Apologie du Christianisme

3.2 Le salut par la foi

Séparé de Dieu par le péché, l’homme se sent malheureux et coupable : comment s’y prendra-t-il pour sa réhabilitation ? Par quel moyen s’unira-t-il à la Divinité qu’il a offensée ? En d’autres termes : que ferons-nous pour être sauvés ? telle est la question que les peuples se sont posée et à laquelle leurs religions ont essayé de fournir une réponse. L’antiquité païenne, on l’a vu, a toujours hésité entre diverses solutions. Tantôt elle recommande les pratiques extérieures et l’observance des rites : offrandes, ablutions, sacrifices ; tantôt l’exercice de la vertu et les bonnes œuvres, souvent aussi la contemplation mystique, les macérations et l’ascétisme, parfois enfin le concours de tous ces moyens réunis. La pluralité des remèdes proposés ne renferme-t-elle pas l’aveu tacite de leur insuffisance ? Si chacun d’eux, pris à part, est inefficace, on ne gagne rien à les combiner ensemble ; et s’il existe un remède souverain contre le mal, il est superflu d’avoir recours à d’autres. L’embarras des païens à cet égard provient du fait que, livrés à leurs propres forces, ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pour reconquérir le ciel ; tandis qu’une religion révélée, attribuant à Dieu seul toute l’initiative, n’aurait mis d’autres conditions au salut que la libre acceptation par l’homme d’une délivrance gratuite et imméritée.

Ramenée à ce dilemme, la question est bien simplifiée : le salut par les œuvres ou le salut par la foi.

Tous les paganismes anciens et modernes se sont prononcés en faveur de la première solution. Elle est tellement conforme aux goûts de l’homme naturel, avide de gagner lui-même son salut ou de l’acheter par ses mérites pour ne devoir rien à Dieu, elle flatte si agréablement ses instincts qu’elle tend sans cesse à réapparaître au sein de la chrétienté elle-même dans la mesure où l’on s’écarte des enseignements scripturaires à droite ou à gauche. Il n’était pas au pouvoir de l’esprit humain d’imaginer un autre moyen de salut… Je me trompe ! l’esprit humain a poussé le sophisme jusqu’à vouloir substituer au salut par la foi le salut par la croyance, par l’adhésion intellectuelle à certaines vérités abstraites, comme si le salut pouvait dépendre d’une abstraction et la vie de l’âme de la rectitude des formules !

Ajoutons même que le cumul des deux erreurs n’est point rare. N’y a-t-il pas des systèmes religieux soi-disant chrétiens, sans parler de l’Islam, qui imposent à leurs adeptes cette double condition de salut : la pratique d’œuvres légales dûment tarifées et l’abdication de leur jugement en face de dogmes que, dans leur for intime, ils savent très bien être faux ? Il est à présumer que la religion révélée, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, est pure de toute aberration de ce genre et qu’elle est aussi étrangère à la théorie du salut par la croyance qu’à celle du salut par les œuvres.

Le premier point est de toute évidence. Ouvrons la Bible : partout elle blâme sévèrement la foi stérile, qui, n’étant pas un principe d’action, mais une simple connaissance, laisse l’homme tel qu’il est, ou plutôt le rend pire, puisqu’il a des lumières dont il ne profite pas. Cette foi de tête, que saint Jacques compare à celle des « démons, qui croient en Dieu » parce qu’ils sont forcés d’y croire et n’en restent pas moins des démons, est cependant capable d’engendrer une passion et de porter des fruits conformes à sa nature dans tous les milieux où elle se propage, qu’on les appelle protestants, ultramontains, russo-grecs ou musulmans ; elle produit l’orthodoxie morte, laquelle enfante l’intolérance dogmatique et sectaire, le fanatisme persécuteur.

