Apologie du Christianisme

7.3 La Providence dans l’histoire générale

Hors de la croyance à un sage et puissant régulateur de l’histoire, celle-ci n’est qu’un tissu inextricable de fatalités ou un jeu de marionnettes. Telle est la foi de l’école moderne des Thiers, des Taine, des Renan ; école brillante, mais qui pèche par l’absence de principes philosophiques. Bien qu’elle ne doive connaître, en bonne logique, d’autre moteur que la nécessité, il est une foule d’occasions où elle a recours au hasard : mot très commode pour voiler notre ignorance. Une chose qui arrive par nécessité ne pouvait pas ne pas être ; une chose qui arrive par hasard pouvait fort bien n’être pas. De ces deux divinités entre lesquelles on oscille, laquelle est souveraine ? Est-ce la première ? alors il n’y a point de hasard ; est-ce la seconde ? alors il n’y a point de nécessité, car elles s’excluent. Le seul trait qu’elles aient de commun est qu’elles sont aveugles et qu’avec elles il ne peut plus être question d’une marche de l’humanité vers un but idéal.

« S’il n’est pas de héros pour son valet de chambre, il n’est pas de philosophie de l’histoire pour celui qui a vu comment l’histoire se fait ! » Ainsi parlent, avec Edmond Schérer, ceux qui ne savent discerner la main de Dieu derrière les prétendus caprices de la fortune. Esprits d’alchimistes, disséquant toutes choses pour les réduire en poussière, leur beau talent d’analyse est aussi leur point faible.

Le génie de Bossuet a été plus clairvoyant, parce qu’il s’est placé à un point de vue supérieur. Les arbres ne lui cachaient pas la forêt, ni les cimes ardues la chaîne de montagnes. Prenant son vol du haut du Sinaï et dominant les vastes horizons, « l’aigle de Meaux » a vu un plan providentiel se dérouler à travers les âges, et « le fracas effroyable des empires tombant les uns sur les autres » aboutir, comme dans la vision de Daniel, au règne du Fils de l’homme. Le Discours sur l’histoire universelle, qui demeure un chef-d’œuvre à tant d’égards, a cependant un grave défaut ; celui de scinder l’histoire en deux courants parallèles, l’un : La suite de la religion, l’autre : La suite des empires, qui obligent l’auteur à un double récit des annales du monde.

N’est-ce pas à une conception trop extérieure du gouvernement divin qu’il faut attribuer ce manque d’unité ? Les manifestations de la vie des peuples, pour multiples qu’elles soient, n’en sont pas moins solidaires. Si l’histoire est mieux qu’un agrégat de menus accidents, la Providence ne procède pas non plus à coups d’autorité. Ferme à la fois et flexible, elle sait se plier aux circonstances de la liberté humaine et, malgré tout, ne laisse pas un instant de poursuivre son but. Son action existe là même où les faits n’ont rien d’exceptionnel ou de religieux : il semble plutôt qu’elle ne diminue d’intensité sur un point que pour gagner en étendue et se déployer dans l’histoire générale avec plus d’énergie et de méthode.

Voyez ce qui se passe à partir de l’exil ! La révélation est muette pendant quatre siècles : est-ce à dire que Dieu se repose ? Sa main est-elle immobile parce que sa bouche se tait ? Plus que jamais, au contraire, il tient les fils de la trame et dirige le cours des choses en vue de ses desseins. Période de recueillement, mais aussi de commotions politiques et de sourde germination, que de changements opportuns n’a-t-elle pas vus s’accomplir ! Il ne suffisait pas que « l’arbre de vie » planté en Palestine fût cultivé à l’écart, aux confins des trois continents. Il fallait encore que ses fruits salutaires, destinés à tous les pays, fussent mis à leur portée. Il fallait que les barrières qui séparaient les Juifs des Gentils fussent abaissées, sinon abattues, par un mouvement de pénétration réciproque. Il fallait que les événements de tout ordre, fermentation littéraire, évolution religieuse, conquêtes militaires, échanges commerciaux, tout conspirât à préparer un milieu social favorable à l’avènement du christianisme ; il fallait organiser la vaste arène du monde où la religion nouvelle devait lutter et grandir jusqu’au triomphe.

