Apologie du Christianisme

Seconde Partie
Le Christianisme et la science
ou
possibilité du fait chrétien

Livre Quatrième
Les caractères de la connaissance religieuse

4.1 Possibilité de la connaissance religieuse

Toute connaissance suppose un rapport entre le sujet et l’objet, entre l’esprit qui pense et la réalité connue. Pour qu’un tel rapport existe, il faut que l’objet se trouve de quelque manière à notre portée et que nous ayons des organes pour le saisir. Si nous étions aveugles, le soleil aurait beau nous frapper en plein visage, nous ne verrions point sa lumière ; et si, jouissant de bons yeux, nous étions enfermés dans un obscur cachot, nous n’y verrions pas davantage. Ainsi en est-il du domaine spirituel. Il n’est pas de système de croyances ni de philosophie aspirant à posséder la vérité, qui n’implique à son point de départ, latente ou réfléchie, une théorie de la connaissance. Il est clair, en effet, qu’avant toute détermination du contenu du savoir, le problème de sa « possibilité » est censé résolu affirmativement.

Lorsqu’on met le christianisme en regard de la science, la question préalable qui se pose est donc celle-ci : la connaissance est-elle possible en religion ? Nous ne parlons pas de la « science des religions, » bien entendu. Cette discipline toute moderne, qui étudie les traditions religieuses du genre humain à un point de vue purement historique et descriptif, comme le savant les phénomènes de la nature, nous offre le tableau comparatif de ce que les divers peuples ont cru être la vérité ; mais la question de principe : pouvons-nous connaître la vérité ? ne rentre pas dans sa compétence. Or, c’est précisément celle que nous avons à résoudre. D’abord théoriquement, en montrant que la philosophie n’a pas de raison valable pour nier cette possibilité ; puis, pratiquement, en justifiant le principe en regard des faits qui paraissent le contredire.

4.1.1 Réfutation du positivisme

Le monde supérieur réclamé par le sentiment religieux nous est-il accessible sous une forme ou sous une autre ? Avons-nous des facultés pour le percevoir ? un instrument et une méthode offrant des garanties suffisantes pour légitimer la formule : nous savons ! En un mot, la religion peut-elle être l’objet d’une connaissance proprement dite, d’un savoir positif qui corresponde à la réalité ?

Auguste Comte et ses disciples le nient absolument, comme le laisse déjà soupçonner le mot qu’ils ont inscrit sur leur drapeau : le positivisme. A leurs yeux, rien n’est « positif » que la science, et la science n’est autre chose que la coordination intellectuelle des phénomènes et des lois de l’univers. Les sens et la raison sont nos seules sources de connaissances. L’homme ne perçoit rien en dehors de la nature, parce qu’il lui est impossible de franchir les bornes du monde visible. S’il y a quelqu’un ou quelque chose au delà du cosmos, nous n’en savons rien et ne pouvons le savoir. Le domaine auquel se rapporte la religion est le domaine de l’Inconnaissable, ou, comme on dit en style positif, de « l’Incognoscible. » C’est pourquoi le vrai sage, au lieu de perdre son temps et sa peine à la poursuite de vaines chimères, n’admettra comme réels que les faits directement observables et dûment constatés par l’expérience.

Mais on ne parvient à cette maturité de pensée qu’après de longs détours et beaucoup de tâtonnements. Le développement de l’esprit humain est marqué par trois états successifs : la religion, la métaphysique, la science. Les religions sont les premiers bégaiements de l’humanité en quête d’une explication de l’univers, comme les « pourquoi » de l’enfant à la vue de tout ce qui l’étonne. Quand la raison s’éveille, apparaît la métaphysique, qui remplace les superstitions populaires par des abstractions, les symboles par l’idée pure, mais sans en finir avec les illusions du premier âge, puisqu’elle opère sur des principes a priori. C’est une époque de transition, nécessaire pour ruiner le passé et préparer l’avènement de la science. Le caractère essentiel de ce troisième âge est que l’homme, étudiant les phénomènes sans parti pris et leur appliquant la méthode rigoureuse de l’observation, ne veut pour critère de la vérité que l’évidence rationnelle ou sensible. C’est l’état définitif et parfait, c’est le règne du positivisme.

