Histoire du christianisme

V. Édifier des structures chrétiennes

Structurer les Églises

Dans une homélie sur le chapitre VI des Actes des Apôtres, Jean Chrysostome (mort en 407) s’interroge sur la fonction réellement exercée par les « sept hommes de bonne réputation, remplis d’Esprit et de sagesse » que les Douze instituent pour « le service des tables » dans la première communauté de disciples de Jésus de Nazareth établie à Jérusalem : « Mais quelle dignité leur conféra-t-ton ? Quelle ordination reçurent-ils ? C’est ce qu’il faut savoir. Était-ce celle des diacres ? Et pourtant ce n’est pas le cas dans les Églises, mais alors c’est aux prêtres qu’il appartient d’administrer ? Il n’y avait même pas encore d’évêques, mais seulement les apôtres. Ainsi je crois qu’il s’ensuit clairement et évidemment que ni le nom de diacres ni celui de prêtres ne s’appliquent à eux ; et pourtant, c’est dans ce but qu’ils furent ordonnés. »

L’embarras du prédicateur est patent, l’expression tâtonnante : la lecture cursive des Actes ne lui permet pas d’identifier avec évidence, à l’âge apostolique, les charges et les fonctions qu’il connaît dans sa propre Église au tournant du IVe siècle ; évêque, diacre, prêtre. L’historien contemporain n’est guère mieux armé que Chrysostome pour aborder les premiers temps de la structuration ministérielle des communautés chrétiennes. Des allusions et incidentes contenues dans les lettres unanimement attribuées à Paul – les premiers écrits chrétiens –, il ressort qu’à Jérusalem les Douze, c’est-à-dire les disciples directement choisis par Jésus (à l’exception de Matthias qui remplace Judas) et envoyés par lui en mission (d’où le nom d’apôtres), constituent, avec Jacques, le « frère du Seigneur », les piliers du groupe se réclamant du Nazaréen. Les communautés que crée ou rencontre Paul au fil de ses voyages sont, elles, placées sous la direction de collèges de responsables nommés episcopoi (« surveillants ») ou diakonoi (« serviteurs »), sans qu’il soit possible de bien préciser les nuances éventuellement attachées aux différentes dénominations. Il en va pareillement pour le terme presbyteroi que l’on trouve dans les Actes des Apôtres. La difficulté est d’autant plus grande que les mêmes vocables ont été conservés au fil du temps pour désigner les principales fonctions en usage dans les communautés chrétiennes de la « Grande Église », mais avec une acception qui a changé. C’est pourquoi la tradition érudite parle pour l’époque primitive d’« épiscopes », de « presbytres », mais aussi, peut-être avec quelque incohérence, de « diacres », supposant implicitement par là que cette dernière fonction est substantiellement restée la même au cours des âges. Toute la question est donc de déterminer à quel moment et selon quel processus les termes de presbyteroi et d’episcopoi ont acquis leur signification moderne, ce qui rend légitime de les traduire respectivement par « prêtres » et par « évêques ».

Pendant la première moitié du IIe siècle, peut-être vers 110-120, la correspondance d’Ignace d’Antioche, aussi discutés que demeurent sa composition exacte et son texte, témoigne en faveur de l’émergence d’une évolution décisive de l’organisation ecclésiastique. En effet, dans les lettres que, sur la route qui le mène à Rome pour y subir le martyr, Ignace envoie à différentes Églises d’Asie Mineure, il ne cesse d’exhorter les chrétiens à l’unité et de recommander à tous la soumission à l’episcopos qui « tient la place de Dieu lui-même » (Épîtres aux Magnésiens, 6, 1) : une direction collégiale a ici fait place à un évêque unique – les savants utilisent l’expression de « monoépiscopat » – qui préside à une communauté hiérarchisée dotée de « prêtres » et de « diacres ». Le ton particulièrement polémique de cette correspondance laisse penser qu’une telle transformation a suscité débat. Révolution ou mutation graduelle ? Les sources ne permettent guère de répondre, même si les Épîtres pastorales, dont l’authenticité paulinienne est généralement déniée, et en conséquence l’assignation chronologique très disputée, attestent une tendance à la précision croissante des fonctions et obligations des serviteurs des Églises, l’établissement de ministres permanents et une spécialisation progressive des tâches. Certains spécialistes identifient même dans ces textes les traces d’un monoépiscopat. Quoi qu’il en soit, le passage à l’épiscopat unique a touché peu à peu, au fil du IIe siècle, selon une chronologie variable, toutes les communautés de la « Grande Église » ; c’est ainsi que le polémiste antichrétien Celse (cf. Origène, Contre Celse, V, 59) désigne, au tournant du IIe siècle, le réseau majoritaire de communautés chrétiennes en communion les unes avec les autres par opposition aux petits groupes dissidents.