L’unification progressive du genre humain, tant extérieure que morale, tel était l’objectif et tel devait être le résultat de ce long travail, auquel les nations les plus diverses participent à leur insu, chacune en son rang et à sa manière.

Comment soutenir qu’un plan si magnifiquement conçu et si largement exécuté soit dû à des causes fortuites ? La convergence des faits de cette époque vers un but précis est tellement remarquable, l’intention divine qui préside à ce processus est si manifeste, que des écrivains abordant l’étude de ce temps avec des préoccupations purement scientifiques en ont été frappés. C’est même par cette voie que Jean de Muller, l’historien national de la Suisse, a été ramené au christianisme. Dans une lettre adressée d’Allemagne à son ami Charles Bonnet, et datée du 27 mai 1782, il s’exprime comme suit :

« Depuis que je suis à Cassel, je lis les anciens sans en excepter aucun, dans l’ordre des temps où ils ont vécu, et je n’omets pas un fait remarquable sans l’extraire… Je ne sais comment il me tomba dans l’esprit, il y a deux mois, de jeter les yeux sur le Nouveau Testament, avant que je fusse entièrement parvenu par mes lectures à l’époque où il a été écrit. Comment vous exprimerais-je ce que j’y ai trouvé ? Je ne l’avais pas lu depuis bien des années, et en le commençant j’étais prévenu contre lui. La lumière qui aveugla saint Paul pendant le voyage de Damas ne fut pas plus prodigieuse, plus surprenante pour lui, que le fut pour moi ce que je découvris tout d’un coup : l’accomplissement de toutes les espérances, le point de perfection de toute la philosophie, l’explication de toutes les révolutions, la clef de toutes les contradictions apparentes du monde physique et moral, la vie et l’immortalité.

Je vis la chose la plus étonnante opérée par les plus petits moyens. Je vis le rapport de toutes les révolutions de l’Asie et de l’Europe avec ce misérable peuple qui conservait le dépôt des promesses, comme on aime à confier les écritures à quelqu’un qui, ne sachant pas écrire, ne saurait les falsifier. Je vis la religion paraître au moment le plus favorable à son établissement, et de la façon la moins propre à la faire adopter… Le monde paraissait être arrangé uniquement pour favoriser la religion du Sauveur, je n’y comprends plus rien, si cette religion n’est pas d’un Dieu. Je n’ai lu aucun livre là-dessus ; mais en étudiant tout ce qui s’est passé avant cette époque, j’ai toujours trouvé quelque chose qui manquait, et, depuis que je connais notre Seigneur, tout est clair à mes yeux ; avec lui il n’y a rien que je ne puisse résoudre…

Pardonnez-moi de vous faire l’éloge du soleil, comme le ferait un aveugle qui, tout d’un coup, aurait reçu le don de la vue. »

Reprenons les faits. L’Evangile est une alliance de paix que Dieu traite avec les hommes. Dans cette rencontre suprême entre le ciel et la terre, Israël était le peuple-prophète héraut de Dieu : où donc était le héraut du genre humain ?

Où trouver un peuple qui, par l’ensemble de ses qualités natives, avait le droit de parler au nom de la race entière comme son incarnation la plus fidèle et son type le plus normal ?… Ce n’est pas chez les grandes monarchies asiatiques dépeintes par les voyants hébreux sous l’emblème de bêtes sauvages asservies aux forces aveugles de la nature. Ce n’est pas davantage parmi ces peuples enfants, à peine conscients d’eux-mêmes, au milieu de ces barbares qui commençaient à harceler les frontières : leur tour viendra plus tard, quand il s’agira d’infuser un sang nouveau à l’ancien monde ; mais, pour l’heure, ces tribus nomades ne sont pas encore entrée dans l’histoire.