Il a régné, en effet, le système de Comte, et son architecture imposante et massive pèse encore lourdement sur la pensée contemporaine ; mais son hégémonie ne peut durer toujours, car, loin d’inaugurer le millenium, il fait violence à la nature humaine et il s’est chargé de se réfuter lui-même par ses inconséquences.

Nous abandonnons volontiers à sa vindicte la métaphysique a priori et son orgueilleuse prétention de construire l’absolu à coups de syllogismes. S’il a contribué pour sa bonne part à la discréditer aux yeux des générations nouvelles, c’est un grand service qu’il leur a rendu. Mais la religion est-elle responsable des abus de la méthode spéculative ? Et Parce que celle-ci s’est perdue dans les nuages, est-ce une raison de frapper celle-là d’interdit ? A-t-on le droit de les envelopper dans la même réprobation, comme si elles étaient fatalement solidaires, comme si l’une était le prolongement inévitable de l’autre ? Cette confusion trahit l’erreur initiale du positivisme : un amour de la science poussé jusqu’à l’idolâtrie ! Sous l’empire de cette passion ou de ce préjugé, il n’aperçoit guère chez l’homme que l’intellect et accorde le rang suprême au fonctionnement de la pensée ; un cerveau rempli de faits et d’idées, de chiffres et de formules, comme un musée où tous les produits de l’univers seraient soigneusement numérotés et classés, tel paraît être son idéal : la science résume tout.

De là sa conception intellectualiste de l’origine des religions. Selon lui, elles sont nées du besoin de comprendre ; il ne lui vient pas à l’esprit qu’il puisse en être autrement. Elles sont pour lui des efforts incohérents et naïfs de la faculté de connaître, des philosophies enfantines et poétiques, mais enfin des « philosophies. » Notion défectueuse et superficielle, qui ne se tient pas debout en face de l’histoire ! L’effet ne correspondrait nullement à la cause. Les institutions des divers cultes, prières, offrandes, cérémonies de purification, rites funèbres, sanglants sacrifices, tout cela serait dû au besoin de savoir ?… Non, les religions doivent leur naissance à un besoin plus impérieux et plus profond, à un besoin de vie, de paix, de pardon, d’espérance, à l’instinct de conservation pris dans le sens le plus élevé, au désir intense de se rapprocher de la source infinie de l’être, d’entrer en relation avec Celui qui est tout ensemble l’Auteur du monde et l’Auteur de la loi morale, en un mot à cet instinct sui generis qu’on nomme le sentiment religieux. Mais le positivisme ignore le sentiment religieux ; il ne connaît que la science.

De là encore son agnosticisme, qui, affirmant qu’on ne peut rien savoir sur l’autre monde, est au fond très autoritaire malgré son apparente modestie. Ah ! s’il se bornait à nous dire : « Je me renferme dans la science pure ; je ne veux savoir autre chose que les réalités perçues par les sens et les vérités démontrées par la raison ; pour tout le reste, je m’abstiens ! » son attitude serait correcte. La porte n’étant plus murée du côté de l’invisible, nous serions libres de chercher à l’ouvrir et la religion aurait quelque chance d’être sauvée. Mais, dogmatiste jusqu’à la moelle, il est incapable de suspendre son jugement. Il faut qu’il pontifie. Il avoue en théorie « l’impossibilité d’obtenir des notions absolues,… » sauf, dans la pratique, à nier absolument ce qui le dépasse ! La « positivité, » telle qu’il la conçoit, est pour lui la mesure du vrai : « Je ne connais rien en dehors de la nature, donc on ne peut rien connaître, donc rien n’existe en dehors de la nature ; » voilà comment il raisonne, et, moyennant ce double sophisme, sa neutralité dégénère en hostilité, sa prétendue ignorance en incrédulité déclarée.

