Apologie du Christianisme

8.1.2 La crise galiléenne

Peu de jours avant Pâques, les apôtres étaient de retour. Alors Jésus monte dans la nacelle et se retire avec eux dans un lieu désert. Ils avaient besoin de repos après leur fatigante mission ; or, la foule affairée et indiscrète les empêchait même de prendre leur repas. (Marc 6.30) Puis, le Seigneur désirait avoir avec eux un entretien prolongé et intime sur leur travail : ils étaient douze, et chacun avait sa gerbe de souvenirs ! (Luc 9.10) Enfin, il venait d’apprendre une douloureuse nouvelle : le martyre de son fidèle Précurseur. (Matthieu 16.12) Pour tous ces motifs, Maître et disciples éprouvaient un impérieux besoin de recueillement et de solitude.

Ils s’embarquent donc, heureux d’aller se retremper dans le calme du désert. La petite cohorte gravit bientôt les collines gazonnées qui dominent l’autre rive. O désappointement ! la foule a devancé les voyageurs. Longeant le rivage à pied, elle a fait le tour du lac par le nord, et, grossissant de village en village, elle est accourue à l’endroit même où Jésus comptait trouver le repos et la tranquillité. Il voit ses projets anéantis et il a devant lui une besogne inattendue.

Mais, si sa déception fut grande, il ne s’en montre que plus admirable de renoncement et de charité. Avec une possession de lui-même qu’il puisait dans son dévouement absolu à la volonté de Dieu, il accepte instantanément la situation qui lui est faite ; il accueille avec compassion et bonne grâce ces multitudes qui le poursuivent jusque dans le désert, alors qu’il cherche à les fuir, et aussitôt il se met à leur prêcher la bonne nouvelle et à guérir leurs malades.

Bien plus, voyant qu’après son long discours (Marc 6.34) ces milliers de gens ne bougent de la place, malgré la nuit qui s’approche et la faim que plusieurs éprouvent déjà certainement, touché de l’insistance avec laquelle ils s’attachent à ses pas, sans même songer aux suites de leur imprévoyance, Jésus, qui leur a dit naguère :

« Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par-dessus » (Matthieu 6.33),

Jésus discerne, ici encore, un signe d’en haut, une de ces œuvres célestes que Dieu lui donne d’accomplir : il se sent appelé à offrir un repas à cette multitude, affamée de sa présence avant de l’être de pain.

Ce jour même peut-être, si la haine des Juifs ne l’avait éloigné de Jérusalem, il se serait mis en route pour aller y célébrer la fête de Pâques, selon sa coutume. Eh bien, il se consolera de cet exil en fêtant la Pâque dans le désert, comme autrefois les tribus d’Israël.

Suivant les synoptiques, ce sont les disciples qui se préoccupent les premiers de la position précaire de la foule. Inquiets de l’avoir sur les bras en pareil lieu et à pareille heure, ils supplient le Seigneur de la congédier. Saint Jean, lui, a pénétré son Maître, du moins après coup ; il a compris que sa résolution de nourrir le peuple miraculeusement était déjà prise, mais que, désireux de les associer à son acte, il voulait d’abord mettre ses disciples à l’épreuve et voir s’ils auraient assez de foi et d’intelligence spirituelle pour découvrir spontanément à quelle grande œuvre Dieu les appelait…

Il n’en fut rien, hélas ! Jésus a beau leur frayer la voie en disant : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » (Marc 6.37) et en leur posant des questions dont l’étrangeté même aurait dû leur ouvrir les yeux, il ne leur vient pas à l’idée qu’un miracle doit s’accomplir. (Jean 6.5-6)

C’est ainsi que le quatrième évangile éclaire la narration synoptique en la complétant. Là où elle ne raconte que les faits extérieurs, il nous dévoile les causes cachées qui donnent à l’histoire sa vraie signification.

