Apologie du Christianisme

Troisième Partie
Le Christianisme et l’histoire
ou
réalité du fait chrétien

Livre Septième
La préparation du christianisme

7.1 La valeur historique de l’Ancien Testament

Les recherches contemporaines des hébraïsants, d’une part, des orientalistes, de l’autre, nous font assister à un spectacle aussi singulier qu’inattendu : deux sciences, pleines d’une même ardeur et également fécondes en découvertes retentissantes qui touchent de très près l’histoire ancienne d’Israël, semblent aboutir à des résultats diamétralement opposés. Autant la « critique » ébranle nos opinions traditionnelles, autant l’archéologie affermit nos convictions ; plus celle-là trouble notre quiétude, plus celle-ci nous rassure ; ce que nous perdons d’un côté, nous le regagnons de l’autre. Il faut, nous dit la première, opérer une refonte totale de nos idées sur la formation du canon hébreu, mettre les livres historiques au deuxième rang dans l’ordre chronologique et donner aux prophètes la priorité. La fidélité historique de l’Ancien Testament, répond la seconde, est de plus en plus confirmée par les annales des autres peuples, par le déchiffrement des inscriptions de la Chaldée et de l’Egypte.

Ce curieux contraste a déjà frappé plus d’un savant, entre autres M. Philippe Berger, qui le signale en ces mots :

« Le résultat de ces inscriptions semble être inverse de celui auquel tend la critique pure. A mesure qu’elle rajeunit les textes bibliques, les inscriptions tendent à en relever la valeur historique et à en rehausser l’antiquité. »

Qu’est-ce à dire ? Est-ce le cas de nous écrier : « Qui trompe-t-on ici ? » Devons-nous penser qu’il y a conflit entre les deux sciences, que leurs observations respectives sont incompatibles et que l’une ou l’autre a fait fausse route ? Non, cela signifie simplement que, pour être continus, leurs champs d’action ne sont pas identiques, qu’elles traitent des matières d’ordre différent, que la « modernité » relative d’un écrit n’implique pas toujours celle des faits qu’il raconte, et moins encore leur fausseté ; cela signifie, en un mot, qu’il faut distinguer entre le contenant et le contenu, et ne pas confondre la question littéraire et la question de fait, bien qu’elles soient souvent connexes.

Déterminer la nature et l’origine des sources de l’Ancien Testament, leurs relations mutuelles et l’usage qu’en ont fait les derniers rédacteurs, tel est le but que poursuit la critique à travers bien des tâtonnements et des faux pas, mais avec une patience et une virtuosité auxquelles l’ignorance seule peut refuser son admiration. Cette tâche, vaste et compliquée entre toutes, n’est point la nôtre : laissons-la aux spécialistes !

Ce qui intéresse l’apologétique chrétienne, c’est la révélation de Dieu à son peuple, ce sont les grands faits de l’histoire sainte. A la prendre dans son ensemble, cette histoire est-elle digne de foi ? Voilà ce qu’il nous importe de savoir. Si, par impossible, on venait à démontrer qu’elle n’est qu’un tissu de légendes, il en rejaillirait aussitôt sur le fait chrétien une légitime défiance, car l’ancienne Alliance et la nouvelle sont solidaires, et la religion de Jésus et des apôtres plonge ses racines dans celle des patriarches et des prophètes.

Tel croyant convaincu dira sans doute que le christianisme est un arbre d’une trop belle venue et d’une sève trop puissante pour avoir grandi sur du sable mouvant et s’être nourri d’illusions ou de mensonges ; que la meilleure preuve de la vérité historique de l’Ancien Testament, c’est l’Evangile lui-même. Nous sommes loin d’en disconvenir. Mais il est clair que nous ne pouvons nous placer ici à un tel point de vue : la pétition de principes serait manifeste. Notre Apologie visant plutôt les indécis, incroyants non satisfaits ou fidèles mal assurés, il n’est pas hors de propos de vérifier avec eux les antécédents du christianisme et de montrer qu’il a des attaches vigoureuses et profondes dans le plus lointain passé.