« Le positivisme, dit Charles Secrétan, repousse la qualification d’athéisme, parce que l’athéisme est une théologie ; il semble donc laisser la question de l’existence de Dieu au nombre de ces hypothèses que chacun peut admettre ou rejeter s’il lui plaît, puisque la vérification en est impossible. Et cependant toute l’argumentation du Système a pour objet d’établir que la conception d’un Dieu personnel est incompatible avec les faitsc. »

cLe positivisme et la métaphysique, préface de la 2e édition de la Philosophie de la liberté.

Cette première inconséquence devait finalement en entraîner une autre, qui en fut comme l’expiation. On sait comment la nature humaine, mutilée par Auguste Comte,

Naturam expellas furca, tamen usque recurret,

s’est vengée de ses dédains en le poussant à créer une sorte de religion nouvelle, dont il était le grand pontife et le genre humain la Divinité. Religion bizarre, qui gardait le nom en supprimant la chose et invitait les hommes à s’adorer eux-mêmes dans la collectivité. C’était bien la peine de proscrire l’idée de Dieu pour aboutir à l’établissement d’un culte hybride ayant ses formes cléricales et ses cérémonies officielles, calquées sur les pompes de l’Eglise romaine ! On a beau ignorer le sentiment religieux, il faut bien lui offrir un dérivatif quelconque, sous peine de rester impopulaire.

Mais, n’insistons pas. La plupart des positivistes, et parmi eux Littré, l’éminent auteur du Dictionnaire, n’ont pas suivi le maître jusqu’au bout. Ils ont su garder leur sang-froid et leur indépendance en regard de sa fugue sacerdotale. Des trois articulations de sa philosophie, si l’on peut leur donner ce nom, la science, la morale, la religion, ils ont conservé les deux premières et désavoué la troisième. Nous ne leur ferons pas un grief d’avoir écouté leur bon sens. On peut se demander, toutefois, s’il n’eût pas été plus logique, plus conforme à l’esprit du système, de s’en tenir à la première phase, en rejetant les deux autres. Il est malaisé de découvrir comment on passe de la science positive à la morale positive, tandis que la religion humanitaire de Comte se rattache à son éthique (théorie des mœurs) par un lien facile à discerner. Il résumait toute la morale dans l’altruisme, désignant sous ce nom barbare les vieilles vertus de l’amour du prochain et de la charité. Le devoir de l’individu est de vaincre son égoïsme pour se dévouer à ses semblables, de placer l’intérêt général au-dessus de l’intérêt personnel, et, par conséquent, de se sacrifier au bien de l’ensemble. Or, le sacrifice est l’acte religieux par excellence, il forme l’essence du culte, et nous appelons justement Divinité la puissance supérieure qui a sur nous des droits absolus. Si donc ce n’est pas Dieu que nous servons en servant l’humanité, c’est bien à celle-ci que vont nos divins hommages ; elle est vraiment le « Grand Etre suprême » devant qui nous nous prosternons.

En revanche, comment s’élève-t-on de la science à l’éthique dans une philosophie dont le dogme fondamental est que la science est au-dessus de tout ? Le positivisme doit professer une morale qui soit le développement nécessaire de son premier principe ; autrement, il serait infidèle à ses prémisses. Mais, si la science résume tout, si rien n’existe en dehors de la nature, si nous ne connaissons que des phénomènes et leurs lois, c’est-à-dire les choses internes ou externes et leur mode de succession, pourquoi renoncerais-je à mon égoïsme, qui est un « phénomène » très réel, pour me livrer à l’altruisme qui, hélas ! l’est beaucoup moins ? De quel droit me commandez-vous d’améliorer mon caractère et mes habitudes ? Au nom de qui ou de quoi me prêchez-vous ce que je dois être ? Je suis tel que je suis, vous n’y pouvez rien changer. Le rôle de la science est de constater ce qui est ; en voulant autre chose, elle sort d’elle-même et avoue sa propre insuffisance : elle abdique devant l’inconnu.

