fougueux élève qui le harcèle sans répit. Pour les éviter, John doit céder du terrain, reculer à petits pas, jusqu’à son bureau. Serait-ce le commencement de la fin ? Stephen le croit et ne peut réprimer un certain sourire signifiant en clair : « Je te tiens ! À nous deux ! »

Soudain, Paton contre-attaque, le bâton menaçant. C’est son ultime chance. Il assène à son jeune adversaire, avec la dernière vigueur, une série de coups bien placés qui ébranlent son assurance, le forcent à déchanter. Cette brusque offensive oblige Stephen à changer de tactique. Cessant de jouer des poings, il cherche plutôt à saisir la trique qui tourbillonne dangereusement au-dessus de sa tête. En vain car le maître veille à la chose. Paton n’est pas décidé à se laisser faire. Il est fort, lui aussi, et tenace par-dessus le marché.

Le vent a tourné.

Bon gré, mal gré, le grand garçon doit céder du terrain et à son tour, se replier jusqu’à la porte. Il ne peut fuir puisqu’elle est bien fermée. La bataille est perdue pour lui, et il le sait. La classe aussi, silencieuse tant que l’issue du combat était incertaine. Maintenant, les gosses battent des mains ; ils sont tous pour le vainqueur. Ce soudain retournement, cette désapprobation générale irritent le jeune homme ; il exprime sa mauvaise humeur par quelques grimaces à l’adresse de ses prétendus amis qui viennent, eux aussi, de faire volte-face.

— Retournez à vos livres et mettez-vous au travail, ordonne Paton, la voix rauque. Allez, et que ce soit bien fini.


♦   ♦

Il ne sera pas nécessaire de punir Stephen. Son cuisant échec vaut tous les châtiments du monde. Penaud, humilié, il n’ose plus lever la tête de peur de rencontrer des regards moqueurs, les regards de ceux qui, peu auparavant, l’encourageaient au mal.

Paton a bien gagné ; son adversaire ne récidivera plus. Certes, il y aura encore quelques velléités de révolte chez les grands qui digèrent mal la défaite de leur camarade. Sa défaite devient la leur. Le maître, maintenant, c’est le maître. Un grand changement.

Cependant, la bonté de Paton a vite raison des plus acharnés. Sous son impulsion, l’école prospère ; les effectifs s’accroissent rapidement… et les bénéfices aussi.

— Je vous l’avais bien dit, déclare triomphant le directeur à son jeune collaborateur. C’est la trique qui a fait son œuvre.

— Dites plutôt : l’Eternel, rectifie son subordonné.

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