Histoire du christianisme

Des concurrents du christianisme
Gnose et manichéisme

Privilégiant, l’une et l’autre, une connaissance (gnosis) qui est illumination directe dans l’homme, la gnose et le manichéisme ont puissamment concurrencé le christianisme aux premiers siècles de notre ère. La gnose s’est manifestée dans l’Empire romain entre le IIe et le IVe siècle, illustrée par des maîtres dont la mémoire a été gardée par la polémique des Pères de l’Église. Natifs d’Égypte, de Syrie ou d’Asie Mineure, ces maîtres, dont l’héritage culturel s’enracine dans le paganisme comme dans la tradition juive ou chrétienne, ont construit des systèmes de pensée qui, malgré leur diversité, s’accordent sur un point fondamental : le monde est la création défectueuse d’un dieu inférieur (le démiurge) dans laquelle l’homme est emprisonné. Porteur toutefois d’une étincelle de lumière provenant de l’Inconnaissable, l’homme peut remonter à ses véritables origines s’il parvient à revivifier cette lumière intérieure. Être « gnostique » (gnostikos, « celui qui connaît »), c’est se défaire des liens du corps, en prenant conscience de la négativité de l’univers et de soi-même dans l’univers. En connaissant, on dépasse les lois perverses de l’histoire et du temps, mises en place par le créateur, afin de réintégrer le « plérôme » (plénitude).

Plusieurs systèmes gnostiques ont identifié le dieu créateur au Dieu de la Bible : le livre de la Genèse est l’histoire mythique d’un Dieu jaloux qui a alourdi l’homme d’un corps pour l’asservir. Le Christ est un envoyé céleste, révélateur des mystères du commencement et de la fin. Par une tradition occultée, cette instruction, confiée à quelques disciples choisis, comme Thomas, Philippe, Jacques et Marie Madeleine, a été mise sous forme écrite par des auteurs anonymes entre le IIe et le IIIe siècle.

Cette relecture, qui bouleversait les fondements du christianisme, suscita la réaction des Pères de l’Église, lesquels réfutèrent la gnose, conscients de ses dangereuses implications. Adversaire menaçant d’une Église en train de se structurer, prônant un salut par la seule voie de la connaissance individuelle et n’ayant nul besoin des hiérarchies ecclésiastiques, la gnose fut taxée d’hérésie, ses adeptes persécutés, ses écrits détruits – politique de répression poursuivie par l’État romain devenu chrétien.

La gnose fut d’abord exclusivement connue par ses opposants : Irénée de Lyon (Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, entre 180 et 185), le Pseudo-Hippolyte de Rome (Réfutation de toutes les hérésies, début du IIIe siècle) et Épiphane de Salamine (Panarion, « boîte à remèdes », fin du IVe siècle), mais aussi Tertullien de Carthage, Clément d’Alexandrie et Origène. En milieu païen, Plotin, dont l’école romaine était fréquentée par des gnostiques, et son élève Porthyre de Tyr se dressèrent, au IIIe siècle, contre une doctrine qui associait mythe et philosophie. Bien que polémique, la documentation de controverse est utile car elle nous renseigne sur les noms et les théories d’un certain nombre de maîtres : Valentin et ses élèves Ptolémée et Héracléon, Carpocrate, Isidore et Basilide, tous natifs d’Égypte, les Syriens Satornile et Ménandre et l’Asiate Marc le Mage. À partir d’Alexandrie, d’Antioche et de Rome, les doctrines gnostiques s’éparpillèrent dans tout l’Empire.

Dès la fin du XVIIIe siècle, on retrouva des textes composés par les gnostiques eux-mêmes : écrits en copte, langue de l’Égypte à l’époque chrétienne, ce sont des traductions d’originaux grecs perdus, des IIe et IIIe siècles. Ces textes sont conservés en des codices (le codex est l'ancêtre du livre) reliés, confectionnés vers 350 : le codex Askew, le codex Bruce et le codex de Berlin. La découverte archéologique majeure fut celle de Nag Hammadi (Haute-Égypte) où l’on dégagea une bibliothèque gnostique entière : treize codices en papyrus, assemblés au milieu du IVe siècle, soit cinquante-trois traités, étaient enfouis dans une jarre, cachée dans une grotte surplombant le Nil. Des évangiles, des apocalypses, des homélies ainsi que des exposés de philosophie et de mythologie constituent la riche palette de ce corpus. Ce sont des textes de teneur ésotérique, destinés à l’instruction de ceux qui s’engagent dans la voie de la connaissance. En 2006, la restauration d’un nouveau codex a été achevée : découvert en 1970 en Moyenne-Égypte, le codex Tchacos contient quatre traités gnostiques dont le plus surprenant est sans doute l’Évangile de Judas. L’étude concomitante de ces sources permet de découvrir une doctrine, fascinante et complexe, qui a sa place parmi les grandes constructions de l’histoire de la pensée.