Non, ce peuple prédestiné à être l’élu de la terre, comme Jacob était l’élu du ciel, il y avait déjà de longs siècles que la Providence l’avait distingué parmi les nations et richement doté pour sa tache future. Tout jeune encore, elle l’avait mandé d’Asie en Europe et lui avait assigné une demeure à part, au climat tempéré, bordée de riants rivages, où il put se développer à l’aise, indépendant et fort, dans la plénitude de ses facultés. Ce peuple, qui devait recueillir au nom de tous « l’héritage de Sem, » cette fleur de l’humanité, qui allait s’épanouir la première sous la rosée des cieux, ai-je besoin de la nommer : c’est la fille de Javan, ce sont les Grecs.

« Le monde grec a été la société la plus noble qui ait jamais fleuri. » (Schelling.) Ce peuple possédait par une grâce d’état les aptitudes les plus variées, qu’il portait au degré le plus éminent et conciliait sans effort. L’infini ne le tourmentait guère : il avait soif d’harmonie plutôt que de sublime ; l’idée à ses yeux n’était rien sans une forme seyante, pas plus que la forme sans l’idée. Sa passion du vrai n’était satisfaite que par l’unité du bon et du beau, au point qu’il désignait d’un seul mot les deux choses, comme nous disons « une belle action » pour qualifier une action bonne dans le sens le plus élevé.

De même, son sentiment religieux, très vif et très sincère, ne se perdait pas dans les nuages du mysticisme, ni ne se dégradait dans les conceptions d’un naturisme grossier. L’adoration des animaux répugnait à tous ses instincts. Il avait une si haute idée de la dignité de l’homme qu’il le jugeait semblable aux dieux et supérieur au monde.

Je n’oublie pas que la distinction même des Grecs rend plus sensibles chez eux les disparates, plus choquants les déficits d’ordre moral, et que la plaie originelle fait tache sur leurs beaux fronts :

« Vivons en pensée au temps de Périclès, a dit un philosophe chrétien, au pied de la tribune qu’entoure tout un peuple de souverains. Nous croirions que l’homme s’est relevé de sa chute et qu’il est rentré en possession de son primitif bonheur. Mais suivons dans leurs demeures ces Hellènes qui se disent beaux et bons :… l’adultère est la ruine de Sparte, les courtisanes perdent Athènes, Aristote voit dans la femme une monstruosité de la nature, et le vice infâme qui attira sur Sodome le feu du ciel passe pour un des privilèges des hommes libresa. »

aLes deux cités. La philosophie de l’histoire aux différents âges de l’humanité, par F. de Rougemont, tome I, p. 173. Paris, 1874.

Toujours est-il que les Grecs représentent l’homme naturel aussi complet, j’allais dire aussi parfait qu’il peut être depuis la chute, quand tout favorise son essor. En leur personne, l’espèce a donné sa mesure. Ailleurs, l’homme réel est rarement l’homme vrai : les particularités du tempérament national, accentuées sans compensation, s’accusent trop souvent jusqu’à la difformité ou tombent dans le vulgaire. Ce qui caractérise les Hellènes, c’est l’heureuse proportion des traits, le merveilleux équilibre des forces. Aussi bien est-ce à leur école que les générations successives font leurs humanités, c’est-à-dire apprennent à connaître l’homme de toutes les races et de tous les temps, mens sana in corpore sano.

Il y avait donc, entre l’Evangile et les Grecs, une sorte d’affinité latente. La réceptivité empressée de ceux-ci, qui contraste si fort avec la raideur intransigeante d’Israël, devait le prouver un jour : ils étaient mieux préparés que d’autres à saisir cette religion si profondément humaine parce qu’elle est vraiment divine, et à la traduire d’emblée à l’usage du monde païen. De là vient qu’ils ont rempli dans l’histoire une mission analogue, je ne dis pas équivalente, à celle des Juifs. Le peuple classique par excellence a été choisi de Dieu comme un « vase d’honneur » pour y verser le breuvage de vie et le répandre de là jusqu’aux extrémités de la terre.

