Histoire du christianisme

Initiation chrétienne, culte et liturgie

Dans la pétition que le philosophe Justin de Naplouse, tenant école à Rome et disciple du Christ, adresse à l’empereur Antonin le Pieux et à ses fils adoptifs Marc Aurèle et Lucius Verus, peu après le milieu du IIe siècle, en défense et illustration de ses frères dans la foi, l’auteur évoque deux rites des chrétiens :

« Quant à nous, après avoir lavé celui qui croit et s’est adjoint à nous, nous le conduisons dans le lieu où sont assemblés ceux que nous appelons nos frères. Nous faisons avec ferveur des prières communes pour nous, pour l’illuminé, pour tous les autres, en quelque lieu qu’ils soient, afin d’être jugés dignes, après avoir appris la vérité, d’être trouvés pratiquant la vertu et gardant les commandements, et d’être ainsi sauvés pour un salut éternel. Quand les prières sont terminées, nous nous donnons le baiser de paix.

Ensuite on apporte à celui qui préside l’assemblée des frères du pain et une coupe d’eau et de vin trempé. Il les prend et loue et glorifie le Père de l’univers par le nom du Fils et de l’Esprit saint, puis il fait une longue action de grâces [eucharistia] pour tous les biens que nous avons reçus de lui. Quand il a terminé les prières et l’action de grâces, tout le peuple présent pousse l’exclamation : “Amen”. “Amen” est un mot hébreu qui signifie : “ainsi soit-il”.

Lorsque celui qui préside a fait l’action de grâces, et que tout le peuple a fait l’acclamation, ceux que nous appelons diacres distribuent à chacun des présents le pain, le vin et l’eau qui ont reçu l’action de grâces, et ils en portent aux absents » (Première Apologie, 65).

Le premier des rites, ici à peine décrit, est le baptême (mot dérivé d’un verbe grec qui signifie « tremper, plonger »). Il tire son origine de pratiques d’immersion rituelle très répandues dans le judaïsme palestinien contemporain de Jésus de Nazareth. Conçu comme purificateur, ce type de bain pouvait être doté d’une signification eschatologique, comme dans le cas du mouvement de Jean-Baptiste, et n’être conféré qu’une fois en signe de conversion (metanoia) ; Jésus le reçut (Marc 1.9-11), et lui-même baptisa (Jean 3.22), ainsi que ses disciples à son imitation. Ce geste de pénitence, accompli en signe de la « rémission des péchés », acquit une nouvelle signification puisque cet acte est souvent présenté dans les Actes des Apôtres comme exécuté au « nom de Jésus » : il signe l’adhésion pleine et entière à la foi en Christ, l’intégration à une communauté chrétienne, et Paul de Tarse l’interprète comme la participation à la mort et à la résurrection du Christ (Romains 6.3-5). Dès les premiers textes chrétiens, diverses significations lui sont données qui furent promises à une large diffusion : « sceau de l’Esprit » (2 Corinthiens 1.22 ; Éphésiens 1.13 ; 4.30), « bain de la nouvelle naissance et de la régénération » (Tite 3.5), « circoncision où la main de l’homme n’est pour rien » (Colossiens 2.11) ; et il est associé à l’image d’une « illumination » (Éphésiens 5.8-14 ; Hébreux 6.4 ; etc.).

Dès la seconde moitié du IIe siècle est progressivement attestée une préparation au baptême – le catéchuménat (d’un mot grec signifiant « instruction orale ») – qui vise, d’une part, à éprouver le sérieux de la demande d’adhésion du futur baptisé et à constater la conversion de son mode de vie aux prescriptions alors reconnues comme définissant l’être chrétien, et, d’autre part, à assurer une formation doctrinale et morale. Les Catéchèses baptismales d’un Cyrille de Jérusalem au milieu du IVe siècle ou d’un Théodore de Mopsueste quelques décennies plus tard, pour ne prendre que deux exemples, permettent de connaître les différentes étapes du catéchuménat – leur ordre et leur chronologie peuvent varier selon les Églises : inscription sur la liste des catéchumènes, exorcismes (souvent répétés), catéchèses, jeûnes et veilles, pénitences, tradition (transmission orale) et reddition (récitation par le catéchumène) du symbole de foi, tradition du Notre Père. Le baptême, administré préférentiellement lors de la vigile pascale, comporte différents rites : après avoir renoncé solennellement à Satan, à ses œuvres – la place de cet acte est différente en Occident –, le catéchumène, qui a été oint, une ou plusieurs fois, d’huiles, prend place, nu, dans la cuve baptismale remplie d’eau préalablement bénie, avant que l’évêque en personne – sauf délégation à un prêtre – ne le baptise, par immersion ou infusion, « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Une autre onction, parfumée celle-là, suit généralement et est interprétée comme symbolisant l’Esprit saint. Le catéchumène est alors devenu néophyte (en grec une « nouvelle plante »), nouveau baptisé, et porte pendant une semaine des vêtements blancs ; il peut dès lors accéder pleinement au second rite qu’évoque Justin : l’eucharistie.