Ces racines premières et antiques de nos croyances, on n’exigera pas que nous les mettions à nu dans toute leur étendue. Il nous suffira de faire toucher au doigt leur réalité, en marquant les points essentiels où, pour ainsi parler, elles affleurent le sol et font saillie au dehors. C’est dire que, sans négliger les preuves internes, nous en appellerons surtout aux preuves externes, au témoignage des auteurs profanes et très spécialement à l’épigraphie.

7.1.1 L’époque patriarcale

Israël n’est entré dans le grand courant de l’histoire qu’à partir de Moïse, ou même, selon quelques-uns, à partir de Samuel. Avant cette époque, il comptait à peine parmi les peuples, et ses ancêtres, « étrangers et voyageurs sur la terre, » y ont passé presque inaperçus. On ne peut donc s’attendre, en ce qui concerne les patriarches, à rencontrer dans le monde païen quelque monument à leur mémoire ou à recueillir des preuves formelles de leur existence. Si l’Orient est tout rempli de leur souvenir, c’est sans doute grâce à la Bible et à son rayonnement séculaire, réfléchi entre autres par le Coran. A part cela, je ne sache pas qu’ils aient laissé des traces directes et authentiques de leur passage au milieu des goïm. La crédibilité de leur histoire dépend de sa valeur intrinsèque, du lien qui l’unit à toute l’histoire d’Israël, du degré de confiance qu’on accorde à l’Ecriture sainte en général.

Néanmoins, la Genèse elle-même ne manque pas de traits qui prouvent que ses renseignements sont puisés à bonne source. Ainsi le tableau de la filiation des peuples tracé au chapitre dix ! Cette page bourrée de noms propres, qui a rendu d’inestimables services à l’ethnographie, en l’éclairant dans bien des cas, répand une vive lumière sur la façon dont l’humanité issue de Noé s’est développée après le déluge, s’est répartie sur la terre d’Orient et s’est diversifiée en trois races principales, les Sémites, les Chamites et les Japhétites, lesquelles se sont subdivisées à leur tour en une multitude de nations distinctes, qui vécurent longtemps côte à côte, plus ou moins mélangées, jusqu’à l’époque des grandes migrations.

Chapitre admirable, dont je ne crois pas qu’on trouve l’équivalent dans aucune littérature de l’antiquité. Ce n’est certes pas un esprit de clocher qui a poussé l’écrivain primitif a recueillir ces précieuses données et à les fixer dans ce magistral document pour l’instruction des âges futurs. L’orgueil national qui animait les païens ne leur permettait guère de s’enquérir avec sympathie de l’origine des autres peuples et de s’inscrire à côté d’eux sur le même arbre généalogique. Etranger, dans leur bouche, était synonyme d’ennemi (hostis). On nous dira, non sans raison, qu’en fait de particularisme étroit les Juifs ne le cédaient à personne… Mais alors la page en question n’en est que plus étonnante, car l’esprit juif ne peut l’avoir inspirée.

Ce coup d’œil d’ensemble jeté sur les familles humaines qui peuplèrent l’ancien monde et dérivaient du même aïeul est comme une anticipation de l’universalisme chrétien, une première intuition de ce principe posé par l’apôtre des Gentils : « Dieu a fait naître d’un seul sang tout le genre humain. » (Actes 17) C’est la solidarité humaine, la fraternité universelle s’affirmant au point de départ de l’histoire. Il est vrai que ce large horizon ne tarde pas à se restreindre et que l’attention se concentre bientôt sur Abraham et les siens, mais déjà la vraie orientation n’est plus douteuse, et l’on pressent que la sélection divine qui va s’opérer ne sera que provisoire, ayant pour objectif ultime la réalisation de la promesse faite au père des croyants : « Toutes les familles de la terre seront bénies en ta postérité. » (Genèse 12.3)

Un autre indice, d’où il ressort que la Genèse était bien informée, nous est fourni par ce même chapitre dix. L’un des plus puissants moteurs de l’histoire politique de l’Ancien Orient a été sans contredit la perpétuelle rivalité de Babylone et de Ninive, ces deux cités géantes, tantôt indépendantes l’une de l’autre, tantôt souveraines ou vassales, qui, durant de si longs siècles, ont « gouverné le monde avec une verge de fer. » A laquelle des deux appartient la priorité ? Dans notre enfance, on nous apprenait couramment à l’école que la première grande monarchie asiatique avait eu pour capitale Ninive, la métropole assyrienne, et pour fondateurs Ninus et Sémiramis, de légendaire mémoire.