Cette nouvelle constitution épiscopale a permis de donner une visibilité accrue à l’apostolicité dont se réclament les communautés de la « Grande Église » (aussi bien d’ailleurs que leurs adversaires). En effet, dès Paul, et de manière de plus en plus accentuée au fil des décennies, l’investiture apostolique, directe ou indirecte, apparaît comme le réquisit sine qua non de toute autorité dans les Églises. Au tournant du Ier siècle, la Lettre de l’Église de Rome à l’Église de Corinthe (42, 1-4 et 44, 2) orchestre toutes les harmoniques de ce thème : « Les apôtres ont reçu pour nous la Bonne Nouvelle par le Seigneur Jésus-Christ ; Jésus le Christ, a été envoyé par Dieu. Donc le Christ vient de Dieu, les apôtres viennent du Christ ; les deux choses sont sorties en bel ordre de la volonté de Dieu. Ils ont donc reçu des instructions et, remplis de certitude par la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, affermis par la Parole de Dieu, avec la pleine certitude de l’Esprit saint, ils sont partis annoncer la Bonne Nouvelle que le royaume de Dieu allait venir. […] Ayant reçu une connaissance parfaite de l’avenir, ils établirent [des “épiscopes” et des “diacres”], et posèrent ensuite comme règle qu’après la mort de ces derniers d’autres hommes éprouvés leur succéderaient dans leur office. »

De cette tradition confiée aux apôtres et à leurs successeurs, les évêques de la « Grande Église » revendiquent d’être les dépositaires et les interprètes légitimes et exclusifs face à tous les dissidents ; dès le troisième quart du IIe siècle, des « successions de la vérité » sont dressées pour Corinthe et Rome et opposées aux « successions de l’erreur » des maîtres gnostiques. C’est ainsi que naissent des listes épiscopales, qui projettent de manière anachronique, dans le passé le plus lointain des communautés, l’organisation monoépiscopale. Au tournant du IIe siècle, Tertullien peut s’exclamer à l’adresse de ses rivaux : « Montrez l’origine de vos Églises ; déroulez la série de vos évêques se succédant depuis l’origine, de telle manière que le premier évêque ait eu comme garant et prédécesseur l’un des apôtres ou l’un des hommes apostoliques restés jusqu’au bout en communion avec les apôtres. Car c’est ainsi que les Églises apostoliques présentent leurs fastes » (Des prescriptions des hérétiques, 36, 1). L’absence d’une structuration épiscopale des groupes dissidents pouvait constituer de ce point de vue une faiblesse dans les controverses entre chrétiens.

Au cours du IIIe siècle, la Didascalie des apôtres, un règlement canonico-liturgique syrien placé sous un patronage apostolique, ou la correspondance de Cyprien, l’évêque de Carthage, ou encore les critiques dont Origène parsème ses œuvres témoignent en faveur du nouvel équilibre ministériel des communautés chrétiennes. En tant que chef d’une Église, élu par l’ensemble de la communauté, et sacré par d’autres évêques venus en voisins assister à l’élection, l’évêque en est le liturge par excellence : c’est lui qui célèbre principalement l’eucharistie, aidé des diacres pour apporter les offrandes et distribuer le pain et le vin consacrés. C’est lui qui accueille dans l’Église, administre généralement le baptême et, le cas échéant, excommunie ; c’est lui qui place le pécheur au rang des pénitents et le réintègre. C’est lui qui, après avis de la communauté, confie les charges et fonctions et ordonne tel ou tel à tel ou tel office. C’est lui qui est susceptible d’être appelé à arbitrer les conflits entre membres de la communauté et à indiquer la règle de foi lors de controverses doctrinales. C’est lui qui gère, avec le concours des diacres, la caisse et les biens de la communauté, si bien qu’il apparaît au regard extérieur, et en particulier aux yeux des autorités romaines, comme le véritable président de l’association des chrétiens.

Sous ses ordres se trouvent directement placés les clercs (« ceux auxquels a été assignée une part »), toujours des hommes dans la « Grande Église » (si l’on excepte le cas particulier des diaconesses), que les sources distinguent de plus en plus, depuis le courant du IIe siècle, des laïcs (« ceux qui appartiennent au peuple »), sans qu’il faille durcir par trop cette distinction : les frontières inférieures du clergé restent longtemps incertaines, d’autant qu’un cursus clérical ne se met que progressivement en place et que les charges subalternes (diaconesse, sous-diacre, acolyte, exorciste, lecteur, portier, chantre, fossoyeur) varient d’une Église à une autre. Ainsi, au début des années 250, l’Église de Rome compte « 46 prêtres, 7 diacres, 7 sous-diacres, 42 acolytes, 52 exorcistes, lecteurs et portiers » (Corneille, évêque de Rome, cité par Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 43, 11). Les diacres sont attachés très directement à la personne de l’évêque et l’assistent dans toutes ses activités. Les prêtres paraissent avoir surtout un rôle de suppléance de l’évêque (pour l’eucharistie, le baptême ou la prédication) et ils apparaissent souvent dans les sources de manière plus discrète que les diacres. Les rivalités de ces collèges de clercs ne sont pas rares, les uns comme les autres pouvant couramment avoir accès à l’épiscopat.

La révolution constantinienne accélère le processus d’institutionnalisation des Églises et le versement de subsides aux clercs entraîne une définition plus précise du clergé, des aptitudes requises de ses membres et de leur carrière, tandis que les progrès de la diffusion du christianisme aboutissent à un élargissement des compétences des prêtres.

MICHEL-YVES PERRIN

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