Si le salut par la croyance ne se trouve nulle part dans la Bible, peut-on en dire autant du salut par les œuvres ? Oui et non ; ce second point demande à être élucidé. On nous objectera que nous faisons beaucoup d’honneur à la religion d’Israël en lui prêtant la doctrine du salut par la foi, mais que nous anticipons les dates, que cette doctrine est un des traits caractéristiques de l’Evangile et que les Juifs ne l’ont jamais professée. Nous sommes loin de nier qu’il était réservé à l’apôtre saint Paul de donner au dogme de la « justification par la foi » sa teneur définitive ; mais il en fut de cette vérité comme d’une foule d’autres, elle a été pratiquée et vécue longtemps avant d’être systématisée. S’il est hors de doute qu’en mille endroits, même dans le Nouveau Testament, l’Ecriture sainte semble favorable à l’idée du salut par les œuvres, cette apparente anomalie s’explique par deux raisons.

D’abord, il est clair que les œuvres sont nécessaires puisque la foi stérile ne suffit pas. Condamner celle-ci, c’est commander celles-là, c’est exiger la pratique du bien, c’est enseigner que les œuvres — non les œuvres légales, cérémonies ou rites extérieurs, mais les bonnes œuvres — sont en quelque manière une condition de salut. Quand la loi morale dit : « Fais ces choses et tu vivras ! » ou quand Jésus déclare que « ce n’est pas celui qui l’appelle Seigneur, qui entrera dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de son Père, » ou quand saint Paul affirme que « nous sommes créés en Jésus-Christ en vue des bonnes œuvres » (Éphésiens 2.10), c’est toujours le même principe qui est posé. Il faut absolument que nous arrivions à porter des fruits à la gloire de Dieu, car nous n’existons que pour ce motif. Etre sauvé, c’est avoir la vie, et ni les œuvres mortes ni la foi morte ne la peuvent donner. C’est donc la foi du cœur, acte d’obéissance et de liberté, don de soi-même à Dieu, c’est la foi vivante qui est l’unique moyen de salut.

En second lieu, il faut distinguer la révélation de l’Ecriture sainte. La Bible étant un livre historique, miroir d’une société fort mélangée, tout son contenu n’est pas uniformément « parole de Dieu. » Elle exprime souvent l’état d’esprit des personnages qu’elle met en scène et dont l’éducation se poursuit lentement sous l’œil de la Providence. Elle n’est, dans nombre de ses pages, surtout dans l’Ancien Testament, que le reflet fidèle du niveau religieux et moral d’Israël à un moment donné. Prenons, par exemple, les Psaumes de David. On est frappé de voir combien son point de vue a changé grâce aux progrès de sa vie intérieure et combien les expériences parfois humiliantes qu’il a faites ont modifié l’expression de sa piété. Le Psaume 18 est une magnifique poésie, qui atteint son plus haut essor dans ces belles paroles du verset 20 : « L’Eternel m’a mis au large ; il m’a sauvé parce qu’il m’aime. » Pourquoi faut-il que ces accents de foi et de gratitude soient suivis de paroles où il semble se complaire en lui-même et faire étalage de ses vertus ?

« L’Eternel, dit-il, m’a traité selon ma droiture ; il m’a rendu selon la pureté de mes mains ; car j’ai observé les voies de l’Eternel, et je n’ai point été coupable envers mon Dieu… »

Voilà un certificat de propre justice dans toutes les règles ! David est reconnaissant envers Dieu, mais il est surtout très satisfait de lui-même : s’il est sauvé, c’est à cause de ses mérites ! Il n’avait pas encore appris à se connaître. Au Psaume 32, il se réjouit de nouveau en l’Eternel, mais dans un esprit bien différent ; il ne parle plus de sa parfaite honnêteté, mais seulement de la grâce divine :

« Heureux celui dont la transgression est pardonnée, dont le péché est couvert !… J’ai dit : J’avouerai mes transgressions à l’Eternel ! Et tu as effacé la peine de mon péché. »

Que s’est-il donc passé dans l’intervalle ? Vous le saurez peut-être si vous lisez le Psaume 51 ce modèle des cantiques de pénitence :

« O Dieu, aie pitié de moi dans ta grande bonté ! Selon ta grande miséricorde, efface mes transgressions !… J’ai péché contre toi personnellement et j’ai fait ce qui est mal à tes yeux ; en sorte que tu seras juste dans ta sentence. »

Or, nous apprenons par la suscription de ce Psaume qu’il fut composé après que David fut allé vers Bath-Séba et que Nathan le prophète lui eut reproché son double crime au nom de l’Eternel.