Cette leçon, mise en circulation par Ctésias, médecin grec à la cour du roi de Perse, fit promptement fortune et fut adoptée par les Grecs et les Latins. Et pourtant Hérodote, le « père de l’histoire, » qui avait séjourné à Babylone, n’avait dit rien de semblable ; Bérose, prêtre chaldéen, réclamait le droit de préséance pour sa ville natale, et le livre sacré des Hébreux lui donnait raison par cette ferme notice :

« Kousch (fils de Cham) engendra Nimrod, qui commença à être puissant sur la terre… Il régna d’abord à Babel, Erech, Accad et Calné, au pays de Shinear. De ce pays-là sortit Assur, lequel bâtit Ninive. » (Genèse 10.8-11)

Mais l’Occident unanime préféra le témoignage des ennemis de Babylone à celui des juges compétents et crut sur parole le courtisan grec désireux de plaire aux vainqueurs. La chrétienté elle-même, héritière trop docile de la culture hellénique et romaine, suivit le mouvement en dépit de la Genèse, et la version persane devint l’histoire classique pour plus de deux mille ans.

Aujourd’hui, grâce à l’étude des monuments, la Bible a pris sa revanche et le récit de Bérose a été reconnu exact. Il est prouvé que l’empire babylonien fut le premier en date, que sa plus ancienne dynastie appartenait, non aux fils de Sem, mais aux fils de Cham, et que la prépondérance de Ninive et des Assyriens n’est venue que beaucoup plus tard : on peut presque fixer la date avec certitude. Et c’est ainsi que l’histoire traditionnelle a dû être rectifiée dans un sens conforme au document sacré.

Rappelons un dernier trait, qui nous reporte à l’époque d’Abraham. Nous avons déjà fait allusion au chapitre quatorze de la Genèse comme à un « document historique du premier ordre. » Le moment est venu de justifier notre assertion. Ce chapitre raconte qu’un certain Kédor-Lahomer, roi d’Elam (Suse), ayant à sa suite Amraphel, roi de Shinear (Babel), Ariok, roi d’Ellasar (Assur), et Tidhal, roi des « nations » (nomades ?), fit une expédition guerrière au sud de la Syrie, battit les rois de Sodome et de Gomorrhe, et emmena captifs Lot et les siens, délivrés ensuite par Abraham et ses alliés. Il paraissait surprenant qu’un simple roi d’Elam comptât parmi ses vassaux le roi des Babyloniens et le roi des Assyriens.

Or, les inscriptions cunéiformes, confirmant une fois de plus le récit biblique, ont révélé qu’une dynastie élamite a effectivement régné pendant plusieurs siècles sur tout le bassin de l’Euphrate et du Tigre à cette époque reculée.

Le nom même de Koudour-Lagamar, le Kédor-Lahomer de la Bible, a été retrouvé récemment sur une tablette du roi de Babylone Hammourabi, qui vivait au vingt-troisième siècle avant notre ère. On savait déjà que « Lagamar » était une divinité susienne et que plusieurs rois élamites portaient ce même prénom de « Koudour : » ainsi Koudour-Maboug, honoré du titre de « vainqueur de l’Occident, » sur le sens duquel les savants ne sont pas d’accord, et Koudour-Nakhounti, qui eut la gloire de s’emparer de Babylone. En effet, dans deux inscriptions qui datent de l’an 650 avant Jésus-Christ, Assourbanipal, le dernier des conquérants assyriens, déclare avoir pris Suse 1635 ans après que Koudour-Nakhounti avait subjugué la Babylonie, événement qui remonterait donc à l’an 2285 avant notre ère.