Dans son manifeste sur La science et la morale, publié en réponse au fameux article de M. Brunetière : Après une visite au Vatican, M. Berthelot, le grand chimiste, a eu raison de relever les droits de la science et de nier qu’elle eût fait banqueroute ; mais il commet à son tour une méprise dans sa définition de la morale. Pour supprimer le « mystère, » il déclare qu’il n’y a pas deux sources de la vérité, « l’une surgie des profondeurs de l’inconnaissable, l’autre tirée de l’observation et de l’expérimentation internes ou externes ; » que c’est par une illusion que les hommes découvrent dans la morale « un élément de transcendance ; » que « la connaissance de l’univers, combinée avec l’instinct de sociabilité, » commun à toutes les races animales, est la seule origine de la règle des mœurs ; qu’enfin il n’est nullement nécessaire de « recourir à des décalogues promulgués de par une autorité divine. »

Et pourtant, il reconnaît, d’autre part, que « l’homme de notre temps trouve au fond de sa conscience le sentiment ineffaçable du devoir, c’est-à-dire l’impératif catégorique dont parle Kant… » Un tel aveu déborde son analyse, car rien dans l’évolution antérieure ne faisait prévoir cet « impératif. » Comment la notion du devoir, irréductible à l’instinct social qui lui est subordonné, et étrangère à la science, dont le rôle est tout objectif, serait-elle un fruit de leur hymen ? Dites plutôt que la moralité humaine a pour caractère sui generis l’obligation ; que cette obligation n’est pas imposée ni importée du dehors, mais est un fait « d’expérimentation interne » sans lequel tous les « décalogues » du ciel ou de la terre seraient dépourvus de sens et d’autorité ; en un mot, qu’elle constitue au premier chef cet « élément divin, » à la fois transcendant et immanent, intérieur et supérieur au sujet, qui vous paraît une illusion.

Il faut donc choisir. Ou bien la science est tout, et dès lors il n’y a plus de morale, parce qu’il n’y a plus d’obligation ; il n’y a que des « mœurs, » comme chez les animaux, et l’humanité deviendra ce qu’elle pourra. Ou bien, — ainsi que l’a noblement enseigné Auguste Comte, il faut le dire à son honneur, quoique cette troisième inconséquence fasse éclater son système, — la morale est une réalité, et aussitôt tout change d’aspect dans l’économie universelle : les rôles sont intervertis ou plutôt remis à leurs places légitimes ; la science demeure une des fonctions les plus importantes de la vie sociale, une des gloires du genre humain, mais elle passe au second rang, elle n’est plus qu’un moyen dans l’accomplissement de notre tâche, car le devoir est souverain ou il n’est pas, et la morale ne peut subsister sans revendiquer la suprématie. Elle n’est point la rivale de la science, elle est d’un ordre différent, supérieur à tous les autres ; la primauté absolue lui appartient dans la hiérarchie des grandeurs.

Le fondateur du positivisme ne s’est pas douté que son éthique renfermait un a priori sans rapport avec la perception sensible ni avec la démonstration rationnelle et qu’en lui faisant accueil dans son système il introduisait un « cheval de Troie » au cœur de la place. Ce défaut de réflexion, assez grave chez un philosophe de cette envergure, a été l’une des causes principales de l’étrange hallucination qui lui a fait diviniser la race des mortels et rendre un culte à cette idole aux mille têtes. Ayant envisagé d’une façon exclusive la matière du commandement et négligé sa forme impérative ; n’ayant pas distingué dans le devoir la puissance qui ordonne et la chose ordonnée, il devait nécessairement les rapporter l’une et l’autre à l’humanité et ne rien voir au-dessus d’elle. Si, au contraire, il avait fixé sa pensée sur le côté formel du devoir avec autant de précision que sur le côté matériel, il eût compris que c’est le principe même de l’obligation qui donne au bien son caractère moral, sa réalité spécifique ; et comme il a su épeler mot à mot le contenu de cette loi intérieure qui dit : «  Tu aimeras ton prochain comme loi-même, » il n’eût pas manqué d’en déchiffrer également le titre et la signature. Combien alors le résultat eût été différent ! Sa morale se serait plus que jamais épanouie en religion ; mais elle l’eût porté au delà des horizons terrestres, infiniment plus haut que la créature périssable : elle l’eût conduit tout droit au Législateur suprême qu’adorent les chrétiens.

