Histoire du christianisme

IV. Définir la foi

Hérésies et orthodoxie

La diversité caractérise le christianisme naissant, selon les formes que prennent les relations avec le judaïsme, les rapports avec le monde polythéiste pénétré par les missions vers les « gentils », et la référence au Christ dans les communautés primitives. Les Épîtres de Paul et les Actes des Apôtres de Luc témoignent de conflits ; des différences existent entre la théologie des écrits johanniques et celle des Évangiles synoptiques. On pourrait multiplier les exemples, en tenant compte aussi des plus anciens parmi les écrits chrétiens, qualifiés ultérieurement d’« apocryphes ». Multiples, les « Églises » construisent leur identité ; les individus, les doctrines et les usages circulent, tandis que s’expriment des aspirations à l’unité. Tant que les « Églises » vivent le présent comme imminence des derniers temps, les divisions, lorsqu’elles provoquent des troubles, apparaissent comme autant de signes de l’heure ultime et il suffit pour les comprendre et les dominer d’y voir l’intervention des « faux prophètes » que décrit la tradition vivante de l’apocalyptique. Dès lors, cependant, que la Parousie (le retour du Christ) tarde à se manifester et que le christianisme s’organise pour assurer sa diffusion dans un monde qu’il ne perçoit plus seulement comme étranger, il est contraint de se représenter ses conflits internes comme le fait une société établie dans une certaine permanence et d’associer aux critères de délimitation et d’exclusion tirés de son héritage original des modèles empruntés à l’univers qui l’entoure.

L’opposition entre « hérésies » et « orthodoxie » est le résultat de l’affermissement des structures institutionnelles. Eusèbe de Césarée, au IVe siècle, a imposé pour très longtemps l’image de l’unité originelle de l’Église, attaquée par des « hérésies » survenues plus tard. Ce tableau a présidé à l’historiographie, à quelques exceptions près, jusqu’au XXe siècle. Il a alors été bouleversé par Walter Bauer, qui s’est efforcé de montrer que les courants qualifiés ultérieurement d’« hérétiques » étaient majoritaires au IIe siècle, alors que les tendances considérées rétrospectivement comme « orthodoxes » étaient minoritaires. La thèse de Bauer, même si elle est contestable dans le détail, s’accorde avec le progrès des connaissances rendu possible depuis quelques décennies par les découvertes concernant le gnosticisme, telle la bibliothèque copte de Nag Hammadi (en Égypte), par la prise en compte sans préjugé de la littérature dite « apocryphe », et par une perception affinée des rapports entre christianisme et judaïsme aux premiers siècles. L’une des faiblesses de la thèse, cependant, est d’avoir conservé le couple « hérésie » et « orthodoxie », restant ainsi tributaire de concepts produits par l’apologétique.

La notion d’« hérésie » se précise en effet au milieu du IIe siècle dans une description unifiante de l’erreur qui sert par la suite de cadre et d’instrument à la polémique, et dont témoigne en premier lieu l’œuvre de l’apologiste (et martyr) Justin. L’adoption d’un modèle commun d’exclusion se situe au moment où l’Église cherche à être reconnue en définissant son authenticité selon les manières de penser de ceux qu’elle doit convaincre. Le Traité contre toutes les hérésies qui se sont produites de Justin est perdu, mais des allusions dans l’Apologie et dans son Dialogue avec Tryphon, ainsi que des traces chez Irénée de Lyon, permettent de reconstituer son hérésiologie. Avant Justin, le terme hairesis a été emprunté aux Grecs pour désigner des tendances divergentes, dans un sens défavorable, ainsi que dans la lettre de Paul aux Galates (5.20) et dans sa première lettre aux Corinthiens (11.19). Même dans les Actes des Apôtres – où il est employé généralement, conformément à la coutume des juifs hellénisés, pour évoquer les courants du judaïsme de manière neutre –, une nuance négative apparaît (en 24.14). Dans la deuxième lettre de Pierre (2.1-2), l’un des écrits les plus tardifs du Nouveau Testament, haireseis, au pluriel, est employé au sens de « doctrines pernicieuses », et hairetikos, dans la Lettre à Tite (3.10) attribuée à Paul, est nettement péjoratif. Sens péjoratif qui s’accentue encore dans les lettres d’Ignace d’Antioche.