La genèse et l’histoire de ce rituel durant les premiers siècles sont particulièrement difficiles à analyser, et dès lors controversées, car les sources – si l’on excepte Justin – sont fort rares et très allusives. En effet, à partir du tournant du IIe siècle tend à s’établir progressivement dans les communautés de la « Grande Église » une forte réticence à évoquer devant des non-baptisés les rites baptismal et eucharistique, le second plus que le premier. Cette attitude, que le polémiste réformé Jean Daillé (1594-1670) dénomma « discipline de l’arcane », s’accompagne d’une caractérisation croissante de ces rituels comme des « mystères » nécessitant une « initiation ». Car, à partir de l’époque hellénistique, et dans le sillage de précédents platoniciens, l’usage métaphorique de la terminologie des cultes à mystère polythéistes connut une diffusion massive. Seul un « initié » – c’est ainsi que les sources grecques dénomment très souvent un baptisé – peut avoir connaissance du rituel eucharistique dans sa totalité et y prendre part.

Celui-ci, aussi diversifiées que soient ses formes selon les régions et les Églises, comprend deux parties principales : la première est faite de lectures de textes scripturaires (Ancien et Nouveau Testament) – leur nombre est variable – suivies d’une homélie que prononce généralement le président de l’assemblée des fidèles, et qui a pour visée, sauf exception, de commenter tout ou partie de ces textes. Puis viens le renvoi des catéchumènes et des pénitents auquel veillent diacres et portiers. Les pénitents son ceux qui ont commis des péchés graves et publics, tels l’apostasie, l’hérésie, l’adultère ou le meurtre, et qui ont été de ce fait excommuniés par l’évêque, mais souhaitent pouvoir réintégrer la pleine communion des fidèles. Si leur réconciliation est jugée possible – cela dépend des nomes et pratiques en vigueur dans leur Église comme de l’acquiescement de leur évêque –, ils sont alors inscrits dans le groupe des pénitents pour une durée variable jusqu’à leur réconciliation solennelle et ne peuvent assister qu’à la première partie de la messe avant d’être renvoyés, généralement en même temps que les catéchumènes.

Commence alors le rite eucharistique proprement dit, réservé aux seuls baptisés, qu’évoque en détail pour la fin du IVe siècle le livre VIII des Constitutions apostoliques, une compilation canonico-liturgique réalisée probablement en milieu antiochien. Une prière, dite « anaphore ,» dans le monde grec, est prononcée par un évêque ou un prêtre – ce sont dans la « Grande Église ,» les seuls habilités à le faire – sur du pain et du vin éventuellement mêlé d’eau et sur des offrandes que les fidèles ont préalablement apportées. Cette prière d’action de grâces, dont, au fil des siècles, le texte tend progressivement à se fixer, et qui comprend généralement, mais non nécessairement, le rappel du dernier repas de Jésus avec ses disciples, est considérée comme opérant un changement du pain et du vin en corps et sang du Christ. S’il ne faut pas chercher avant le milieu du Ve siècle, sauf cas exceptionnels, de développement précis sur la nature et les modalités de cette transformation, il convient de noter l’accent mis fréquemment, tout au moins dans les témoignages issus de chrétientés orientales, sur la puissance transmutatrice de l’Esprit invoqué sur les offrandes. Les éléments eucharistiés sont ensuite distribués par les diacres aux fidèles, et ces derniers peuvent, le cas échéant, les emporter chez eux pour les consommer quand ils souhaitent communier. En effet, l’eucharistie à lieu tous les dimanches, et éventuellement plusieurs fois par semaine, selon un calendrier qui est propre à chaque Église.

Compris comme un « sacrifice spirituel » en très étroite relation avec le « sacrifice du Christ accompli sur la Croix », selon une thématique chère à l’auteur de l’Épître aux Hébreux, le rituel eucharistique est l’objet d’une sacralisation croissante au fil des siècles, qui emprunte aux modèles vétérotestamentaires des sacrifices offerts au Temple de Jérusalem : c’est tout un lexique sacrificiel qui tend à désigner les dispositifs liturgiques (bâtiments, tables et récipients) qui lui sont liés aussi bien que les ministres qui l’accomplissent, cependant que se multiplient les règles et les interdits, en particulier d’ordre sexuel.

Les acclamations et les chants des fidèles scandent ces cérémonies dont les rituels ne cessent de s’enrichir au long des siècles et des fasciner les observateurs extérieurs, tandis que l’eucharistie, au gré des controverses doctrinales, devient la pierre de touche de la communion des Églises : la crise donatiste en Afrique du Nord comme la crise monophysite dans l’Orient méditerranéen en offrent de très nombreux exemples.

MICHEL-YVES PERRIN

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