Il y a donc eu trois phases. D’abord, il s’est flatté d’être juste ; quelque fervente que fût sa piété, il en était au salut par les œuvres. Plus tard, il a cru que sa piété avait de la valeur indépendamment de sa conduite ; c’était la foi sans les œuvres, qui aboutit à l’adultère et au meurtre.

Enfin, s’étant repenti, il est mis au bénéfice du salut par grâce et connaît par expérience la justification par la foi : il est entré dans le grand courant de la Révélation, qui traverse la Bible d’un bout à l’autre.

L’exemple de David le prouve, la théorie du salut par les œuvres est en soi une pétition de principes, qui réduit le pécheur à tourner dans un cercle sans issue. On ne sauve que ce qui est perdu, et si l’homme est perdu, il a beau faire, tous ses efforts pour mériter le ciel sont illusoires, il se débat dans l’impuissance. Ou bien, s’il est capable par lui-même de plaire à Dieu, c’est qu’il n’y a jamais eu de rupture, tout ce qu’on raconte de la chute originelle est sans fondement, et la question du salut tombe d’elle-même, le problème religieux n’existe pas. Dans les deux cas, l’idée du salut par les œuvres est un contre-sens ; mais, surtout, elle est désolante, pour ne pas dire immorale, par ses conséquences.

Que deviennent les âmes scrupuleuses dans ce système ? Plus une conscience est délicate, plus elle trouvera ses œuvres imparfaites ; à mesure qu’elle tendra vers l’idéal, elle en verra grandir la cime devant elle ; et, pendant que les âmes complaisantes pour elles-mêmes, qui prennent l’idéal au rabais et se contentent de la médiocrité morale, se hâteront de jouir d’un salaire qu’elles n’auront point gagné, le salut par les œuvres sera pour ces âmes d’élite et à la fois pour les âmes dégradées, réunies dans un même sentiment de leur indignité, un véritable « rocher de Sisyphe, » qu’elles devront rouler éternellement devant elles. Ce prétendu moyen de salut a donc un effet doublement fâcheux, soit qu’il encourage la propre justice et le pharisaïsme, soit qu’il pousse au désespoir l’homme vraiment contrit : étrange sauvetage, qui fait surnager ce qui doit périr et laisse périr ce qu’il est censé arracher à la mort !

En revanche, la doctrine du salut par la foi, enseignée dans la Bible entière, a l’avantage de couper court aux moindres velléités d’orgueil et de placer tous les hommes sur un pied d’égalité devant Dieu, dont la justice les menace tous en tant que pécheurs et dont la grâce leur est offerte à tous en tant que fidèles. D’après la Révélation, « il n’y a pas de différence entre les hommes, parce que tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu. » (Romains 3.23) Non qu’elle méconnaisse les degrés innombrables qui distinguent les individus les uns des autres dans le bien et dans le mal ; mais elle se place au point de vue du principe ; les nuances disparaissent devant ce fait fondamental :

Il n’y a pas un juste,’non pas même un seul… Tous se sont égarés, tous sont pervertis ; il n’en est aucun qui fasse le bien, pas même un seul… (Psaumes 15 ; Romains 3.9-18) Si tu gardais le souvenir des iniquités, Seigneur, qui pourrait subsister ? Mais le pardon se trouve auprès de toi, afin qu’on te craigne.… (Psaumes 130) Nos transgressions sont nombreuses devant toi, et nos péchés témoignent contre nous.… L’Eternel voit, d’un regard indigné, qu’il n’y a plus de droiture. Il voit qu’il n’y a pas un homme !… (Ésaïe 59)