En outre, la coalition étrangère dont Abraham et Lot eurent à souffrir n’a plus rien d’hypothétique ; on peut déjà la restituer en grande partie. L’assyriologie connaît depuis longtemps un certain Eri-Akou, roi élamite de Larsa, qu’elle assimile à Ariok, roi d’Ellasar, et qui, désignant Koudour-Maboug comme son père, serait proche parent de Koudour-Lagamar.

Enfin, M. Pinches, directeur du British Muséum, a découvert une tablette cassée où ce même Eri-Akou (Ariok) se trouve associé à Koudour-Lagamar l’Elamite et à Tudhal, apparemment le Tidhal de la Genèse, ce qui achève de mettre le sceau à l’historicité de cet épisode.

Voilà pour le temps d’Abraham ! La vie d’Isaac et de Jacob ne présente rien de saillant au point de vue politique. C’est dans le pays des Pharaons que nous voyons de nouveau la famille patriarcale en rapport avec les potentats et jouant un rôle actif dans les événements de ce monde.

On ne saurait dire, au moins jusqu’à ce jour, que la personne de Joseph ait laissé des traces évidentes sur les monuments égyptiens ; mais sa touchante histoire dénote une connaissance minutieuse des mœurs et coutumes du pays, de ses circonstances politiques, économiques et sociales : Voir, par exemple, Genèse 47.22, les privilèges de la caste sacerdotale et ses rapports avec la couronne ; et Genèse 47.26, le régime de la propriété foncière, modifié plus tard par Sésostris. (Hérodote, II, 109.) Ajoutons qu’elle prend tout le relief de la réalité quand on la replace dans le milieu spécial de l’époque, tel qu’il se dessine de plus en plus à la lumière des découvertes.

Les savants sont en général d’accord pour reconnaître — conformément à une ancienne tradition que tout semble confirmer — que le Pharaon qui éleva Joseph en dignité fut le roi Apépi II (l’Apophis des Grecs), le dernier souverain de la dynastie des Hyksos ou « rois-pasteurs, » ces envahisseurs venus du nord, dont la longue domination allait enfin avoir un terme. Que ce monarque ne fût pas de race indigène, c’est ce que démontrent non seulement les sculptures, où ses traits ont un type sémitique bien accusé, mais encore un papyrus du Musée britannique relatant la délivrance nationale et qui parle de lui en ces termes :

« Le roi Apépi se choisit le dieu Soutekh pour Seigneur et ne servit aucun autre dieu dans le pays entier. »

Son origine étrangère explique en partie l’accueil favorable qu’il fit au jeune Hébreu et la bienveillance qu’il témoigna plus tard à toute la famille d’Israël : il était plus libre de préjugés nationaux que la plupart de ses sujets.

L’égyptologue Brugsch-bey a découvert à El-Kab, dans le tombeau d’un nommé Baba, un cartouche où il est écrit que le défunt a empêché de mourir de faim les gens de sa localité pendant une famine qui dura plusieurs années. D’après les inductions de ce savant, l’événement coïnciderait avec le fait analogue raconté dans la Genèse. Cette identité des deux famines est admise également comme très probable par l’historien allemand Kittel, dont l’impartialité critique n’est pas contestée. Que l’inscription n’indique pas le chiffre précis de sept années, cela n’importe guère ; elle mentionne dans tous les cas un désastre exceptionnel, un fléau d’une durée et d’une intensité fort rares.

En somme, tout dépend de la date. Est-ce que le monument d’El-Kab est contemporain du roi Apépi ? Telle est la question. Eh bien, nous pouvons répondre affirmativement en rapprochant divers indices.

