Histoire du christianisme

VI. Des intellectuels chrétiens pour confirmer la foi
Les Pères de l’Église

Basile, Grégoire de Nazianze, Jean Chrysostome

Le message de l’Évangile, destiné à tous les hommes, avait été révélé par Jésus en priorité aux petits. Les apôtres qui, à sa suite, l’avaient diffusé à travers l’Orient grec puis en Occident n’étaient pas des lettrés.

Face à la culture traditionnelle, les écrivains chrétiens des premiers siècles eurent à relever de véritables défis : dénoncer l’absurdité ou l’immoralité des fables du polythéisme, retenir de la philosophie grecque ce qui pouvait contribuer à établir les assises intellectuelles du christianisme dans les domaines du dogme et de la morale, utiliser pour communiquer avec leurs frères ou leurs contradicteurs les ressources de la dialectique et de la rhétorique ; et, grâce à celles-ci, donner aux textes chrétiens leurs « lettres de noblesse » dans divers genres littéraires – œuvre immense de confrontation, pour laquelle il fallait être parfaitement armé, comme le révèle la carrière de grands évêques du IVe siècle.

Basile de Césarée (vers 330-379) : un théologien homme d’action

L’aîné des Cappadociens appartient à une famille très fortunée de l’aristocratie, qui avait connu la persécution. Césarée était réputée pour ses rhéteurs, mais Basile l’Ancien, qui enseigna la rhétorique, envoya son fils compléter sa formation à Constantinople et surtout à Athènes. Durant ces séjours, six à sept ans au total, Basile se lia d’amitié avec Grégoire de Nazianze. Tous deux eurent des maîtres prestigieux, dont le païen Libanios, et parcoururent le cycle complet des connaissances.

Sa formation religieuse, reçue de sa mère et de sa grand-mère, fut solide. De fait, de retour en Cappadoce, Basile se tourna vers la vie ascétique et entreprit (seul ?) un grand voyage en Basse-Égypte et en Syrie, prenant contact avec diverses formes de vie monastique. Il se retira alors à Amnési, dans le Pont, au cœur de la solitude boisée d’une propriété familiale, avec sa mère, sa sœur Macrine, son frère Grégoire (futur évêque) de Nysse (un certain temps), et même Grégoire de Nazianze. Avec ce dernier, il s’attaqua à l’étude d’Origène († vers 254), de l’œuvre duquel ils tirèrent des extraits en forme de méthodologie exégétique et philosophique, la Philocalie. Assez vite, il fut ordonné prêtre et, en 370, à la mort de l’évêque de Césarée, il fut élu pour lui succéder. Ses huit années d’épiscopat furent bien remplies, tant sur le plan doctrinal, disciplinaire et canonique que par ses initiatives liturgiques (offices chantés à chœurs mixtes), ses tournées dans sa province ecclésiastique, ses fondations de fraternités monastiques, ses œuvres caritatives (soupes populaires et complexes d’assistance, surtout la fameuse Basiliade aux portes de Césarée), sa défense des petits et des victimes de l’administration impériale, et son inlassable labeur en faveur de la paix et de l’unité entre les Églises.

Basile a su faire fructifier les dons qu’il avait reçus de son milieu et de sa « scolarité » pour en faire profiter le peuple qui lui était confié. Convaincu qu’il n’existe qu’une autorité, celle de l’Écriture, il rédige un précis des devoirs du chrétien, les Règles morales (dossiers de mille cinq cent versets du Nouveau Testament), puis les réponses aux questions posées par les fraternités, le Petit Ascéticon ; elles deviendront ensuite les Grandes et Petites Règles ou Grand Ascéticon. Le traité Sur le Saint-Esprit ouvre la voie au concile de Constantinople (381). La prédication de Basile comprend des homélies sur les Psaumes, des homélies « morales », sur divers sujets dont les questions sociales, enfin l’Hexaemeron (sur Genèse 1-3). L’opuscule Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques est une œuvre majeure sur les rapports entre foi chrétienne et culture « classique » : avec les connaissances qu’il avait acquises auprès des meilleurs représentants de cette culture, Basile était fort bien qualifié pour former les jeunes esprits au discernement. Enfin, il a laissé plus de trois cents lettres à des clercs et à plusieurs laïcs fervents, lesquelles révèlent une grande sensibilité. Favorisée par des traductions latines, l’influence de Basile atteignit l’Occident de son vivant et fit de lui le Père grec le plus cité, par les auteurs médiévaux.

Grégoire de Nazianze (vers 330-390) : un théologien poète

Grégoire naquit dans une bourgade du Sud-Ouest de la Cappadoce, dans une famille orthodoxe fervente : son père, Grégoire l’Ancien, fut élu évêque de Nazianze avant sa naissance. Il fréquenta les écoles de Césarée de Cappadoce, Césarée de Palestine, Alexandrie puis surtout Athènes, où il fit la connaissance de Basile. Il regagna sa patrie avant Basile, puis le rejoignit à Amnési pour mener la « vie philosophique » que les deux amis avaient choisie. En 361, rappelé par son père, Grégoire est ordonné prêtre malgré lui. Peu après, cédant à son attrait pour la vie solitaire, il s’enfuit auprès de Basile, mais rentre à Nazianze avant Pâques 362.

