Histoire du christianisme

II. Vivre en chrétien « dans le monde sans être du monde » (À Diognète)

Persécutés mais soumis à l’Empire Romain (jusqu’en 311)

Les chrétiens furent persécutés dès que, identifiés comme tels, ils ne bénéficièrent plus du statut privilégié des juifs. La persécution, d’abord ponctuelle, locale et sporadique, fut systématique au début du IIIe siècle. Pourquoi persécuter les chrétiens dans un Empire romain réputé « tolérant » à l’égard de tant de cultes divers ?

La parole de Jésus « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22.11) fondait le loyalisme politique des chrétiens et leur soumission à l’État, mais aussi la séparation des domaines politiques et religieux, alors que leur intrication était la norme dans le monde antique. Parce qu’ils professent un monothéisme exclusif et refusent le culte des dieux, les chrétiens sont perçus comme de mauvais citoyens, dangereux pour le salut de l’Empire. Leurs « athéisme » met en péril le nécessaire accord harmonieux entre les dieux et les hommes, cette paix des dieux qui garantit, par le strict accomplissement des rites de cultes publiques, le bon fonctionnement du monde romain. Les chrétiens, eux, sont soumis aux gouvernants, car tout pouvoir vient de Dieu, et, même persécutés, ils prient Dieu pour l’empereur et ses représentants, mais refusent le culte impérial.

En l’absence de législation antichrétienne, le zèle des gouverneurs était déterminant à l’égard de ces adeptes entêtés d’une « superstition dangereuse et déraisonnable » ; il suffisait d’appliquer les lois de l’époque républicaine à l’encontre des religions nouvelles et illicites. C’était le fait d’être chrétien qui était puni de mort, et non de prétendus délits. Telle fut la jurisprudence établie en 112 par la réponse de l’empereur Trajan à Pline le Jeune qui, nommé gouverneur de Bithynie (en Asie Mineure), y découvrait la présence de nombreux chrétiens ; l’empereur recommandait toutefois de ne pas les rechercher et d’écarter les dénonciations anonymes. Les chrétiens, punis pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font, sont plus victimes de la haine qui anime l’opinion publique, parfois jusqu’au massacre, et du zèle des gouverneurs que d’une volonté politique de répression.

À Rome, en 64, à la suite de l’incendie qui ravagea la Ville, des chrétiens sont exécutés, « convaincus non pas tant du crime d’incendie que de haine du genre humain », écrit, vers 115-116, l’historien Tacite. Ils sont exposés aux bêtes, crucifiés ou transformés en torches au cours des jeux de l’amphithéâtre dans les jardins de Néron. C’est vraisemblablement au cours de ce « supplice à grand spectacle » que l’apôtre Pierre fut crucifié. Paul, citoyen romain, amené d’Orient, fut décapité, après procès, en 66 ou 67.

Des persécutions ponctuelles et locales ont lieu au cours du IIe siècle : en Bithynie et à Antioche sous Trajan (98-117) ; dans la province d’Asie, dans le sillage de manifestations populaires sous Hadrien (117-138) ; sous Antonin (138-161), le chrétien Prolémée à Rome, l’évêque Polycarpe à Smyrne sont condamnés sur le seul aveu de christianisme ; on note une recrudescence des persécutions sous le règne de l’empereur philosophe Marc Aurèle (161-185), qui n’a que mépris pour les chrétiens en dépit du courage des martyrs devant la mort. Les chrétiens sont rendus responsables des malheurs du temps et constituent les victimes potentielles de rites expiatoires. Ainsi le philosophe et apologiste Justin est-il mis à mort à Rome, tandis qu’à Lyon, en 177, le vieil évêque Pothin et plusieurs chrétiens meurent en prison, le diacre de l’Église de Vienne, Sanctus, Attale, pourtant citoyen romain, l’exclave Blandine, l’adolescent Ponticus et d’autres sont exposés aux bêtes dans l’amphithéâtre des Trois-Gaules ; leurs corps sont livrés aux chiens puis brûlés et les cendres jetées dans le Rhône ; à Pergame, des chrétiens sont torturés puis brûlés vifs dans l’amphithéâtre. En 180, pour la première fois en Afrique du Nord, des chrétiens sont décapités en raison de leur foi ; à Rome, certains sont condamnés aux travaux forcés dans les mines de Sardaigne. Mais on voit aussi des gouverneurs relaxer des chrétiens et l’empereur Commode amnistier des confesseurs sous l’influence de son entourage, car le christianisme a pénétré dans tous les milieux, y compris à la cour.

Les chrétiens sont désormais plus nombreux ; dans chaque cité, l’Église locale s’est organisée avec, à sa tête, un évêque, assisté de prêtres et de diacres ; cette organisation, connue des autorités comme du public, peut être assimilée à celle des collèges, ce qui permet d’avoir des lieux de culte et des cimetières. Cependant, des persécutions ont lieu. Certaines visent les convertis, catéchumènes et nouveaux baptisés, ainsi que leur catéchistes : à Alexandrie, en 202-203 ; à Carthage, où sont amenés des catéchumènes, dont deux jeunes femmes, Perpétue et Félicité ; jugés et condamnés aux bêtes, ils sont exécutés le 7 mars 203, avec leur catéchiste, après avoir été baptisés dans la prison ; ils avaient refusés d’être revêtus, les hommes du costume des prêtres de Saturne, les femmes comme celui des initiées de Cérès, afin que leur martyre ne soit pas transformé en sacrifice aux dieux de l’Afrique romaine. Les dénonciations et la pression populaire suscitent toujours des flambées de violence, tel le massacre antichrétien de 249 à Alexandrie. Les chrétiens en danger de mort ont exalté l’idéal du martyre, témoignage absolu de foi, accomplissement de la perfection chrétienne par l’imitation du Christ crucifié, échec apparent qui se transcende en triomphe.

