Histoire du christianisme

En réponse aux critiques
Les apologistes d’Aristide à Tertullien

Le conflit qui opposa la jeune communauté chrétienne à la masse du peuple, à son élite intellectuelle et aux autorités a amené les plus cultivés en son sein à prendre la parole pour défendre (apologesithai) leurs coreligionnaires, adressant des suppliques au pouvoir ou des lettres ouvertes à leurs compatriotes : ce sont ces auteurs que l’on qualifie généralement d’apologistes, le mot s’appliquant plus spécifiquement aux auteurs de langue grecque du IIe siècle. Ce mouvement s’est prolongé dans la première moitié du IIIe siècle, au IVe (Eusèbe, Athanase) et même jusqu’au début du Ve (Augustin, Cyrille, Théodoret).

L’apologétique primitive semble largement tributaire de la tradition juive. Elle est illustrée par l’Athénien Aristide, qui remit son libelle à l’empereur Hadrien lors de son séjour en Attique, vers 124-125. Cet ouvrage, de contenu assez fruste, suis un plan fort simple : après un exorde sur l’existence et la nature du vrai Dieu, Aristide passe en revue l’erreur des Barbares (le culte des éléments), celle des Grecs (le polythéisme, associé à la zoolâtrie égyptienne) et celle des juifs, qui honorent le vrai Dieu sans le connaître ; suit un exposé de la piété des chrétiens. Cette partition en quatre « races » est la première attestation datée de la séparation de l’Église et de la Synagogue. On trouve aussi chez Aristide des bribes de formule de foi, comprenant l’affirmation de l’unicité de Dieu, seul créateur, et la confession du Fils, Dieu venu dans la chair « par l’Esprit » pour assurer le salut des hommes, crucifié, mort et ressuscité.

L'activité de Justin, qui adressa à l'empereur Antonin et au Sénat, entre 150 et 155, deux suppliques (biblidia), marque l’apogée du genre. Né à Naplouse d’une famille de colons hellénisés, non circoncis, formé dans la philosophie païenne (il s’affirme disciple de Platon), Justin se convertit à la suite d’un itinéraire spirituel dont il fait un double récit, mettant l’accent tantôt sur la valeur exemplaire du courage des chrétiens devant la mort, tantôt sur la force de conviction d’un didascale (enseignant) rencontré à Éphèse et des écrits qu’il lui fit connaître. Il effectua deux séjours à Rome, l’un marqué par ses démêlés avec le philosophe cynique Crescens, l’autre achevé par son martyre sous Marc Aurèle, entre 163 et 168. Nous ont également été transmis de lui un dialogue avec le juif Tryphon, qui contient en germe toute l’argumentation contre les juifs développée dans les siècles qui suivirent, et un traité De la Résurrection dirigé contre des chrétiens hétérodoxes, sans doute gnostiques. Justin est à l’origine d’un genre littéraire nouveau, qui se définit plus par le fond que par la forme ; Tatien, Athénagore et Tertullien se réclament implicitement de lui par leurs emprunts. Son usage des Écritures et plus particulièrement des témoignages (testimonia) christologiques marque une étape importante dans l’affirmation de l’exégèse chrétienne. Enfin, il fit progresser de façon décisive la réflexion christologique : en définissant le Fils comme un « autre Dieu », second par le rang, tout en affirmant son unité avec le Père, il concilie l’unité et la distinction des deux dans une perspective de subordination qui sera de règle jusqu’à Nicée.

La génération suivante – Tatien, Athénagore, Méliton et Théophile, qui fleurirent à la fin du règne de Marc Aurèle – est celle de la diversification du genre. Syrien, converti du paganisme et disciples de Justin à Rome, Tatien prit ses distances avec la Grande Église après la mort de ce dernier pour diriger en Orient sa propre secte, dite des encratites (« abstinents »). On conserve de lui un Discours aux Grecs, violente attaque de la culture hellénique identifiée au paganisme, où l’influence de son maître reste encore très sensible, et plusieurs traductions du Diatessaron, une concordance des Évangiles qui fut la version officielle de l’Église syriaque jusqu’au Ve siècle. Ces textes ne permettent pas de juger du degré d’hétérodoxie de la doctrine de Tatien, dont les écrits ne semblent pas avoir causé grand scandale en Orient, tandis que Clément d’Alexandrie puis l’hérésiologue Épiphane de Salamine les rangeaient parmi les ouvrages gnostiques.