La tendance dualiste exprimée dans la gnose par la séparation entre un dieu parfait et un dieu créateur devient plus nette dans le système de pensée élaboré par Mani (216-276). Né en Babylonie du Nord, à Mardinu. Mani passa son enfance dans une communauté baptiste du Dastumisan pratiquant ascétisme et purifications rituelles. À douze ans, en 228, selon différentes sources, Mani eut une révélation de son jumeau céleste, descendu de la terre de la lumière. Après une seconde visite de l’ange, douze ans après, Mani quitta la secte pour diffuser le message divin reçu : la véritable pureté découle de la séparation, en l’homme comme dans l’univers, entre ce qui appartient à la lumière et ce qui appartient à la ténèbre. Depuis la capitale sassanide, Séleucie-Ctésiphon, Mani entreprit des voyages missionnaires durant trente ans. Avec l’appui de Shabuhr Ier, il fonda des communautés dans tout l’Iran. Dans l’Empire romain, après la Mésopotamie et l’Égypte (vers 240), sa doctrine toucha l’ensemble des provinces. Pendant un séjour à Ctésiphon (262-263), il prépara les statuts de son Église. La mort de Shabuhr Ier (272/273) mit un terme à l’extraordinaire expansion de la religion de Mani, et l’avènement de Vahram Ier, influencé par le clergé mazdéen, le priva de la protection royale. Convoqué par le nouveau roi à Beth Lapat (Susiane), accablé de fausses accusations et jeté en prison, Mani s’éteignit (276), condamné au supplice des chaînes : on commémorait chaque année sa passion à la fête du Bêma. La mort de Mani puis celle de son successeur Sis (284) marquèrent le début de la persécution.

Selon une formule bien attestée, la doctrine de Mani est celle des « deux principes et des trois temps ». Les deux principes sont bien et mal, lumière et ténèbre, coéternels, opposés l’un à l’autre, dont les rapports s’articulent en trois temps : le temps de la séparation ; le temps médian, où la lumière est agressée par la ténèbre et s’y mélange ; le temps final, où elles sont à nouveau séparées. La cosmogonie (genèse du monde), l’anthropogonie (genèse de l’homme) et la sotériologie (doctrine du salut par un rédempteur) se greffent sur le temps médian, pendant lequel la lumière emprisonnée est progressivement libérée par un dispositif cosmique de filtrage. Le combat mythique entre bien et mal s’intériorise dans tout manichéen qui sépare la lumière de la ténèbre par un comportement ascétique et un régime alimentaire végétal, riche en particules lumineuses. Mythe et doctrine s’enchevêtrent dans les neuf ouvrages composés par Mani, dont il ne reste que des fragments : le Shabuhragan, l’Évangile vivant, le Trésor, les Mystères, les Légendes, l’Image, les Géants, les Lettres, les Psaumes et Prières – tous en syriaque, excepté le Shabuhragan.

Sa doctrine est revêtue d’éléments empruntés à d’autres religions (bouddhisme, zoroastrisme, christianisme), afin de s’adapter à tout contexte culturel, mais aussi parce que Mani estimait être l’ultime maillon de la chaîne des messagers divins. En mettant par écrit sa révélation, Mani se distinguait toutefois des autres fondateurs de religion – Bouddha, Zoroastre, Jésus ; il appliquait à lui-même la métaphore du « sceau de la prophétie », signifiant que c’est en lui que se réalise la révélation.

L’extraordinaire diffusion du manichéisme s’appuie sur l’organisation sans faille de son Église, structurée en deux classes : laïcs et religieux ; ces derniers sont des apôtres itinérants, astreints à un code moral très exigeant.

La pensée de Mani revisite selon une grille de lecture dualiste des éléments de la tradition chrétienne. Si le refus de la Bible juive est très net, la figure de Jésus, un Jésus céleste dont Mani se proclame l’apôtre et le paraclet (le consolateur – le terme désigne l’Esprit saint), est honorée. L’Église fit face au manichéisme, qu’elle accusa d’hérésie à cause de sa distinction entre un dieu du bien et un dieu du mal créateur (le Dieu de la Bible), du rejet des écritures vétérotestamentaires et de la relecture de la figure de Jésus. À partir de 280 (lettre de Théonas d’Alexandrie) se multiplient les mises en garde contre la propagande manichéenne, jusqu’à la rédaction des réfutations : la toute première, les Actes d’Archélaüs (vers 345), décrit Mani comme un Perse barbare s’infiltrant dans le monde chrétien. Cette image, reprise par l’hérésiologie – de Cyrille de Jérusalem (348) à Épiphane de Salamine (376), de Filastre (385) à Photius (870) –, contraste avec celle transmise par la tradition persane et arabe, où Mani jouit d’un grand prestige. L’État romain réagit contre le manichéisme : l’édit de Dioclétien (297) en accusa les sectateurs d’espionnage pour le compte du roi de perse, les condamnant à des châtiments extrêmes. Augustin, manichéen pendant dix ans, en atteste la pénétration en Afrique proconsulaire.

Le manichéisme a été éclairé, depuis le début du XXe siècle, par la découverte de sources de première main. Des codices coptes de Medinet Madi (Fayoum, IVe siècle) au petit codex grec de Cologne (Ve siècle) et aux fouilles archéologiques de l’oasis de Dahlah (ancienne Kellis), entreprises en 1982, une riche documentation sur les manichéens d’Égypte a été mise au jour.

Bannit en Occident, le manichéisme s’épanouit en Orient, avec des fortunes diverses, et parvient, par la route de la soie, jusqu’en Asie centrale et en Chine, illustré par d’abondantes sources littéraires et iconographiques. Si Marco Polo rencontra des manichéens à Zaitun, en 1292, des vestiges du XVIe siècle attestent la permanence de cette religion en Chine du sud.

MADELEINE SCOPELLO

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