Le fondateur du christianisme l’a déclaré lui-même : « On ne met pas le vin nouveau dans un vase vieilli, mais dans un vase neuf, et ils se conservent l’un l’autre. » Ni l’humanisme grec ne pouvait à lui seul créer la civilisation moderne, individualiste par essence (au moins jusqu’à ce jour), ni le principe chrétien devenir une puissance sociale au milieu des Gentils sans emprunter la forme de l’humanisme grec. Il fallait le concours des deux facteurs. Mais leur active coopération n’était réalisable qu’après un contact prolongé et intime de l’esprit juif et de l’esprit grec, et par leur mutuel échange. Ici comme ailleurs, les secousses politiques ont joué un rôle décisif. Les conquêtes d’Alexandre ont frayé la voie à ce rapprochement en remaniant la carte du globe et en assurant partout la prépondérance de la culture hellénique. La langue d’Homère et de Platon, si souple et si nerveuse, aux nuances si délicates, cet admirable outil de la pensée s’élevait au rang d’idiome universel, bien plus, allait devenir langue sacrée à l’égal de l’hébreu. C’est dans la cité égyptienne qui porte le nom de l’illustre conquérant, c’est à Alexandrie que s’opéra surtout la synthèse, et de cette fusion sortit un monument littéraire d’une valeur inappréciable au point de vue de la préparation du christianisme : la traduction de l’Ancien Testament en grec, la version dite des Septante. Plus tard, chose significative et qui n’a rien non plus d’accidentel, le Nouveau Testament lui-même sera rédigé dans cette langue : il faut que le document de la révélation soit rendu accessible aux païens.

Cependant, l’unification du monde civilisé exigeait encore un troisième facteur. Les Hellènes, si habiles dans les autres arts, ignoraient l’art du gouvernement. Ils étaient trop idéalistes pour fonder un empire durable, pour étreindre longtemps sous un même joug tant de races différentes, d’Europe, d’Asie et d’Afrique. Cette tâche était réservée aux descendants de Romulus. Peuple au cœur de fer, mais doué du génie organisateur, il s’est dressé à l’horizon au moment voulu pour pacifier la terre et discipliner les nations, pour les obliger à faire silence et à prêter l’oreille au message d’en haut. Il aurait pu s’appliquer ces paroles d’Esaïe :

« Préparez le chemin de l’Eternel, dressez une route à notre Dieu Que toute vallée soit comblée, que toute montagne et toute colline soient abaissées ! Et la gloire de l’Eternel apparaîtra. » (Ésaïe 40.3-5)

Les écrivains modernes, en particulier ceux d’origine israélite, et pour cause ! ont parlé très sévèrement des Romains. M. Marc Isaac ne sait voir en eux qu’un « ramassis de brigands à leur origine et restés brigands jusqu’à leur finb ». Jugement excusable, mais d’une évidente exagération. C’est assez la coutume de traiter de brigand le gendarme qui vous prend au collet. Une société bien ordonnée ne peut se passer de police, et les Romains ont fait la police de l’humanité à une époque transitoire et troublée qui avait besoin de repos. Je conviens qu’ils n’y allaient pas de main morte qu’à la guerre ils se montraient froidement cruels et qu’ils ont « châtié les nations » sans ménagements. Ils avaient les défauts de leurs qualités : on ne soumet pas les rebelles avec de bonnes paroles, et, dans certains cas, le gendarme prend aisément les allures du bourreau. Soldats intrépides et tenaces, durs pour eux-mêmes comme pour les autres, il leur fallait ce tempérament pour abattre le monde à leurs pieds Mais, en somme, il serait souverainement injuste de le assimiler à ces conquérants asiatiques, pour qui le massacre et le pillage étaient une fête, qui ravageaient les plus belle provinces pour leur plaisir, dont le despotique pouvoir était sans frein et sans bornes, et qui tenaient à leur merci la vie et les biens de tous leurs sujets : c’est là qu’on pouvait parler de « brigandage » exploitant la masse des humains pou le caprice d’un seul ! Les fils de Rome n’étaient pas de vulgaires traîneurs de sabre ; ils étaient légistes, non moins que guerriers ; administrateurs de mérite, ils s’entendaient à coloniser les contrées barbares, ils respectaient les coutume locales des pays vaincus et leur laissaient toute l’autonomie compatible avec les intérêts de l’empire.

bLe crime de déicide et les Juifs. Paris, Fischbacher, 1894.