Athénagore, « philosophe » d’Athènes, fait pour sa part figure de modéré. On ne connaît sur lui rien d’assuré, même si l’historien Philippe de Sidè le désigne comme le premier maître du didaskaleion d’Alexandrie. Il rédigea une Supplique au sujet des chrétiens, adressée vers 176-177 à l’empereur Marc Aurèle, où il réfute successivement les trois griefs d’anthropophagie rituelle, d’incestes œdipiens et d’« athéisme » avant de mettre en accusation les mœurs et croyances des païens, qu’il oppose à celle de ses coreligionnaires ; et un traité Sur la Résurrection, où il combat l’interprétation spirituelle que faisaient de cette doctrine les gnostiques. La Supplique manifeste une évidente volonté de présenter le message chrétien sous le regard de la raison, en particulier dans la définition des rapports qui unissent le Père au Fils. La réfutation du paganisme est elle aussi fondée rationnellement : opposition très platonicienne du Dieu incréé et des dieux créés, polydémonisme pour expliquer l’action des idoles dans les sanctuaires, évhémérisme pour justifier l’existence de leurs légendes et de leurs cultes. À la même époque, l’évêque de Sardes Méliton adressa à l’empereur une apologie dont il ne reste que quelques fragments ; y est développée la vision utopique d’une union de l’Église et de l’Empire, contredite par les faits. Un autre ouvrage de Méliton, l’homélie Sur la Pâque, définit pour la première fois l’unité des deux natures (duo ousiai) dans le Christ, qui n’apparaît qu’implicitement chez Justin.

De Théophile évêque d’Antioche, nous n’avons conservé que les trois livres À Autolykos, compte rendu d’un entretien avec un ami païen. Bien que lui-même d’origine païenne, il est le premier à développer une exégèse continue des premiers chapitres de la Genèse, où l’on a décelé l’influence des méthodes rabbiniques. Il apporte aussi une contribution importante à l’élaboration du dogme, en particulier par le premier emploi connu du mot trias (« triade », « trinité ») pour désigner le Père, le Fils et l’Esprit, et par une systémisation de la doctrine de la procession du Logos conciliant la co-éternité du Verbe contenu en Dieu dès le principe et sa profération comme deux moments dans l’existence du Verbe. La chronologie universelle qu’il donne dans son dernier livre pour prouver la plus grande ancienneté des Écritures chrétiennes permet de situer son activité dans une période de calme relatif, celle qui suivit l’accession au pouvoir de Commode (180).

Nombre d’historiens associent aux apologies l’À Diognète, ouvrage anonyme mal situé dans le temps et l’espace (l’Alexandrie du début du IIIe siècle ?), qui est une réponse aux questions posées à l’auteur, une fois encore, par un ami païen : « À quel dieu s’adresse la foi des chrétiens, quel culte lui rendent-ils, d’où vient leur dédain unanime du monde et leur mépris de la mort, pourquoi ne font-ils aucun cas des dieux reconnus par les Grecs et n’observent-ils pas les superstitions judaïques, quel est ce grand amour qu’ils ont les uns pour les autres, enfin pourquoi ce peuple nouveau, ce nouveau mode de vie, n’est-il pas venu à l’existence plus tôt ? » Ce sont là les principaux thèmes de l’apologétique.

Il ne semble pas que les apologies aient atteint leur objectif. La politique des empereurs ne s’est pas infléchie dans le sens d’une plus grande tolérance, et, si la communauté ne cessa de s’élargir, elle le doit plutôt à la propagande individuelle et à la valeur de l’exemple : pour reprendre le mot de Tertullien, c’est le sang des chrétiens qui forma la meilleure des semences, ainsi que, sans doute, l’austérité de leur morale. Mais l’apport des apologistes à la construction du christianisme ne se limita pas à ce rôle de défense des communautés, ni même de mise en cause du polythéisme ; celui-ci s’accompagna d’un effort de rationalisation de la doctrine, pour la rendre compréhensible à un public cultivé, contribuant ainsi à l’élaboration du dogme.

L’activité apologétique se poursuivit au IIIe siècle. Clément d’Alexandrie (vers 150-vers 215) ne fut pas seulement un prédicateur, un directeur de conscience, un « gnostique » resté dans l’orthodoxie, détenteur d’une doctrine ésotérique dont il préserve le secret ; il fut aussi un chantre du christianisme en même temps qu’un dénonciateur éloquent du paganisme dans son Protreptique. Chez les latins, l’Africain Tertullien (vers 160-vers 225), moraliste rigoureux, rhéteur à l’éloquence virulente autant que théologien brillant (on lui doit le vocabulaire théologique en usage en Occident : persona, trinitas, etc.), à l’œuvre aussi abondante que diversifiée, met l’accent dans son Apologétique (vers 197) sur la faiblesse du fondement juridique des persécutions, thème jusque-là quelque peu négligé ; comme Tatien, il s’éloigna vers la fin de sa vie de la Grande Église pour rejoindre le courant montaniste. Un peu plus tard, semble-t-il, l’avocat Minucius Félix, dans son Octavium, met en scène le débat de deux amis, l’un païen (Cecilius), l’autre chrétien (Octavius), clos sur la victoire du second. Enfin, le fondateur et le plus brillant représentant de l’école exégétique d’Alexandrie, Origène, dans le Contre Celse (vers 248), réfute systématiquement la première œuvre d’envergure dirigée contre les chrétiens, le Discours véritable du philosophe Celse, antérieur de quelque soixante-dix années. Mais, pour ces écrivains, le combat a changé de nature : les accusations calomnieuses appartiennent désormais au passé, et l’affrontement devient plus intellectuel. La littérature comme la pensée chrétienne rivaliseront désormais avec leurs concurrentes païennes.

BERNARD POUDERON

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