Au cours du IIIe siècle, l’Empire est confronté à de graves épreuves (invasion des Goths, catastrophes naturelles) interprétées comme signes de la rupture de la paix des dieux ; afin de restaurer celle-ci, l’empereur Dèce ordonne, pour le 3 janvier 250, une supplication générale : tous les citoyens (pratiquement tous les habitants libres de l’Empire depuis 212) et leur famille doivent accomplir un acte religieux en faveur des dieux – offrande d’encens, libation, sacrifice ou consommation de viande consacrée ; des certificats – que certains achètent – sont délivrés. Il ne s’agissait pas, à proprement parler, d’un édit de persécution mais il la déclencha puisqu’il visait à faire abjurer ceux qui refusaient de se soumettre, sinon à les condamner. Nombre de chrétiens se soumirent spontanément, certains abjurèrent sous la contrainte, d’autres, soumis à la torture, résistèrent : ce sont les confesseurs ; certains furent condamnés à mort, ce sont les martyrs. La persécution cessa à la mort de Dèce, en 251, mais reprit quand son successeur ordonna de nouveaux sacrifices publics pour conjurer d’une épidémie de peste ; à nouveau des foules hostiles criaient : « Les chrétiens aux lions ! » Les apostats avaient été plus nombreux que les martyrs et que les confesseurs, notamment en Afrique. Évitant le double écueil du rigorisme et du laxisme, Cyprien, l’évêque de Carthage, préconisa une pénitence proportionnée à la faute qui fut adoptée par un concile africain, en communion avec l’évêque de Rome, Corneille. Ainsi fut définie pour l’Église universelle une discipline de pénitence et de miséricorde.

En 257-258, en raison de la situation particulièrement grave, une persécution générale des chrétiens est ordonnée par l’empereur Valérien, afin de détourner le mécontentement populaire sur les chrétiens tenus pour responsables. Pour la première fois, des édits les visent explicitement et exclusivement : en 257, les réunions et l’accès aux cimetières sont interdits ; évêques, prêtres et diacres doivent sacrifier sous peine d’exil et de confiscation des biens ; en 258, c’est la mort pour les clercs et les personnes de haut rang. La persécution devient sanglante : à Rome, l’évêque et quatre diacres sont décapités ; Cyprien et d’autres évêques africains, des évêques espagnols, Denys de Lutèce le furent également.

Après la capture de Valérien par les Perses, son fils Gallien, dans un souci de paix civile, fait preuve de réalisme et suspend la persécution de 260, autorisant les chrétiens à récupérer lieux de culte et cimetières. Bien que la religion chrétienne ne fût pas reconnue comme légale, les chrétiens bénéficièrent pendant quarante ans d’une période de paix qui permit à l’Église de se développer, certes d’une manière inégale entre les régions. Il convient de ne pas surestimer cette expansion, qui peut toucher cinq à quinze pour cent de la population, davantage en Orient et en Afrique, beaucoup moins dans les régions peu urbanisées d’Occident.

À partir de 284, l’empereur Dioclétien entreprend de réorganiser l’Empire et se dote de collègues qui forment, en 293, un collège de quatre empereurs (la tétrarchie). Cette œuvre impliquait une stricte cohésion religieuse dans le cadre de la religion traditionnelle, ce qui entraîna la persécution de ceux qui la refusaient : manichéens en 297, chrétiens à partir de 303. Quatre édits énoncent des interdits et des peines de plus en plus sévères : raser les églises, brûler les Écritures, déchéance des officiers et fonctionnaires chrétiens, puis arrestation des chefs des Églises, finalement obligation pour tous de sacrifier sous peine de mort. L’application de ces mesures fut variable : la persécution fut très dure en Orient jusqu’en 311 (et même au-delà), brutale en Espagne, en Afrique et en Italie jusqu’en 306, restreinte en Gaule, domaine de l’empereur Constance, tolérant sinon sympathisant du christianisme.

En 311, l’empereur Galère, persécuteur acharné, reconnut l’échec d’une persécution qui, pour sanglante qu’elle ait été, n’avait pas réussi à éradiquer le christianisme. Réaliste, mais sans regrets, il décide de faire preuve d’« indulgence ». Il accorde le droit d’être chrétien, de rebâtir les lieux de réunion, ajoutant : « Les chrétiens devront prier leur Dieu pour notre salut, celui de l’État et le leur. » Ils ne demandaient pas autre chose depuis trois siècles ! Le christianisme était légalement reconnu.

La décision prise à Milan en 313 par les empereurs Constantin, personnellement converti, et Licinius accorde « aux chrétiens, comme à tous, la liberté de pouvoir suivre la religion de son choix en sorte que ce qu’il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice ». La liberté de religion et de culte était reconnue ; c’était profondément nouveau. Le martyre n’était plus – du moins pour le moment – la voie royale d’accès à la sainteté ; le culte des martyrs et la vénération des reliques se développèrent. D’autres modes de témoignage de la foi, d’autres moyens pour accéder à la vie parfaite furent trouvés, en particulier l’ascétisme.

FRANÇOISE THEMALON

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