Histoire du christianisme

Au sien de la première alliance
Le milieu juif

Le judaïsme de l’époque de Jésus est loin d’être monolithique. Réparti entre l’ancien royaume de Judée, avec pour capitale Jérusalem, et une très importante Diaspora de la Babylonie à la Méditerranée occidentale, il se divise en Judée même en plusieurs courants.

L’apparition de divers courants

On ne sait presque rien du judaïsme judéen à l’époque du Second Temple, entre le retour de l’exil de Babylone (édit de Cyrus, 538 av. J.-C.) et la révolte des Maccabées qui éclate sous la domination du roi séleucide de Syrie, Antiochus IV Épiphane.

Pendant cette période troublée, le sacerdoce suprême avait été ôté de la dynastie légitime. Juda dit Maccabée réussit à établir en 164 av. J.-C. le culte du Temple, interrompu pendant trois ans. Après sa mort, son frère Jonathan, profitant des querelles de succession en Syrie, agrandit son territoire et se voit offrir en 152 av. J.-C. la grande prêtrise. Son frère Simon, puis le fils de ce dernier, Jean Hyrcan, lui succèdent dans la double fonction politique et religieuse. Enfin, à partir de 104 av. J.-C., Juda-Aristobule puis son frère Alexandre Jannée (103 av. J.-C.-76 av. J.-C.) cumulent officiellement royauté et prêtrise dans une dynastie dite « hasmonéenne ».

C’est dans ce contexte qu’apparaissent les divisions qui, pendant plus d’un siècle et demi encore, devaient agiter le judaïsme judéen. L’historien Flavius Josèphe (37-95/100 apr. J.-C.) mentionne trois courants à partir de l’époque de Jonathan : sadducéens, pharisiens, esséniens. D’après leur nom, les sadducéens semblent se réclamer de Sadoq, le grand prêtre du temps de Salomon, fondateur de la seule dynastie sacerdotale légitime. Les pharisiens sont littéralement les « séparés », les « dissidents », mais de qui ? Les esséniens mènent une vie monacale en marge de la société. Si c’est bien une partie de leur littérature propre qui a été retrouvée à Qumrân parmi les manuscrits de la mer Morte, le fondateur de leur « secte », le « maître de justice » aurait été persécuté par un « prêtre impie » en qui beaucoup de savants veulent reconnaître Jonathan, usurpateur du pontificat.

Des divergences politiques distinguent aussi ces trois courants à l’époque hasmonéenne. Les sadducéens, d’abord opposés à la dynastie, ont fini par s’y rallier. Les pharisiens, sans doute issus de ces hommes pieux (assidéens ou hassidim) qui s’étaient battus aux côtés de Juda Maccabée, manifestent leur hostilité au cumul des fonctions sous Jean Hyrcan. Ils sont durement persécutés durant le règne de son fils et successeur Alexandre Jannée. Cependant, celui-ci, conscient de l’influence grandissante qu’ils ont sur le peuple, lègue avant de mourir le trône à sa femme Salomé Alexandra (76 av. J.-C.-67 av. J.-C.) en lui conseillant de gouverner avec les pharisiens.

Les tensions entre pharisiens et sadducéens jouent un grand rôle dans la querelle entre les deux frères, Hyrcan II et Aristobule II, dont Pompée profite en 63 av. J.-C. pour installer un contrôle plus ou moins direct de Rome sur la Judée. Quand Hérode, fils du conseiller iduméen d’Hyrcan II, Antipater, arrive sur le trône de Judée grâce à l’appui romain, les pharisiens se retrouvent dans l’opposition.

En l’an 6, quand Rome impose sa domination directe, apparaît une « quatrième philosophie », laquelle inspire plus tard sicaires et zélotes, moteurs de la révolte contre Rome, qui aboutit à la destruction du Temple en l’an 70.

D’autres groupes encore font des apparitions fugitives dans l’œuvre de Josèphe : ceux qui suivent différents meneurs apparus après la mort d’Hérode, ceux qui accompagnent au désert des prédicateurs exaltés annonçant des miracles, ceux qui répondent à l’appel de Jean le Baptiste et se plongent dans le Jourdain pour se laver de leurs péchés. Josèphe mentionne aussi, dans un célèbre passage connu sous le nom de testimonium Flavianum, un « homme sage », « faiseur de miracles », nommé Jésus, à l’origine d’un nouveau groupe, les « chrétiens », d’après le grec christos correspondant à l’hébreu mashiah, « oint », d’où « messie ».

Croyances et pratiques

Sur les croyances et pratiques qui distinguaient certains de ces groupes, notre source principale reste Flavius Josèphe. L’on peut aussi recueillir quelques renseignements dans le Nouveau Testament, malgré la présentation polémique des pharisiens et des sadducéens que l’on y trouve. Quant aux esséniens, ils sont également connus par le philosophe juif Philon d’Alexandrie (20 av. J-C.-50 ?) mais sont ignorés des Évangiles comme des sources rabbiniques. En outre, toute une littérature juive non canonique, transmise le plus souvent par l’Église dans diverses traductions, atteste la force du courant apocalyptique bien représenté à Qumrân.