Nous en avons une nouvelle preuve dans la scène qui suivit la multiplication des pains. Comme un orage après un beau jour, une brusque séparation succède à cette joyeuse agape. Le Seigneur ordonne à ses disciples de remonter dans leur nacelle et de le précéder à l’autre bord ; puis, congédiant la foule, il s’en va tout seul passer la nuit sur la montagne… Où est la cause de ce changement subit ? Pourquoi ce départ précipité des apôtres ? Eux-mêmes ne le désiraient point ; saint Marc va jusqu’à dire que « Jésus les contraignit de s’en aller. » (Marc 6.45) Il dut leur parler d’un ton impératif, il fallait qu’il eût pour cela des raisons majeures. Or, les synoptiques nous laissent dans une complète incertitude à cet égard. Seul, le quatrième évangile nous fournit la clef de l’énigme. Il nous apprend que la foule enthousiasmée avait formé le projet « d’enlever Jésus pour le proclamer roi. »

Ainsi, malgré toutes les précautions que le Christ prenait sans cesse pour prévenir l’excitation des masses, ce qu’il craignait était arrivé, et, pour le récompenser de son amour et de ses bienfaits, on s’apprêtait à lui forcer la main et à le couronner malgré lui ! C’en était fait de son œuvre si le complot réussissait ; sa mission dégénérait en mouvement politique et lui-même devenait aux yeux de tous un chef de parti, un perturbateur de l’ordre social.

Ce qu’il y avait de plus grave, c’est que les disciples n’étaient probablement pas tous étrangers à cette affaire. Le peuple ne pouvait rien sans la connivence de tels d’entre eux ; et comme leurs aspirations tendaient au même but, à la fondation d’un royaume extérieur (Actes 1.6), qui sait si l’impatience d’aboutir à un résultat prochain ne les a pas entraînés à favoriser ce projet, ou du moins à s’en réjouir ? Cependant, tout porte à croire qu’un seul, agissant par-dessous main et à l’insu des autres, fut vraiment coupable en cette circonstance. « L’un de vous est un démon ! » (Jean 6.70) leur dira Jésus le lendemain. Cette parole terrible, inexplicable sans les incidents de la veille, jette une vive lumière sur tout cet épisode.

Il fallait couper court aux velléités du peuple et préserver de la contagion le collège des douze. De là cet acte d’autorité, cette mesure insolite par laquelle le Seigneur les sépare de la multitude contre leur gré et intercepte toute communication entre elle et eux. Les disciples partis, il se hâte de la renvoyer à son tour, puis disparaît dans l’ombre. Déconcertée et hésitante, la foule se disperse peu à peu et rentre dans ses foyers. Toutefois, un assez grand nombre, les plus opiniâtres, refusent de lâcher pied avant le retour du Maître, et, campant en plein air, l’attendent en vain jusqu’au lever du jour. (Jean 6.22-24)

Jésus passa toute la nuit en prière sur la montagne. Après les fatigues et les agitations de la journée, il pouvait enfin trouver quelques heures de solitude et de rafraîchissement spirituel, répandre son âme dans le sein du Père et y puiser de nouvelles forces pour de nouveaux combats.

Pendant qu’il prolongeait cet entretien intime, un vent impétueux se levait sur la mer. Du haut de la montagne (c’était l’époque de la pleine lune), il aperçut le bateau avançant à grand’peine, et, à la quatrième veille de la nuit, peu avant l’aube, il rejoignit ses disciples en marchant sur les eaux. Epouvantés par cette apparition surnaturelle, ils « crurent voir un fantôme » et poussèrent des cris de terreur. Dès qu’il se fut fait connaître, Pierre, toujours prompt à passer d’un extrême à l’autre, demanda la permission d’aller à sa rencontre sur les flots, sans se douter qu’il s’exposait à une nouvelle et plus rude épreuve.