Bref, loin d’être livré à l’arbitraire, leur gouvernement était établi sur des principes et réglé par une méthode. S’ils régnaient par le glaive, c’était au nom de la loi, c’est-à-dire de la collectivité. La notion de patrie, incarnée dans Rome, dominait tout, et c’est ainsi qu’ils ont fait de l’abstraction de l’Etat la plus puissante réalité par l’union du droit et de la force. S’ils n’avaient rempli une mission civilisatrice, jamais le droit romain n’eût marqué de son empreinte nos législations modernes. Ils ont fait œuvre de conservation et de stabilité. Ils ont empêché le monde antique de périr de mort violente avant d’avoir reçu dans son sein, comme dans une terre labourée, des semences de résurrection et de vie nouvelle.

« Rome, a écrit Renan, ne s’occupe pas de religion ; elle laisse cette question à la liberté de chacun ; voilà son immense supériorité. Rome a une raison grossière, mais c’est une raison… Elle donnera au monde ce dont il a soif, la paix, l’ordre, la possibilité pour l’individu de vivre à sa guise sous la haute protection de l’Etat… La police est une chose excellente, pourvu qu’elle soit bien faite. Celle de Rome l’était presque toujours »c.

cHistoire du peuple d’Israël, tome V, p. 144. Paris, 1894.

Aussi, quelle différence entre l’état de ces vastes régions de Syrie et d’Asie Mineure, alors gouvernées par le Sénat ou les Césars, et leur situation actuelle sous le régime du Croissant ! Les voies de communication étaient bien plus faciles et plus nombreuses. D’excellentes routes, restées célèbres, sillonnaient les provinces. On voyageait presque partout en sécurité ; les échanges étaient multiples, les relations commerciales se développaient rapidement ; c’était, d’un bout à l’autre de l’empire, une circulation intense de vie sociale dont l’Orient a depuis des siècles perdu le souvenir. Si le christianisme a fait son chemin en si peu de temps sur les pas des premiers missionnaires, ces circonstances favorables y ont largement contribué.

Ajoutez à ces avantages matériels, ce qui vaut mieux encore, le respect de la légalité, cette vertu maîtresse qui faisait des vainqueurs du monde les défenseurs du droit et n’inspirait pas moins de confiance aux gens de bien que de terreur aux méchants ; et vous comprendrez que, se sentant à l’aise en tout pays, l’historien Orose, disciple de saint Augustin, chante les louanges de Rome en ces termes :

« En quelque lieu que j’aborde, quoique je n’y connaisse personne, je n’ai pas de violence à redouter ; je suis un Romain parmi des Romains, un chrétien parmi des chrétiens, un homme parmi des hommes… Je retrouve partout une patrie… »

La nature du troisième facteur étant ainsi déterminée, la marche du plan divin parait nettement saisissable dans ses grandes lignes. Selon l’oracle de la Genèse, le monde évolue peu à peu d’Orient en Occident, et la seigneurie va de Sem à Japhet. On voit le centre de gravité de l’histoire universelle se déplacer lentement, et de Jérusalem, la métropole religieuse du globe, se transporter à Rome, sa capitale civile, en passant par Athènes, son chef-lieu intellectuel. Après tout, la société n’est que l’homme collectif, et l’homme se compose de trois éléments : l’esprit, partie supérieure et divine de notre être ; l’âme, siège intime de notre personnalité ; et le corps, qui lui sert d’organe. Il fallait donc qu’au principe pneumatique (spirituel) ou divin, fourni par le peuple-prophète, s’ajoutât, non seulement l’apport psychique ou humain du peuple-poète, mais aussi l’organisme physique ou corps social, formé par le peuple-politique.

Instruments prédestinés dans une œuvre commune, ces trois peuples si opposés de tendances ont travaillé de concert à préparer l’ère chrétienne… sans s’en douter. Notons, en passant, que l’apôtre des Gentils les résumait en sa personne. Né à Tarse, en Cilicie, et jouissant d’une certaine culture classique (il cite les poètes grecs), il était à la fois Hébreu d’origine, Helléniste par son éducation, et possédait le titre de citoyen romain, qui fut sa sauvegarde en mainte : rencontres. (Actes 16.37 ; 22.25.)