La principale discorde entre sadducéens et pharisiens porte sur la « loi orale » développée par ces derniers : « Les Pharisiens avaient introduit dans le peuple beaucoup de coutumes qu’ils tenaient des Anciens, mais qui n’étaient pas inscrites dans les lois de Moïse, et que, pour cette raison, la secte de sadducéens rejetait, soutenant qu’on devait ne considérer comme lois que ce qui était écrit » (Antiquités juives, XIII, 297).

Tous les courants juifs s’appuyaient sur les mêmes textes sacrés hébreux dont le corpus était déjà constitué. Les pharisiens avaient la réputation d’être les meilleurs interprètes des textes et veillaient plus que les autres à instruire la jeunesse. Les plus savants d’entre eux recevaient le titre de rabbi (« maître »), appliqué aussi à Jésus dans les Évangiles. Alors que l’Évangile de Matthieu, écrit après 70, dans une atmosphère de polémique entre juifs et judéo-chrétiens, leur est particulièrement hostile, Josèphe, qui, après avoir fait le tour des trois principaux courants, a opté pour le pharisianisme, insiste sur la morale élevée et l’affabilité qui le caractérisent. La popularité des pharisiens obligeait les sadducéens à suivre leurs usages dans le Temple « parce qu’autrement le peuple ne les supporterait pas » (Antiquités juives, XVIII, 17).

Présentant les trois principaux courants du judaïsme d’avant 70 comme trois « philosophies », Josèphe revient sur la question de la liberté humaine. Les sadducéens l’affirment pleine et entière, les esséniens soutiennent au contraire la prédestination et les pharisiens concilient les deux doctrines. Chaque de ces groupes devait s’appuyer sur des arguments scripturaires qui sont aisés à trouver. Les esséniens avaient la réputation de savoir prédire l’avenir, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on considère que tout est écrit. Des commentaires des prophètes trouvés à Qumrân nous font découvrir une technique d’exégèse, le pesher, qui voit dans le présent l’accomplissement des prophéties anciennes.

Le quatrième courant, né en l’an 6, au moment du recensement imposé par les Romains dans les régions – Judée, Samarie, Idumée – qui venaient de perdre leur indépendance, suit la doctrine pharisienne, mais proclame : « Pas d’autre maître que Dieu. » Animé par la conviction de combattre pour l’avènement du royaume divin, il fournit la résistance la plus acharnée au pouvoir romain.

Les idées répandues par la littérature apocalyptique ont pu influencer sicaires et zélotes. De grands empires s’étaient succédé, mais désormais le règne de Dieu était proche. Le livre de Daniel, composé pendant la révolte des Maccabées, décrivait à côté de Dieu « un fils d’homme » représentant « le peuple des saints du Très-Haut ». Le livre d’Hénoch en faisait une figure individuelle sotériologique. Après la déception causée par la dynastie hasmonéenne et le règne d’Hérode, on se prenait à rêver d’un véritable roi légitime, descendant d’un David idéalisé qui recevrait l’onction royale. L’attente d’un « oint » ou « messie » se superposait ainsi à celle de « fils de l’homme ».

Cette atmosphère d’attente fiévreuse, renforcée par les malheurs du temps, peut expliquer l’active recherche de pureté que l’on retrouve sous des formes différentes chez les pharisiens, observateurs de la Loi, chez Jean le Baptiste, qui, par l’immersion, offre la purification physique et morale, et chez les esséniens, qui, très majoritairement, préfèrent le célibat et vivent en communauté, dans une stricte ascèse. Tous ces groupes, à la différence des sadducéens, partagent la croyance en la résurrection. Cette croyance, difficile à fonder scripturairement (d’où la dérision des sadducéens exprimée dans les Évangiles synoptiques), n’est explicite que dans le livre de Daniel (12.2) et au Livre 2 des Maccabées. Dans la doctrine pharisienne qui la propage, elle est essentielle pour assurer que la justice se manifestera dans le « monde à venir » en liaison avec le Jugement dernier annoncé par les prophètes. Cet aspect consolateur explique en grande partie la popularité du pharisianisme. La croyance aux anges et aux démons s’était beaucoup développée chez les pharisiens et les esséniens, mais était rejetée par les sadducéens.

L’enseignement de Jésus tel qu’il est décrit dans les Évangiles concorde sur plusieurs points avec la doctrine pharisienne et vise à la réformer sur d’autres. Depuis les découvertes de Qumrân, le « maître de justice » a parfois été vu comme une préfiguration de Jésus, du moins fait-on souvent de Jean-Baptiste un essénien. Or toutes les descriptions antiques de l’essénisme nous montrent un groupe vivant en vase clos, alors que Jean et Jésus prêchent devant des foules.

Entre ceux qui croyaient à la résurrection, aux anges et aux démons et ceux qui n’y croyaient pas, ceux qui n’observaient que la Loi écrite et ceux qui lui ajoutaient la Loi orale, ceux qui vivaient autour du Temple et ceux qui, comme les esséniens, vivaient loin du Temple, entre les juifs de Judée et ceux de la très nombreuse Diaspora, bien des schismes auraient pu se produire, mais l’histoire ne leur en laissa pas le temps. La révolte des Juifs contre les Romains (66-73), qui entraîna la prise de Jérusalem et la destruction du Temple en 70, emporta avec elle sadducéens, sicaires, zélotes, esséniens. Elle laissa face à face les juifs qui croyaient que le Messie était arrivé et ceux qui l’attendaient encore.

MIREILLE HADAS-LEBEL

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