Tout s’enchaîne dans les événements de cette nuit mémorable. Les apôtres auraient voulu être les témoins de la gloire de leur Maître, et sa royauté leur apparaît tellement supérieure à ce qu’ils avaient rêvé, qu’ils ne peuvent en supporter la vue : ils en sont paralysés d’effroi. Mais, en même temps, ils font une fois de plus l’expérience que Jésus est leur suprême Libérateur, qui, pour sauver les siens, n’hésite jamais à déployer sa puissance souveraine, bien qu’il ne l’étalé pas aux regards du monde. Il ne fallait pas moins que cela pour les replacer dans le vrai et les abattre, repentants et dociles, aux pieds de Jésus-Christ.

Arrivés à Capernaüm, Jésus et ses disciples entrèrent dans la synagogue. Peu après survinrent les Galiléens, qui l’avaient attendu toute la nuit, et, à bout de patience, avaient fait force rames pour le rejoindre. Ne comprenant point par quelle voie il a effectué son retour, ils expriment à sa vue un profond étonnement : « Maître, comment es-tu ici ? (Jean 6.22-25) Mais il ne répond pas à leur question ; il a bien autre chose à leur dire, il a un compte à régler avec eux. Ils ont la prétention d’être ses partisans, et ils n’ont pour sa personne ni respect ni amour. Ce n’est pas pour lui-même qu’ils le suivent de lieu en lieu ; ce n’est pas même parce qu’ils ont vu des signes, des miracles attestant que Dieu parle ; non, c’est parce qu’ils ont mangé tant qu’ils ont voulu ! (Jean 6.26)

Il y a dans ses paroles une tristesse et une indignation contenues. On sent que, pendant sa longue veille, seul à seul avec Dieu, il a pris une grande décision, celle d’en finir avec le fâcheux malentendu qui entraîne sur ses pas tant de faux disciples. Son discours de Capernaüm a pour but évident d’opérer un triage parmi cette foule de gens dont la plupart n’ont que des vues égoïstes et intéressées. Ils osent lui répliquer avec hauteur que le miracle des pains est un prodige inférieur à ceux de Moïse, en particulier à celui de la manne. (Jean 6.30) Mais, à mesure qu’ils discutent avec lui, et par là même s’endurcissent, les paroles du Seigneur deviennent plus étranges et plus profondes. S’appliquant dans un sens spirituel tous les symboles de la fête de Pâques, il se présente lui-même comme la nourriture du monde, d’abord sous l’image de la manne : « Je suis le vrai pain descendu du ciel, » puis, sous celle de l’agneau, dont les Israélites avaient mangé la chair au moment de la sortie d’Egypte :

Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’avez point la vie en vous-mêmes.

C’en était trop pour ses auditeurs ! Des fidèles ayant faim et soif de justice pouvaient pressentir sous ces allégories un ineffable mystère, et les accueillir de confiance, sans les comprendre ; mais il fallait pour cela une foi humble et sincère, une réelle affection pour le Seigneur. Elles étaient comme un crible de jugement entre ses mains, et il leur donne à dessein une forme paradoxale. « Cette parole est dure ; qui peut l’ouïr ? » murmurent les plus scandalisés. Ne voulant pas qu’on se méprît sur le vrai sens de ses paroles, il insiste aussitôt sur leur caractère spirituel : « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. » (Jean 6.63) Mais le coup était porté, et beaucoup de ses disciples l’abandonnèrent depuis ce moment.

Alors, se tournant vers les douze : « Et vous, leur dit-il, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ? » Il y en avait un parmi eux qui, plus loyal, eût répondu oui sans hésiter. Indirectement, la question du Maître l’invitait à le faire ; l’opération du triage aurait dû aller jusque-là, et quel soulagement pour le Seigneur si Judas était sorti des rangs !… C’eût été peut-être le salut de cet homme… Au lieu de cela, il feint de s’associer, par un consentement tacite, à la belle confession de Pierre :

« Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle, et nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu. »

Ainsi se termina la crise de la foi en Galilée, et avec elle la première période du ministère de Jésus-Christ.

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