La Bible ne nous présente nulle part ses héros comme des saints qui aient mérité la faveur divine par leurs vertus ou leurs bonnes œuvres, bien au contraire. Jacob, David et tant d’autres ont commis de graves péchés dont ils ont été sévèrement punis ; et si Dieu néanmoins les agrée, c’est à cause de leur foi, de leur inébranlable attachement à sa Parole, de leur confiance en ses promesses, de leur fidélité à son alliance. Du « père des croyants » lui-même, d’Abraham, cet « ami de Dieu » dont tout l’Orient vénère encore la mémoire, il nous est dit que « sa foi lui fut imputée à justice. » (Genèse 15.6)

On est surpris, scandalisé peut-être de voir de tels hommes succomber à des passions mauvaises, la ruse, le mensonge, la débauche… et l’on avoue par là même qu’il y avait dans leur foi une puissance de relèvement et de salut dont ils semblent n’avoir pas toujours profité : observation très juste, mais qui deviendrait naïve si l’on trouvait étonnant qu’ils n’aient pas été métamorphosés en un clin d’œil jusqu’au fond de leur être comme par un miracle magique. Laissez donc faire leur foi ! En elle réside un sûr remède, qui, transformant leurs défaillances mêmes en sources de progrès, les conduira à la sainteté à travers le repentir. La loi morale plane sur eux, impérieuse et sacrée ; ils ne sont point affranchis de ses obligations ; mais ce qu’elle exigeait d’eux sans les rendre capables de le réaliser, la miséricorde divine n’aura pas de peine à l’obtenir, car, si le devoir est identique, les mobiles ont changé : à l’esprit mercenaire qui accomplissait le devoir par calcul et comptait sur la grâce comme sur un dû, a succédé le joyeux dévouement qu’inspire un bienfait inespéré. Dès lors la recherche du bien sera aussi active que désintéressée ; on pratiquera les bonnes œuvres, non pour être sauvé, mais parce qu’on l’est déjà ; et s’il est vrai que la reconnaissance se mesure à la grandeur du service rendu, que « celui à qui il est moins pardonné, aime moins » (Luc 7.47), il en résulte que souvent les plus grands pécheurs deviendront des modèles de piété et d’amour, après s’être saisis de la grâce par la foi.

M. Francis de Pressensé, dressant « le bilan de l’évangélisme » en Angleterre, est stupéfait de le voir porter tant de fruits et de si excellents :

« Ce sera, dit-il, l’éternel honneur de cette doctrine qui semblait, par sa conception erronée du salut par la foi, devoir paralyser toute activité religieuse, d’avoir fait lever toute une moisson d’œuvres chrétiennesi. »

iRevue des Deux-Mondes du 1er mai 1896, p. 19. Les mots soulignés le sont par nous.

Il n’a pas senti que de tels fruits sont inhérents à un tel arbre ! On dirait que, séduit par l’opulente végétation des tropiques, il n’a savouré longuement le jus de nos raisins que pour mépriser nos prosaïques vignobles : quoi ? des fruits pareils sur ces arbustes aux formes étriquées, au feuillage appauvri, aux sarments chétifs, taillés par des mains profanes !… Il n’a pas compris que cette discipline était voulue, cet émondage intentionnel, que cette suppression des branches gourmandes était nécessaire pour donner à la sève plus de jeu et de puissance ; en un mot, que cette culture si bourgeoise expliquait justement la qualité et l’abondance des produits. Il n’a su voir qu’un heureux accident, presque une contradiction, là où saute aux yeux une relation de cause à effet. Le « salut par la foi, » loin de « paralyser » les énergies de l’âme, les retrempe et les multiplie en lui rendant la liberté, le self-government.