Vous avez raison, dirons-nous maintenant aux disciples de Comte qui, comme Littré, font leurs réserves ; vous avez mille fois raison, mais vos réserves sont trop timides. Vous voulez établir une coupure dans son Système ? Faites-la donc au bon endroit ! Entre son éthique et son Olympe le hiatus est moins béant qu’entre son positivisme scientifique et ses belles maximes sur la charité. Vous repoussez sa religion, lâchez aussi sa morale, n’ayez de culte que pour la science et de science que pour la matière.… Ou plutôt, faites mieux encore ! Lâchez tout et reconstruisez sur de nouvelles bases, en prenant au sérieux cet « impératif » moral qui apparaît dans votre doctrine comme un élément étranger, comme une mortelle excroissance (mortelle au système, s’entend), mais qui, dégagé de ce milieu hétérogène et recueilli avec soin, pourrait bien contenir les germes d’un « positivisme » plus réel et plus vivant que le vôtre, plus large et plus solide, parce que, remontant de l’effet à la cause, de la morale à son principe, il se développerait au point de jonction du monde visible et du monde invisible, à la frontière de l’humain et du divin, et y saisirait enfin la clef de ce domaine de l’« Inconnaissable, » que vous déclarez si judicieusement inaccessible à la pure science.

Ici, nous ne pouvons nous défendre d’un rapprochement. La seconde moitié du dix-neuvième siècle a vu se dessiner, entre autres, deux tendances rivales dans la philosophie française : d’une part, le positivisme d’Auguste Comte et de Littré, d’autre part le néo-criticisme de MM. Renouvier et Pillon. Pendant que l’une accaparait l’attention publique et s’étalait devant le monde, l’autre, comme un mince filet d’eau vive, se frayait lentement un chemin à travers beaucoup d’obstacles. Auquel de ces deux courants appartient l’avenir ? Lequel compte le plus aujourd’hui, je ne dis pas aux yeux des masses, mais dans l’opinion des esprits sérieux et réfléchis ? Lequel a le plus de poids dans les débats actuels de la pensée ? Il est notoire que le premier est en baisse et que le second grandit dans la même proportion.

Et pourtant, à l’origine, ils avaient certains traits de ressemblance ; les rivaux professaient en commun quelques thèses favorites qui avaient l’air d’un arrêt de mort pour nos convictions religieuses ; ils s’écriaient de concert : « Nous ne connaissons que des phénomènes et des lois ; la métaphysique n’est qu’illusion et mensonge, les notions d’absolu, de cause première, de substance, ne correspondent à rien de réel ; le miracle est impossible.… » On aurait pu croire que les deux systèmes allaient se liguer ensemble contre la foi chrétienne. Et il se trouve que le criticisme français, à force de discussions loyales, s’est montré de plus en plus favorable à nos croyances. Et voici qu’au terme de ses longues et laborieuses recherches, il en est venu à s’exprimer comme suit par la plume de M. Pillon :

« La civilisation repose sur la croyance au devoir et au droit ; celle-ci, pour Être sérieuse, ferme et vivante, a besoin de trouver son complément et son développement dans la croyance à un ordre moral du monde, c’est-à-dire dans une croyance proprement religieuse ; nous tenons, enfin, que le théisme chrétien bien compris réalise la religion parfaite et définitive.

J’ai bien lu : « le théisme chrétien ! » Non pas le déisme vague et froid des rationalistes, non le Dieu de Voltaire ou de Rousseau, mais le Dieu de Moïse et de Jésus-Christ. Ah ! que nous sommes loin du positivisme de Comte et de son « Grand Fétiche ! » D’où vient la différence ? Evidemment du choix des méthodes. Menacées au début par les mêmes flots houleux, du scepticisme, les deux écoles ont vogué successivement à la conquête de la vérité ; mais elles n’ont pas pris la même boussole, leur orientation a été différente, ou, si l’on veut, elles ont cherché leur étoile polaire dans deux hémisphères opposés.