Peu après son élection au siège de Césarée, Basile contraignit Grégoire à se laisser sacrer évêque de Sasimes, simple relais postal au Sud de la Cappadoce. Le tempérament de Grégoire, nullement disposé à l’affrontement, le rôle que son ami désirait lui faire jouer face à Anthime de Tyane vouaient à l’échec cette initiative. Grégoire s’enfuit à nouveau en montagne. Son père parvint peu avant sa mort à l’en faire revenir, et il administra le diocèse de Nazianze, à la satisfaction des évêques de la région. Ceux-ci tardant à élire un successeur, Grégoire s’enfuit à Séleucie d’Isaurie. En 378, à l’avènement de Théodose, protecteur de l’orthodoxie, la communauté catholique de Constantinople pria Grégoire d’être son pasteur, ce qu’il accepta après hésitation (379). De cette période datent ses remarquables Discours théologiques (nos 27-31), consacrés à la défense de la Trinité.

Sur ce s’ouvrit le concile de Constantinople (381), présidé par Mélèce d’Antioche, qui régularisa la situation canonique de Grégoire à la tête du diocèse, mais mourut avant la clôture de l’assemblée. Sa succession à Antioche donna lieu à des dissensions parmi les Pères, qui rejaillirent sur Grégoire, dont la position fut contestée par certains ; il en profita pour démissionner, administra l’Église de Nazianze jusqu’en 383 puis, à l’élection de son cousin Eulalios, se retira à Arianze où il s’adonna à l’étude et la poésie jusqu’à sa mort (390). La vie de cette âme délicate, tournée vers la contemplation, n’avait été qu’une suite d’abandons ou de fuites.

L’œuvre de celui que l’Orient allait surnommer le Théologien fut inlassablement recopiée, lue, citée dans les conciles. Elle comprend deux cent quarante neuf lettres d’un grand intérêt historique et spirituel, notamment ses lettres de direction à de jeunes théologiens, pleines de sincérité et de naturel ; de nombreux poèmes (dix-sept mille vers au total), théologiques (apologie contre les hérétiques) et historiques (dont les épitaphes et épigrammes et – chose rare chez les Anciens – deux autobiographies), enfin quarante-cinq discours (dont plusieurs sur des fêtes et quelques oraisons funèbres, dont celle de Basile). En ces temps de fermentation théologique, il fallait une immense culture pour ne pas sacrifier aux goûts du temps comme le faisaient les clercs en vue et pour ne pas se borner à défendre la foi de Nicée « par d’habiles et subtils dosages ».

Cependant, Grégoire, adversaire de l’hellénisme dans ses discours au peuple, mais adepte de la culture grecque dans sa correspondance et ses poèmes ne se contredisait-il pas en usant lui-même des armes littéraires dont il réprouvait l’emploi chez autrui ? En fait, pour Grégoire, « le vrai péril, c’est l’ignorance des lettres », « erreur de jugement » de la majorité des chrétiens et qu’il dénonce. C’est ce qui le rapprochait de son ami Basile et qui le rend très actuel.

Jean Chrysostome (vers 344/354-407) : la délicatesse du cœur

Né à Antioche, Jean reçut beaucoup de sa mère Anthousa, sa première éducatrice, à qui il doit une grande sensibilité. Formé sur place, il semble bien avoir été lui aussi l’élève de Libanios ; il se tourna cependant de bonne heure vers les enseignements divins, auprès de Mélèce (qui le baptise en 372) puis de Diodore de Tarse. Ordonné lecteur, Jean mena la vie ascétique d’abord chez lui, puis fut cénobite quatre ans à l’est d’Antioche, enfin solitaire dans une grotte. Mais ses excès d’austérité le contraignirent à revenir à Antioche où il fut ordonné diacre (381), puis prêtre (386) ; il devint dès lors le prédicateur d’Antioche.

Sa réputation parvint à Constantinople, sans doute lors de la sédition d’Antioche (387) : à la mort de l’archevêque Nectaire (397), Jean fut choisi pour lui succéder (398) et, devant son peu d’empressement, emmené à Constantinople. Il y gagna, là aussi, l’affection des pauvres et d’une partie du clergé. À la suite de différends avec l’impératrice Eudoxie, il fut illégalement déposé en 403 – ordre rapporté presque aussitôt – puis banni par le jeune empereur Arcadius (404), déporté à Cucuse (Arménie), puis à Pityus (Causase) : ces marches forcées le terrassèrent en chemin, à Comana, dans le Pont, le 14 septembre 407.

Jean, qui doit tant à la culture grecque, « clarté des idées, force de la persuasion, éclat de l’expression », ne cessa de poursuivre l’hellénisme de ses attaques, suppliant les parents de préserver leurs enfants des fables des Grecs. Rigueur qu’explique sans doute la corruption des mœurs à Antioche. Il lui arrive cependant de prendre des thèmes platoniciens et stoïciens. Outre des sermons de circonstance (Au peuple d’Antioche), son immense œuvre oratoire commente une grande partie de l’Ancien et du Nouveau Testament, faisant de Jean « Bouche d’or » le plus fécond des prédicateurs grecs ; il a aussi laissé une abondante correspondance, notamment à la veuve Olympias, et quelques traités ascétiques et spirituels. Jean Chrysostome « entre dans les cœurs ; il rend les choses sensibles » (Fénelon) et excelle à commenter les attitudes les plus simples. Partout, la gravité du ton, les exigences de l’Évangile se mêlent à des dialogues fictifs où le pasteur se montre soucieux de l’éducation des jeunes.

BENOÎT GAIN

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