Les faits bibliques, pour nous en tenir à ceux-là, justifient cette conclusion déjà sous l’ancienne Alliance, et combien plus sous la nouvelle ! Nous avons parlé de Jacob : quelle vie édifiante que la sienne depuis le jour où, s’étant humilié, il a pu dire à son Dieu : « Que je suis petit au prix de toutes tes gratuités ! » Et le roi David, où a-t-il surtout puisé le lyrisme débordant de sa poésie et cette intensité de vie religieuse dont témoigne le livre des Psaumes, si ce n’est dans la joie du pardon et le bonheur de l’âme rachetée ? Et Saul de Tarse, enfin, qui « ne respirait que carnage » et dut s’écrier plus tard : « Misérable que je suis ! qui me délivrera ?… » d’où vient qu’il ait pu être, après le Christ, le type le plus admirable du dévouement et de l’héroïsme moral ? Il nous l’apprend lui-même : il avait trouvé grâce au pied de la croix, et « l’amour de Dieu était répandu dans son cœur par le Saint-Esprit. » (Romains 5.5)

Je viens de faire allusion à la croix du Calvaire. Gardons-nous, en effet, de confondre le christianisme avec la religion d’Israël. Celle-ci n’avait que « l’ombre des biens à venir. » Tout en proclamant le vrai Dieu, elle ne pouvait rétablir pleinement la communion des hommes avec lui, parce qu’elle ne les mettait pas en contact avec « l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ; » elle leur annonçait le salut comme un événement futur, elle leur montrait le Messie dans un lointain vaporeux, sous des images prophétiques parfois saisissantes, suffisantes pour nourrir leur foi et alimenter leur espérance, mais incapables de leur procurer une fois pour toutes la guérison et la paix. « Le sang des boucs n’efface pas les crimes. » C’était toujours à recommencer. Aussi, quelle distance de David à saint Paul, des prophètes de l’Ancien Testament aux apôtres du Nouveau ! Pour ces derniers, la rédemption est un fait accompli ; toute la différence est là. Ce n’est plus l’homme cherchant Dieu en tâtonnant, comme chez les païens, ni même Dieu éduquant l’homme, comme en Israël : c’est « notre Père » attirant à lui ses enfants coupables et les sauvant par l’étreinte de sa charité.

Quelle que soit la vraie formule de l’expiation, — qu’on ne trouvera peut-être jamais ici-bas, — une chose est hors de doute, c’est que tout le nerf de l’Evangile est concentré dans cette doctrine ou plutôt dans ce fait. « Je n’ai voulu savoir autre chose, disait saint Paul, que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. » Et il parlait d’expérience quand il ajoutait : « La prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui obtenons le salut, elle est une puissance de Dieu. » (1 Corinthiens 1.18) Ah ! si cette prétendue folie est d’invention humaine, il faut avouer que son auteur connaissait à fond le cœur de ses semblables ! C’est la croix qui fait les chrétiens. Sans elle, comment l’honnête homme pourrait-il croire à son péché ? C’est elle qui réveille la conscience, qui met à nu le mal, en inspire l’horreur, le juge et le flétrit ; elle qui fait couler les larmes de la repentante, elle qui tue le péché. Et sans elle encore, comment le pécheur pourrait-il croire à son pardon ? Les plus belles paroles de Jésus affirmant l’amour de Dieu me laissent froid ou me troublent davantage, car d’où vient que j’éprouve de l’éloignement pour Dieu si elles sont vraies ? Il y a donc un abîme qui me sépare du Christ : elles sont naturelles dans sa bouche pure et sainte, mais elles ne sont pas faites pour moi… Vous voulez consoler mon âme ? Commencez par apaiser ma conscience. Eh bien, voilà le triomphe de la croix, triumphus crucis, comme disait Savonarole. Tant que le fardeau des transgressions pèse sur une âme, elle est en proie au remords. On ne peut tuer ce ver rongeur qu’en tuant le péché qui l’alimente. Or, elles se comptent par milliers, les créatures déchues qui ont trouvé au Calvaire la délivrance et le relèvement. Chose merveilleuse ! en face de l’Homme-Dieu mourant pour les ajustes, l’incorruptible voix intérieure consent à taire ses reproches, et la conscience s’incline, apaisée et satisfaite. Qu’est-ce à dire ? A-t-elle perdu tout à coup son énergie et sa lucidité ? Loin de là ! Si l’insouciance mondaine a pour effet de l’enténébrer et de l’assoupir, la paix que donne l’Evangile a justement l’effet contraire. Quand l’âme ressemblait à une mer en tourmente, on ne prenait pas garde aux détails, ils étaient perdus dans la masse, confondus dans le pèle-mêle : un peu plus ou un peu moins de péchés n’était pas une affaire ! Mais maintenant que la paix y règne, on dirait un lac tranquille, uni et transparent comme un miroir ; le moindre objet flottant à la surface y apparaît en relief, le moindre pli y fait tache : la conscience a les yeux ouverts. Seulement, elle tourne ses regards du passé vers l’avenir ; elle abandonne à la grâce de Dieu tout ce qui est antérieur, mais pour devenir d’autant plus délicate, plus vigilante, plus attentive désormais : preuve que l’âme est réintégrée dans son état normal.