Le papyrus déjà cité raconte comment la rupture éclata entre le roi indigène de la Haute-Egypte, Rasqenen, et son suzerain Apépi, qui avait la prétention de lui imposer son dieu : le refus hautain du premier fut le signal des hostilités, qui se poursuivirent sous le règne de ses successeurs Kamès et Amès (Amosis), et aboutit enfin au triomphe de ce dernier et au renversement de la dynastie étrangère. Or, près du monument d’El-Kab, on a trouvé un autre tombeau, celui de l’officier Amès ; et il ressort de son épitaphe que son père, nommé Baba, avait pris part à la guerre de l’indépendance en qualité de lieutenant du roi Rasqenen, et que lui-même devint plus tard le chef de la flotte thébaine sous le sceptre du victorieux Amès.

Cette rencontre singulière est-elle un pur hasard ? Est-il possible que les deux personnages ensevelis côte à côte, dont l’un se nommait « Baba, » et l’autre « Amès, fils de Baba, » n’eussent aucun lien de parenté ? N’est-il pas plus naturel de voir dans les deux défunts le père et le fils, et dans les deux Baba un seul et même individu ? Cette identité a pour elle toutes les présomptions, et nous en pouvons conclure avec une très grande vraisemblance que la terrible famine mentionnée par l’inscription funèbre est précisément celle que Joseph avait prédite sept ans à l’avance et qui fut l’occasion de sa célébrité.

Au surplus, il est une autre coïncidence, non moins curieuse, qui, s’ajoutant à la première, achèvera peut-être de nous convaincre. La Genèse rapporte (Genèse 41.45) que Pharaon revêtit Joseph de tous les insignes de la vice-royauté et lui donna le surnom honorifique de Tsaphnath-Paenéach, que Philon traduit : « scrutateur des choses cachées. » (Voir Bible Segond.) Mais l’antique version des Septante (antérieure au texte hébreu actuel) prête à ce nom une forme égyptienne assez différente, qui doit signifier « sauveur du monde » (Jérôme), ou « sustentateur du monde » (Gesenius).

Qui a raison, de la Bible hébraïque ou de la version grecque ? Pour l’une, le surnom de Joseph glorifierait son aptitude à interpréter les songes ; pour l’autre, son génie administrateur, qui préserva le pays d’une ruine certaine. Evidemment, de ces deux services qu’il a rendus, le second l’emporte en valeur sur le premier, surtout au point de vue égyptien. S’il a mérité la reconnaissance de Pharaon et de son peuple, c’est moins par son talent de divination que par les sages mesures qu’il a prises pour vaincre le fléau. C’est donc à celles-ci que doit faire allusion le titre élogieux que le roi lui décerne, lorsqu’il lui confie les rênes du gouvernement. Quelle qu’ait pu être la diction primitive du mot, il faut préférer le sens indiqué par les Septante et considérer le terme que nous lisons dans nos Bibles comme une « paronomase, » c’est-à-dire comme une forme hébraïsante (Tsaphnath = choses cachées) destinée à le faire agréer des oreilles israélites ; de même que « Babylone » (Bab-Ilou = porte de Dieu) est devenu Babel, mot hébreu qui signifie « confusion. » (Genèse 9.9.)

Voici maintenant la coïncidence signalée par MM. Mariette et F. Lenormant. Dans un protocole royal, l’un des souverains de la Thébaïde mentionnés plus haut, Kamès, le contemporain d’Apépi et de Joseph, se donne le titre de « nourrisseur du monde » et emploie à cet effet le mot égyptien Tsaf-en-to. Ce terme, que l’hébreu Tsaphnath, dit Mariette, « reproduit avec une scrupuleuse fidélité, » n’est-il pas une nouvelle et claire allusion à la grande famine ? Celle-ci, ayant duré plusieurs années, n’a pu être purement locale : elle a dû sévir dans tous les pays voisins. Et F. Lenormant d’ajouter la réflexion suivante :

Ne faut-il pas en conclure que les réformes économiques de Joseph et ses sages mesures contre la disette avaient été aussitôt copiées par le souverain national de la Haute-Egyptej ?

j – Ouv. cité, tome I, p. 363. Voir aussi Vigouroux : La Bible et les découvertes modernes, 1881, tome II, p. 136.