Et le rôle de la grande capitale latine, quoique d’ordre inférieur, n’avait pas moins d’urgence que les deux autres. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir le monde à la veille du premier siècle et d’observer l’attitude respective des trois agents. Elle a quelque chose de bizarre et peut se décrire d’un mot : les Juifs catéchisant les Grecs sous l’égide des Romains ! Mesure-t-on la portée de ce fait inattendu ?

L’interversion des rôles eût semblé plus naturelle. Voyez cet obscur pédagogue montrant du doigt le ciel ; cet élève au regard intelligent et attentif ; ce gendarme qui fait la ronde pour qu’on les laisse tranquilles ! C’est la propagande juive gagnant les Grecs et favorisée par Rome.

Quel phénomène ! Quoi ! ce petit peuple de Canaan, haï et méprisé de tous, a la prétention d’être l’instituteur du genre humain et d’éduquer les Hellènes ? Et Rome peut tolérer cela ! Eh bien, oui, elle le tolère, mais ne vous hâtez point d’applaudir… ou de blâmer. Le gendarme, heureusement, ne comprenait pas de quoi il s’agissait. Ah ! s’il eût compris !… Il comprendra un jour, mais alors, malgré des flots de sang, ce sera trop tard, et le mal, si mal il y a, sera sans remède. Rome n’était que l’instrument aveugle des desseins de la Providence.

Nous accuse-t-on peut-être de tracer un tableau de fantaisie ? Le soupçon est presque permis, tant les faits sont extraordinaires et en général peu connus, la Bible ne parlant point de cette période et les livres d’histoire ne s’occupant guère de ces questions. Donc, pour préciser davantage et nous abriter derrière un grand nom, citons un écrivain qui a étudié à fond cette époque, et dont le témoignage n’a jamais été suspect de visées apologétiques. Renan continue :

Déjà, en l’an 140 (avant J.-C.), la sybille d’Alexandrie représente

Israël comme remplissant les terres et les mers… Au temps de Sylla, selon le meilleur connaisseur du monde d’alors (Strabon), « ils ont touché toute ville, et il ne serait pas facile de trouver un endroit de la terre qui n’ait pas reçu cette tribu et n’ait été dominé par elle. »

La tolérance romaine alla si loin que le Juif fut tenu pour exempt du service militaire, même quand il était citoyen romain.… Le gouvernement romain reconnut le sabbat dans une certaine mesure. Il fut admis qu’on ne pourrait citer un Juif en justice le jour du sabbat… L’an 14 avant Jésus-Christ, les Ephésiens demandèrent que le droit de cité fût enlevé aux Juifs s’ils ne consentaient à participer au culte de Diane. La cause fut plaidée… et les Juifs l’emportèrent.

Dans toute l’antiquité, le citoyen devait être de la religion de sa ville… Les Juifs, par l’exception qu’ils réclamaient et qu’ils obtinrent presque partout, déchirèrent cette vieille loi du monded.

dHistoire du peuple d’Israël, tome V, p. 224-238.

Ainsi, le peuple le plus abhorré de la terre a été un peuple privilégié entre tous, de par les lois de l’empire. Comment expliquer cette singulière fortune ? Peut-on oublier que ce peuple était le porte-drapeau du monothéisme, le dépositaire de la vérité religieuse dont le monde d’alors avait soif à mourir ?

Les Juifs étaient nés trafiquants et le faisaient bien voir, mais le commerce ne les absorbait pas tout entiers. Si éloignés qu’ils fussent de Jérusalem, ils ne perdaient jamais leurs habitudes de dévotion. C’est même par leur attachement à la foi de leurs pères, par leur persévérance à réclamer le droit de servir Dieu à leur gré, qu’ils obtinrent ces franchises que leur enviaient les autres peuples. Leur fidélité fut récompensée et ils devinrent pour leurs entours une source de bénédictions. « Presque tout Juif ainsi dispersé était propagandiste… Ainsi, tout en soignant fort bien ses affaires, le Juif expatrié devenait un commis-voyageur du monothéisme et du dernier jugement. » (Renan.)