La prédication de la croix est le principal levier de l’œuvre de Dieu en ce monde. C’est à elle, en première ligne, que le christianisme doit la puissance d’attraction qu’il exerce sur les pécheurs altérés de justice ; rien ne remue davantage les cœurs, parce que dans le drame de Golgotha la sainteté de Dieu et son amour infini éclatent de concert et se pénètrent dans une suave harmonie. Le besoin d’expiation qui tourmente l’âme humaine y trouve sa légitime satisfaction ; elle voit ses péchés dûment effacés, blanchis comme neige, et elle peut sans scrupule s’approprier un tel salut, chef-d’œuvre de la puissance et de la sagesse de Dieu, dont elle mesure la charité à la grandeur du sacrifice de la croix.

Demandez à saint Jean pourquoi il a pu dire : « Dieu est amour. » Il vous répondra :

C’est en ceci que l’amour de Dieu nous a été manifesté, c’est que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui. Et cet amour consiste, non en ce que nous ayons aimé Dieu, mais en ce que lui nous a aimés et qu’il a envoyé son Fils pour faire la propitiation pour nos péchés, (1 Jean 4.9-10)

Saint Paul tient le même langage :

Dieu a signalé son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions des pécheurs, Christ est mort pour nous. (Romains 5.8)

Ainsi donc, cette doctrine est la seule qui amène l’homme à prendre fait et cause pour Dieu contre lui-même et à se séparer de son péché, la seule qui, opérant le départ entre ces deux choses si étroitement entrelacées, notre nature déchue et notre nature primitive créée à l’image de Dieu, effectue par là même le douloureux dédoublement qu’on nomme conversion, ou l’enfantement à la vie nouvelle. Le Fils de l’homme, représentant authentique de l’humanité, a consenti à mourir pour nous sur le bois infâme : dès lors, plus d’hésitations, plus de doutes et aussi plus d’excuses ! Devant ce mystère ineffable que les anges du ciel essaient en vain de sonder jusqu’au fond, le pécheur, celui du moins qui s’avoue tel, n’y tient plus, ne résiste plus : attiré et tout ensemble humilié par une force divine, il ne peut que se prosterner et demander grâce.… Bientôt il relève la tête, il rencontre le regard de Jésus plein de compassion et d’amour, il lit dans ce regard le pardon de ses péchés, sa paix est faite avec Dieu, un sentiment tout nouveau de joie et d’abandon filial emplit son âme, et désormais il lui sera facile, il lui sera doux d’aimer de tout son cœur le Dieu qui l’aima le premier. Le christianisme a résolu l’angoissant problème devant lequel ont échoué toutes les autres religions ; il a dénoué le nœud gordien.

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