On avouera que la rencontre est frappante. Qui oserait soutenir que la double similitude des mots et des dates est toute fortuite ? Si l’histoire de Joseph n’était, comme on l’a prétendu, qu’une légende postérieure du pays d’Israël, née du besoin d’expliquer la prépondérance d’Ephraïm et de Manassé, le hasard aurait fait là un coup de maître !

On voit que, si le nom de Joseph n’est pas écrit en toutes lettres sur les monuments, l’événement décisif de sa carrière n’est pas sans y avoir laissé quelque trace, et que l’exactitude du récit sacré est corroborée par des indices positifs, d’autant plus dignes d’attention qu’ils n’ont pu être prémédités.

Au reste, quand on songe aux bouleversements qui suivirent de près cette époque, quand on sait que le nom même d’Apépi a été martelé sur plusieurs monuments par les rois postérieurs, en particulier par Mernephtah, le Pharaon de Moïse, on ne peut s’étonner que le souvenir de Joseph et de son œuvre bienfaisante se soit effacé de la mémoire des riverains du Nil. La Bible elle-même constate le fait, lorsqu’elle parle en ces termes du futur oppresseur des Hébreux : « Il s’éleva un roi qui ne connaissait pas Joseph. » (Exode 1.8)

Un dernier épisode de la Genèse appelle nos remarques : ce sont les funérailles de Jacob. (Genèse 50.7-11) Sur l’ordre même de Pharaon, elles se font avec une solennité royale et selon les règles égyptiennes. On eut dit l’ensevelissement d’un des grands seigneurs de la cour. L’immense cortège, auquel se joignent, non seulement les enfants d’Israël, mais toute l’élite du royaume, officiers, anciens, hauts dignitaires, escortés de chariots et de cavaliers, se mit en route pour la Palestine et y fit une telle impression sur les gens du pays qu’ils donnèrent à la localité où il s’arrêta le nom d’Abel-Mitsraïm, qui signifie « deuil de l’Egypte. »

Il est à peine croyable, dit-on, que les choses se soient ainsi passées. Quand on réfléchit que les Egyptiens ne pouvaient souffrir de « prendre un repas avec des étrangers, » évitant leur contact comme une souillure, et que les cérémonies funèbres étaient pour eux ce qu’il y avait de plus sacré dans leur religion, on se demande si la piété israélite, désireuse de grandir le patriarche, n’a pas surfait le tableau. Comment un Pharaon dévot eût-il jamais autorisé une pareille manifestation, qui devait d’autant plus lui paraître un sacrilège, que les rites païens en furent nécessairement exclus ?

Cet argument, si plausible à première vue, peut se retourner contre ceux qui le formulent. Un Pharaon dévot… à ses faux dieux, un Pharaon idolâtre n’eût point agi de la sorte, soit ! Mais,… s’il n’était pas dévot ? ou s’il ne l’était plus ? l’objection tombe. Or, pourquoi ne pas supposer qu’un changement notable s’est opéré dans ses idées au cours de ses fréquentes relations avec le fils de Jacob ? Est-il admissible que ce roi, qui ne manquait pas de pénétration, qui avait fait preuve de sagesse et de droiture, soit demeuré jusqu’au bout réfractaire à l’influence d’un homme dont il appréciait sans doute les hautes qualités morales plus encore que l’habileté ? Après avoir reconnu que personne, plus que Joseph, « ne possédait l’Esprit de Dieu » (Genèse 41.38), lui aura-t-il fallu longtemps pour deviner à quelle source il puisait ses vertus et pour se montrer sympathique à la religion qui les inspirait ?

Nous pensons donc que le roi Apépi, insensiblement gagné aux croyances de son serviteur, a fini par rompre avec le paganisme et, tranchons le mot, par se convertir au Dieu d’Israël. Et voilà pourquoi il a pu, sans scrupule, ordonner les splendides funérailles du monothéiste Jacob.