Adorateurs du Dieu vivant, les Israélites retrouvaient leur Dieu partout, et le culte très simple qu’ils lui rendaient, souvent formaliste sans doute, mais combien spirituel auprès de celui des païens ! devait d’autant plus frapper ceux-ci que l’élément rituel y tenait moins de place. Point de sacrifices ni d’images ! En partant de Sion, ils laissaient le temple consacré par la loi, l’autel des holocaustes, mais ils emportaient avec eux ce qui avait une valeur permanente, leur Bible, les saintes Ecritures de l’Ancien Testament, ou du moins ils s’arrangeaient entre eux pour en entendre la lecture chaque sabbat, accompagnée de chants, d’exhortations et de prières. En un mot, ils se formaient en communautés religieuses et durent construire à cet effet des bâtiments spéciaux, qui n’étaient ni des temples ni des comptoirs : ce furent les synagogues. M. Albert Réville dit très justement :

« Cette innovation, l’une des plus remarquables et des moins remarquées de l’histoire, eut lieu lors de la captivité de Babylone, dans un temps où les Juifs fidèles, privés de leur temple et par conséquent de la possibilité de célébrer des sacrifices légaux, durent ou bien s’abstenir de tout culte ou bien en inventer un qui pût s’en passer. C’est alors qu’ils inventèrent les synagogues, où l’on s’édifiait par la parole, mais où l’on ne sacrifiait pas… Jamais le monde antique n’avait vu pareille chose. L’Eglise chrétienne est fille de la synagoguee. »

eProlégomènes de l’histoire des religions, 4e édit., p. 193. Paris, 1886.

Protégées par le pouvoir central contre l’intolérance des administrations locales, les colonies Israélites se multiplièrent, et comme il était permis aux Gentils d’assister aux cultes du sabbat sous certaines conditions, elles devinrent en mille endroits autant de petits foyers de lumière, qui rendirent plus palpables les ténèbres environnantes. On sait si les païens profitèrent de la permission ! Soit curiosité, soit désir de s’instruire, ils affluèrent dans les synagogues ; et, la contagion aidant, les idées juives rayonnèrent comme des lueurs diffuses dans des cercles toujours plus étendus. Voilà pourquoi, peu avant notre ère, les regards du monde sont tournés vers l’Orient, et les regards de l’Orient fixés sur la Judée. L’historien Suétone en a fait la remarque :

« D’après une opinion ancienne et persistante, qui s’était répandue dans tout l’Orient, il était écrit dans les destins que des hommes issus de la Judée domineraient le monde à cette époquef.

f – Suétone, Vie des Césars, X : Vespasien, 4.

Le polythéisme, d’ailleurs, est à son déclin. Les formes subsistent, mais froides et desséchées ; l’enthousiasme manque. On s’efforce en vain, par des cérémonies pompeuses, de donner au culte plus d’éclat, de racheter le vide intérieur par un brillant décor : autant galvaniser un cadavre, la foi n’y est plus ! Les vieilles mythologies ont fait leur temps ; la philosophie a fini par dissoudre leur poétique substance ; on admet encore les dieux de l’Olympe comme une façon de parler, une figure de rhétorique ; les aruspices « ne peuvent se regarder sans rire, » et les esprits inquiets ne savent plus que croire. Le grand nombre se console aisément d’un scepticisme sans idéal. D’autres se jettent affolés dans les superstitions les plus grossières et dans les pratiques occultes. Les esprits forts, ou blasés, rompent avec toute croyance et, comme Lucrèce, affichent ouvertement le matérialisme.

Cicéron, ce puissant et mobile réflecteur de l’époque, fait une critique magistrale de la religion officielle et ne sait guère par quoi la remplacer, sinon qu’il approuve les fameux vers d’Ennius :

Je vous dis que des dieux l’existence est certaine,
Mais qu’ils n’ont point souci de la conduite humaine…g

gSed eos non curare opinor quid agat humanum genus. Voir Cicéron, De divinatione.

Pauvre conclusion, qui pouvait suffire à d’honnêtes lettrés médiocrement religieux, non aux âmes tourmentées qui soupiraient après des temps meilleurs !