L’une a dit : « Il n’y a que des phénomènes ! Donc, il faut procéder du dehors au dedans, nous ne connaissons l’homme que par le monde extérieur ; » et le positivisme a manqué l’homme.

L’autre a dit : « Il n’y a que des phénomènes ! Mais le premier phénomène que je constate, c’est moi ; donc, il faut aller du dedans au dehors ; » et le criticisme a peu à peu regagné le terrain perdu. Il a eu la sagesse, et, dirai-je, le courage, à une époque où les puissances de l’ordre matériel et sensible exerçaient une réelle hypnotisation sur la société civilisée, de prendre pour devise le mot de Socrate : « Connais-toi toi-même. » Et c’est en scrutant les profondeurs de l’âme humaine qu’il s’est vu en face de la conscience morale, laquelle, à son tour, vigilante gardienne du sanctuaire, lui a rouvert les parvis du monde supérieur et divin.

« Le criticisme, dit M. Fouillée, son adversaire, prépare ouvertement la voie à la religion positive, il favorise même le développement d’une certaine forme de religion, il amène la philosophie au temple… La religion positive est la continuation et le prolongement de la méthode criticiste en moraled. »

dCritique des systèmes de morale contemporains, par Alfred Fouillée, 3e édit., p. 120. Paris, Alcan, 1893.

La conscience morale, tel est l’organe propre de la connaissance religieuse. Le positivisme rétrécit arbitrairement le domaine du savoir. Ebloui par le prestige de la science, il écarte de parti pris tout ce qui n’est pas susceptible d’une démonstration en règle ou d’être réduit en formules s’imposant à chacun par leur évidence. Il se flatte même de ramener toutes nos connaissances à l’unité en les faisant dériver de l’expérience tant les unes que les autres, y compris les mathématiques. Vaine tentative ! Il est sans cesse obligé lui-même, malgré qu’il en ait, de distinguer au moins deux catégories de sources, les sens et la raison ; car, pour opérer ses savantes synthèses, il lui faut, de son propre aveu, « l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation. »

Or, si vous admettez une dualité, pourquoi pas une trilogie ? Qu’est-ce qui vous prouve que votre ami intime est un homme d’honneur, auquel vous pouvez confier en toute sécurité ce que vous avez de plus cher, votre famille ou votre fortune ? Serait-ce par hasard la phrénologie ou l’algèbre ? Généralisons davantage. Les relations communes, les mille échanges de la vie collective, associations commerciales ou philanthropiques, entreprises financières et industrielles, république des lettres… et des sciences, en un mot tout l’édifice de la civilisation repose sur le crédit mutuel. C’est une vérité que nul n’ignore, à part les sauvages. Et que signifie le crédit mutuel ? Il ne résulte guère de déductions abstraites ou d’observations externes, bien que la vue physique et l’entendement y jouent un rôle. Son facteur déterminant est un acte de foi creditum, de credere, croire) ; et cet acte, fût-il instantané et indéfinissable, n’est pourtant pas aveugle : il consiste dans un jugement intérieur, faillible comme toute autre opération de l’esprit humain, mais qui, en principe, n’est pas moins motivé que les sentences d’un tribunal.

Il y a donc tout un ordre de réalités, assurément les plus considérables, celles qui donnent du prix à la vie et touchent de plus près à la dignité de l’homme, celles qui sont à la base de l’existence sociale et forment la trame de l’histoire universelle, il y a, dis-je, tout un ordre de réalités que nous ne connaissons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’intuition morale. Et celle-ci renferme deux choses : le substantif et l’adjectif, la faculté qui discerne et le critère qui juge. La faculté elle-même, clairvoyance innée, divination du cœur (si merveilleuse parfois chez les enfants), magnétisme psychique, — appelez-la du nom qu’il vous plaira, — est subjective au plus haut point ; obtuse ou exercée, elle varie beaucoup d’un individu à l’autre ; mais elle n’aurait pas d’objet ni de portée pratique sans la présence d’un idéal censé obligatoire, qui serve de règle à nos appréciations. Cette pierre de touche, d’après laquelle nous ne pouvons nous empêcher d’évaluer les hommes, cette norme intérieure dont nous sommes si habiles à faire usage… sur autrui, sinon sur nous-mêmes, est l’empreinte irréfragable d’un ordre de choses qui nous domine et dont nous relevons par le meilleur de notre être.