On dira peut-être que c’est là une conjecture hasardée et gratuite. Elle l’est si peu, que nous pouvons même invoquer à l’appui un texte égyptien, celui que nous avons déjà extrait d’un papyrus du Musée britannique. On se souvient du jugement porté sur ce monarque ou plutôt contre lui : « Le roi Apépi se choisit (ou, selon d’autres, « éleva ») le dieu Soutekh pour seigneur et ne fut pas serviteur d’aucun autre dieu existant dans le pays entier. » (Traduction F. Lenormant.) Plus nous relisons cette phrase, plus elle nous étonne. Il y avait des siècles que les Hyksos avaient introduit leur dieu Set ou Soutekh dans le panthéon égyptien. Iconoclastes aux jours de la conquête, comme le sont toujours les envahisseurs, ils avaient plus tard relevé temples et statues, et s’étaient si bien acclimatés dans leur nouvelle patrie qu’ils en avaient adopté la langue, le culte, les mœurs, et ne se distinguaient presque plus des indigènes.

D’où vient donc que ce papyrus semble parler d’un fait tout nouveau, ou, comme on dit en style moderne, d’une crise religieuse dans la vie d’Apépi ? Ce roi n’avait pas eu à « se choisir » le dieu Soutekh : c’était le dieu de ses pères ! Ou bien a-t-il voulu l’imposer à tout le royaume par un acte d’autorité, au mépris des cultes traditionnels ? C’eût été absolument contraire à la politique de ses prédécesseurs et à l’essence même du polythéisme. En temps de guerre, à la bonne heure ! les dieux païens épousent les querelles de leurs partisans ; mais, en temps de paix, ils ne s’excluent en aucune façon et vivent en parfaite intelligence.

La divinité que ce prince « éleva » au-dessus de toute autre à un moment donné, ne serait-elle point Jéhova ? Le nom sous lequel elle est désignée ici importe peu : pour les Egyptiens, Soutekh représentait le dieu des étrangers, le dieu venu du nord, et, ne connaissant pas Jéhova, ils ne pouvaient faire la différence. Mais leur principal grief contre Apépi, le blâme que le papyrus souligne avec insistance, c’est que ce roi « ne servit aucun autre dieu existant dans le pays entier. » Est-ce assez catégorique ? En dépit des coutumes établies, des traditions de ses ancêtres et de son propre passé, il n’était plus idolâtre ! La divinité à laquelle il s’attache est tellement « élevée » à ses yeux, qu’elle lui interdit tout autre culte. Il était devenu monothéiste et, par conséquent, un adorateur du Dieu d’Israël.

Ainsi s’explique le zèle réformateur qui s’était emparé de lui ; ainsi s’explique, — sans la justifier, car c’est l’ombre au tableau, — sa malheureuse tentative de faire triompher la vérité par un décret et de forcer l’adhésion de son vassal, le roi de la Thébaïde. Ce fut le point de départ de la guerre civile, et hélas ! le commencement des guerres de religion.

« Mais alors, direz-vous, la conversion d’Apépi a été bien mal récompensée, puisqu’elle a eu pour résultat le soulèvement de la dynastie nationale et l’extinction de la puissance des Hyksos ? » Il est vrai, mais que voulez-vous ? Pharaon n’était pas un disciple de Vinet ! Son seul tort est d’avoir voulu faire de sa foi nouvelle une religion d’Etat… Est-ce à la chrétienté de lui jeter la pierre ?

Un mot encore sur les preuves internes ! La critique négative use parfois et abuse d’un argument spécieux, qu’elle applique tantôt à l’évangile de l’enfance de Jésus (dans Matthieu et dans Luc), tantôt à la vie d’Abraham et de Joseph. « Ces récits bibliques, dit-elle, sont trop beaux pour être vrais ! Il s’en dégage un tel parfum de poésie que l’hésitation n’est guère possible : ce n’est pas de l’histoire, ce sont des fictions, d’admirables légendes. » Je ne puis m’empêcher de qualifier cette critique-là de « décadente, » de pessimiste, puisqu’elle repose sur le principe que la réalité exclut la poésie et vice versa. Le principe est faux et les faits protestent ; un exemple suffira pour le montrer :