Ce qui est nouveau chez Justin, c’est, d’une part, l’aggravation du sens restrictif du mot appliqué aux « faux prophètes » et à l’origine diabolique des fauteurs de troubles ; c’est, d’autre part, l’adaptation polémique à l’hérésiologie chrétienne de schémas propres à l’historiographie de l’époque hellénistique et impériale, traitant des « écoles » philosophiques. On peut dire, en résumé, que Justin tire parti du sens vague d’« école de pensée » pris par le mot hairesis dans les traités Peri haireseôn (Sur les hérésies), à partir de la seconde moitié du IIe siècle avant J.-C. ; à distinguer de l’« école » institutionnelle, scholè, dont parlent les ouvrages intitulés Successions des philosophes, quelque peu antérieurs, à propos des quatre écoles d’Athènes (Académie, Lycée, Jardin, Portique). L’analogie ainsi établie par Justin entre les « écoles » philosophiques et les « sectes » chrétiennes permet de priver de l’appellation de « chrétiens » des gens dont on attribue les convictions à l’initiative d’êtres humains pervertis et, grâce au motif juif et chrétien de la fausse prophétie, à une origine démoniaque ; elle permet d’esquiver aussi la thèse faisant de Simon le Magicien le père de toutes les hérésies et de rendre plausible une généalogie des « sectes ». L’hérésiologie est née.

Irénée en systématise et en durcit le discours, tournant les « écoles » en ridicule et introduisant le soupçon sur l’influence de la philosophie, Tertullien faisant ensuite de Platon le pourvoyeur des « hérésies ». On aboutit au IIIe siècle à la méthode illustrée par la Dénonciation de toutes les hérésies du Pseudo-Hippolyte, qui identifie chaque « secte » à un système païen, puis, au IVe siècle, au genre de la somme hérésiologique, parachevée par Épiphane et son Panarion, ou Boîte à remèdes. Même les Pères plus favorables à la philosophie, comme Clément d’Alexandrie et Origène, exploitent le plus possible la puissance accusatrice de l’appellation « hérésie ». C’est dorénavant un grief majeur dans les débats théologiques et les conflits institutionnels au sein de l’Église. Lorsque l’Empire devient chrétien, la législation publique sévit contre les suspects d’hérésie, comme l’attestent le Code théodosien et, plus tard, le Code justinien.

L’instrument hérésiologique est forgé par Justin et développé par Irénée à l’époque où deux grandes crises traversent le christianisme, provoquées par Marcion et par les « gnostiques » : l’un rejette l’héritage juif et la loi biblique et constitue une Église rivale ; les autres allégorisent l’Écriture et revendiquent l’accès à la connaissance pure qui les place au-dessus des « simples » et des pasteurs qui les gouvernent, contestant ainsi radicalement l’autorité des institutions dont l’Église est en train de se doter. Cet instrument est alors complété par le thème de la « succession » authentique ébauché par Justin dans le contexte de la controverse avec le judaïsme et non sans quelque écho de la manière dont le pharisaïsme établissait à son profit la continuité de la transmission de la Torah depuis Moïse. Au temps d’Irénée, en revanche, la rupture avec le judaïsme est consommée, et les chrétiens accusés de judaïser sont eux aussi mis au ban, et qualifiés d’hérétiques. Il reste qu’indirectement l’influence de représentations issues du judaïsme se fait sentir sur la théorie de la succession authentique remontant aux Apôtres et au Christ. Cette continuité institutionnelle et normative est censée porter la tradition de vérité, unique et pure, opposée à l’apostasie et aux dissensions des « hérétiques ». C’est aussi avec Irénée que s’affirme la constitution d’un canon du Nouveau Testament, autre pièce maîtresse de l’orthodoxie sur laquelle l’Église, dans sa conquête de l’unité, assoit son autorité.

L’ensemble des normes qui construisent l’« orthodoxie » est parachevé au IVe siècle, quand les défenseurs du concile de Nicée, dans les documents officiels, opposent l’orthodoxia à l’« hérésie » arienne. Quant à l’adjectif « orthodoxe », il qualifie dorénavant la foi de l’Église, par opposition à ce qui est dénoncé comme hérésie ; qu’il s’agisse des jugements en matière de doctrine, des écrits, des évêques ou de tout adepte de la règle de foi précisée et confirmée par les conciles œcuméniques.

ALAIN LE BOULLUEC

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