Médiateur du visible et de l’invisible, le moi humain est constitué par un double rapport, et la conscience qu’il a du monde extérieur, on peut le dire sans paradoxe, implique déjà la réalité de l’autre monde. En effet, la sensation réfléchie qu’il éprouve en se heurtant aux phénomènes lui garantit qu’il est distinct de la nature et tout ensemble qu’il en fait partie. Situation contradictoire, si l’homme n’avait conscience d’une limitation, et, par conséquent, d’une relation, que du côté externe, puisque les rouages de la matière feraient alors, pour ainsi parler, le tour de son âme et qu’il y serait enfermé de toutes parts sans pouvoir en sortir jamais. Comment, dès lors, s’en distinguerait-il ! Apparition éphémère dans l’évolution éternelle, écume légère dans l’immense océan, le sentiment qu’il a d’être différent des choses serait un pur mirage, une inexplicable hallucination. Un animal ne pourrait arriver à se connaître tel qu’il est, à savoir que la matière et lui ne font qu’un, sans penser du même coup que lui et la matière sont deux, donc sans cesser d’être un animal. Pourquoi l’homme a-t-il ce privilège de se sentir lié à la nature et à la fois séparé d’elle comme d’une chose étrangère à son moi ? C’est que le cosmos lui fait barrière d’un côté seulement. Or, cette limitation partielle en réclame nécessairement une seconde en sens opposé, car il faut bien qu’une personnalité finie soit finie, circonscrite dans des bornes déterminées. La loi du devoir, avec son cachet impératif, marque justement cette limite d’un autre ordre, ce pôle supérieur autour duquel gravite son existence.

Certes, la conscience morale ne peut se passer du concours de nos autres facultés, le sentiment religieux, le cœur, la raison ; mais, dans la mesure où elle remplit son mandat, elle est une expérience des réalités divines, comme les sens une aperception du domaine extérieur ; et de même qu’ils nous dévoilent les horizons terrestres, de même elle nous ouvre les perspectives d’un « royaume qui n’est pas de ce monde. » Elle est, dans la force du terme, une sensation de l’au-delà. Grâce à elle, notre âme a l’impression d’être sollicitée par un non-moi tout autre que la création visible et qui s’offre à elle avec trois caractères positifs :

  1. Ce non-moi, distinct d’elle-même, lui est néanmoins semblable, car, à l’inverse de la nature, il possède les attributs du moi, la pensée et la volonté.
  2. Ce non-moi, dont elle sent la proximité immédiate, est d’ailleurs infiniment élevé, au-dessus d’elle, car la loi qu’il lui impose a une valeur indiscutable et souveraine.
  3. Enfin, ce non-moi est un être absolument bon, puisque le contenu de sa loi est le bien, la perfection morale.

Et l’âme humaine, au contact de ce non-moi qui lui apparaît comme la personnalité suprême, tressaille d’adoration en le nommant : Dieu.

La possibilité de la connaissance religieuse est par là même démontrée. Du moment que nous avons une faculté qui nous met en relation avec l’au-delà, un organe spécial approprié à cet objet, nul n’a le droit d’écarter d’entrée la foi chrétienne comme se rapportant à l’Inconnaissable. La question préalable se trouve résolue dans un sens contraire à l’« agnosticisme. » L’homme est constitué d’une telle manière qu’il ne saurait douter de Dieu sans démentir sa propre nature. Donc, il est fait pour le connaître et nouer des relations personnelles avec lui. Qu’il y arrive ou non, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, il en a du moins la capacité virtuelle.

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