Le drame de la Passion est-il historique, oui ou non ? « Ce n’est pas ainsi qu’on invente, » a dit J.-J. Rousseau. Où trouver, cependant, ailleurs que dans ces pages sacrées, narration plus sublime, poésie plus pénétrante et plus suave ? De grands talents ont essayé de les mettre en vers… Inutile ! Ils les ont en partie déflorées, parce qu’ici, on l’a dit justement, poésie et réalité ne font qu’un.

Or, dans une moindre mesure, il en est de même de la tradition patriarcale. La poésie qui en émane est dans les choses, non dans les mots ; elle n’est pas dans la forme toute simple et nue, dans le style dépourvu d’ornement, ni dans l’intention du narrateur ; elle est dans les faits eux-mêmes, ou, mieux encore, dans le souffle religieux et moral qui les anime. N’oublions pas, en effet, que la religion et la poésie ont ceci de commun qu’elles visent à élever le réel à la hauteur de l’idéal ou à faire descendre l’idéal dans le réel, en un mot à réaliser l’idéal, l’une sur les ailes de l’imagination et dans le domaine de l’art, l’autre dans la vie pratique et par l’organe de la conscience.

Eh bien, c’est cette immanence de l’invisible dans le visible, c’est ce rayon divin, qui, pénétrant les relations humaines même les plus familières, prête à l’histoire sainte une poétique auréole et la marque du sceau de l’idéal. Comment les descendants de Jacob, attachés à la « lettre qui tue, » eussent-ils jamais conçu de telles biographies, où la piété a quelque chose de si spontané, de si intime, de si vivant, où nous voyons à l’œuvre « l’Evangile avant la loi, » et dont l’apôtre Paul s’est victorieusement servi pour condamner le régime légal ?

A côté de ces pages lumineuses, d’ailleurs, il en est d’autres où le rayon divin est intercepté par les brouillards du péché des hommes, des pages crûment réalistes, qu’on voudrait pouvoir retrancher de la Bible et qui font tache dans la vie des pères du peuple élu. Sont-elles peut-être légendaires ? La légende a coutume d’embellir le passé, comme le lierre les vieilles murailles, d’idéaliser les héros… Et les douze tribus se seraient plu à dépeindre leurs ancêtres sous un jour odieux ? Elles auraient imaginé de gaieté de cœur la conduite lâche et cruelle des frères de Joseph, l’histoire scandaleuse de Juda et de Tamar, celle de Siméon, de Lévi, sans parler d’Abraham lui-même et de Jacob, à certains moments de leur vie ?… Hélas ! ces pages humiliantes ne sont que trop historiques !

Mais, si elles sont historiques, pourquoi les autres ne le seraient-elles pas ? Pourquoi tenir les bas-fonds pour réels, et pour fabuleux les sommets ? Il faudrait alors, avec le critère qu’on nous propose, opérer dans la Genèse un triage répugnant et digne de Zola : il faudrait élaguer comme fictives toutes les pages qui nous élèvent, où brille un reflet de l’au-delà, et conserver comme «  documents humains » véritablement authentiques celles qui vous font frissonner d’horreur et de dégoût !… Nous aimons mieux croire que les Hébreux ne sont les auteurs responsables ni des unes ni des autres. Ils n’ont pu créer les premières, qui les dépassent infiniment, ni inventer les secondes, qui ne sont pas à leur honneur.

Tout en réservant les droits de la critique historique (à condition qu’elle ne soit pas « décadente »), le chrétien a le privilège de pouvoir accepter comme vrais les plus beaux épisodes de la carrière des patriarches, parce qu’il a fait une expérience qui correspond à la leur, bien que différente pour la forme. Sa vie quotidienne est peut-être difficile, laborieuse, tourmentée : prosaïque ? jamais ! Il connaît, lui aussi, de célestes échappées par où descend le rayon divin.

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