Et à mesure que le crédit des idoles baissait, l’influence du judaïsme allait grandissant. Une foule de ces personnes que préoccupait le divin problème crurent trouver dans la synagogue une réponse à leurs besoins, ou du moins un pierre d’attente pour l’avenir. Elles y entendaient des choses surprenantes, qui paraissaient émaner de la bouche même de Dieu, l’énoncé de promesses magnifiques concernant toutes les familles de la terre, et qu’elles pouvaient par conséquent quoique païennes, s’appliquer à bon droit. Et peu à peu le sentiment de la réalité du Dieu d’Israël, la conviction solennelle de sa toute-présence, invisible et souveraine, s’emparait de leur pensée et les pénétrait d’un saint ravissement.

De là au désir de se rattacher par un lien plus étroit à cette religion qui, pour étrangère qu’elle fût, parlait à leur âme mieux que n’avait jamais fait le paganisme, il n’y avait pas loin : une démarche auprès des membres du conseil, une formalité à remplir, et ces ci-devant idolâtres étaient incorporés au judaïsme. Telle fut la pépinière de l’Eglise parmi les Gentils. Partout où saint Paul passera, il commencera par prendre pied dans les synagogues ; et c’est la masse des prosélytes qui constituera le premier noyau des communautés chrétiennes. Ecoutons encore Renan :

« Une révolution profonde se faisait dans les sentiments religieux du monde antique. Le paganisme gréco-latin devenait insipide. On cherchait de toutes parts un aliment au besoin de croire et d’aimer que la vieille mythologie ne satisfaisait plus.

C’est vers les cultes orientaux que se tournaient les âmes tourmentées du mal religieux, les femmes surtout… Entre toutes ces religions orientales la religion juive apparaissait avec une immense supériorité… Le judaïsme ouvrait une large porte à l’espérance. On s’y rua. Il se forma une masse énorme d’amis du judaïsme sans être Juifs de naissance, sans même se faire précisément Juifs, c’est-à-dire sans la circoncision.

Le grand éclat de saint Paul, au milieu du premier siècle de notre ère, fut préparé avant notre ère. »

On ne saurait mieux confirmer notre thèse sans y croire. L’auteur est d’accord avec nous sur les faits ; l’interprétation seule diffère, laquelle ne dépend plus de la science, mais du jugement moral. Cette harmonie préétablie entre l’apparition de l’Evangile et le mouvement des esprits avant notre ère, entre la maladie et son remède, entre l’état du moribond et la venue du Médecin, Renan l’a lui-même constatée et n’y voit qu’un jeu du hasard. Nous ne pouvons, quant à nous, y méconnaître une intelligente combinaison, une intention voulue et pleine de sagesse, en un mot l’action de la « Providence dans l’histoire générale. »

L’humanité touche au terme de l’âge antique : Dieu l’a amenée au point où il la voulait, lasse et avide, consciente de ses besoins immortels et implorant son secours. « Les temps sont accomplis. » Les peuples ont l’impression qu’un grand événement se prépare, qui changera la face du monde. La société se recueille dans l’attente d’un Libérateur. L’espoir s’affirme de plus en plus qu’un personnage de race divine, mystérieusement apparenté aux hommes, va bientôt surgir, qu’il prendra le sceptre de l’univers et fera le bonheur des mortels. Et les cœurs se portent à sa rencontre. On hésite encore sur la direction à suivre ; les conjectures varient sur la forme de son apparition : les mages vont le chercher à Jérusalem sur le trône des rois de Juda, Virgile conclut qu’il naîtra au sein de la famille impériale… Il n’importe !

Si l’on se trompe sur les détails, le pressentiment général est, partout le même, et le poète latin était bien le chantre inspiré, de son époque, alors qu’il écrivait ces vers, qui résument ; l’état d’âme de ses contemporains :

Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo :
Jam nova progenies coelo demittitur alto.
Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
Desinet, ac toto surgent gens aurea mundoh

hEglogue IV.

Le Messie peut venir, puisque l’humanité, tant juive que païenne, l’appelle de ses vœux et de ses prières, en chantant à l’unisson par l’organe de Virgile :

Dans le cycle des temps se lève une ère encor :
Déjà le ciel envoie une race nouvelle ;
Avec l’enfant qui naît, plus de guerre cruelle !
Sur tout le monde enfin refleurit l’âge d’or.

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