Histoire du christianisme

VII. Annoncer l’Évangile « jusqu'aux extrémités de la terre »

L’annonce de la Bonne Nouvelle (Évangile) « jusqu’aux extrémités de la terre » est un élément constitutif du christianisme, Jésus ayant envoyé ses apôtres en mission en leur disant : « Allez… de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (Matthieu 28.19). Une tradition déjà attestée au IIIe siècle et reprise par les historiens de l’Église (Eusèbe de Césarée au début du IVe siècle, Rufin d’Aquilée au début du Ve) faisait état d’un partage de la terre à évangéliser entre les apôtres. Cela valida pour longtemps la prétention de nombreuses Églises à avoir un apôtre pour fondateur et à s’inscrire dans la succession (diadochè) apostolique directe. Si l’expansion du christianisme se fit d’abord dans l’Empire romain et les régions orientales voisines, il y avait au-delà bien des peuples à évangéliser ; certains pénétrèrent dans l’Empire dès le IIIe siècle. Au cours du IVe siècle et au Ve siècle, les chrétiens prirent petit à petit conscience du fait que l’Église ne pouvait se limiter à l’Empire romain, fût-il devenu officiellement chrétien.

FRANÇOISE THELAMON

La christianisation du bassin méditerranéen au Ve siècle dans les limites de l’Empire romain

Le 9 avril 423, l’empereur de la partie orientale de l’Empire, Théodose II, adressa au préfet du prétoire Asclépiodote une loi disposant entre autres que « les païens qui subsistent, quoique Nous pensions qu’il n’en reste déjà plus, soient retenus par les prescriptions [des lois] déjà promulguées » (Code théodosien, XVI, 10, 22).

Quelque trente ans après la fermeture des temples ordonnée dans tout l’Empire par Théodose Ier, son successeur envisageait de manière très ambigüe l’effet de cette mesure. À la négation idéologique de l’existence d’adeptes des cultes polythéistes s’opposait la réalité quotidienne de leur présence, même si leurs activités cultuelles ne pouvaient plus se dérouler en public et devait gagner, dans la crainte d’une législation de plus en plus répressive, la protection des maisons particulières, des marges ou des lieux reculés du monde romain. Il est impossible pour l’historien contemporain de mesurer quantitativement et à des moments successifs l’ampleur de cette adhésion, condamnée – sauf exception – au secret dans les territoires des « empereurs très chrétiens ». En conséquence, il n’est pas possible d’évaluer le rythme du passage des « païens » au christianisme ; et les « conversions » de juifs, parfois en masse, comme à Mahón, dans l’île de Minorque, en février 418, restent à l’évidence minoritaires. Certes, Augustin (Commentaire des Psaumes, VII, 7, XXXIX, 1, etc.) dénonce souvent – et il n’est pas le seul au tournant du IVe siècle – « la croissance de l’hypocrisie » dans les rangs des chrétiens, autrement dit celle des ralliements simulés, mais déjà Origène, un siècle et demi plus tôt, emploie un langage similaire (Commentaire sur Matthieu, ser. 19, 20, 24). L’histoire de la progression numérique du christianisme dans l’Empire romain relève donc en général des impressions de lecture et de la conviction plus ou moins étayée de l’historien qui l’étudie, fût-elle le résultat de tentatives de modération fondées sur des bases statistiques aussi évanescentes que controversées.

La christianisation croissante de l’espace et du temps, c’est-à-dire la saturation progressive en références chrétiennes de ces deux dimensions essentielles de la vie quotidienne, est indéniable et conforte le poids des lois qui proscrivent le « paganisme » et limitent, à partir du Ve siècle, l’exercice du culte juif. Mais les transferts d’adhésion religieuse, et singulièrement les « conversions au christianisme » ne sont guère documentés de manière détaillée que par certains portraits de groupe, tels les « Ismaélites » (c’est-à-dire des populations arabes) au pied de la colonne de Syméon le Stylite, selon le témoignage de Théodoret de Cyr (Histoire Philothée, XXVI, 13-16), ou ceux, autobiographiques, de Justin martyr à Arnobe ou d’Augustin, qu’il est difficile de mettre en série. Dès lors, la tradition historiographique a souvent traité de la « conversion des peuples » en des fresques narratives aussi vastes qu’imprécises, ou de l’« itinéraire d’une âme » scruté à l’aide de toutes les ressources de la psychologie moderne appliquée aux textes antiques. Les tentatives visant à mettre en évidence certains mécanismes sociohistoriques de « conversion au christianisme » sont nombreuses. Mais elle débouchent souvent sur de grands récits à visée explicative qui, même délivrés de l’ombre de la Providence, peinent à articuler effets locaux et causes générales, que ces récits se fondent sur la détermination de présumées capacités d’attraction des communautés chrétiennes et de leur(s) message(s) – par exemple les pratiques et discours de l’assistance – ou, dans une perspective ultimement reconductible à l’apologétique chrétienne, sur la mise en évidence de faiblesses tout aussi présumées des polythéismes traditionnels. Preuve, s’il en était besoin, de la difficulté d’accorder le particulier – la « conversion » d’un individu – et l’universel – la christianisation d’une société.

Ces quelques considérations préliminaires invitent à une approche plus circonscrite du phénomène des « conversions » au christianisme, centrée sur l’examen des motifs d’adhésion explicitement repérables dans les sources, sans chercher à distinguer entre « conversions sincères » et « conversions intéressées ». La neutralité axiologique de l’historien impose de renoncer à une telle discrimination de toute façon inopérante. Elle conduit à ne valoriser que les informations disponibles sur ce qui détermine les transferts d’allégeance religieuse ; cela en un temps où a disparu la mention de prédicateurs itinérants chrétiens dans l’Empire romain. La diffusion du christianisme sur le modèle de la mission paulinienne était devenue, pour l’essentiel, soit un schéma littéraire jouissant d’une grande fortune dans la littérature apocryphe des Actes des apôtres, soir l’apanage de Mani et de ses disciples.

Cette enquête aboutit à une énumération de facteurs variés que leur entrelacement empêche de classer aujourd’hui par ordre d’importance : influences familiales, imitation des puissants – « si tel noble devenait chrétien, personne ne resterait païen » (Augustin, Commentaire des Psaumes, LIV, 13) – et, en particulier, du prince, volonté d’obtenir un avantage matériel ou de se faire bien voir, peur de la coercition, voire de l’exercice de la violence comme à Mahón, dons reçus en manière de charité, miracles et songes, discussions avec des proches, des évêques ou des moines, influences amicales, lecture de livres, prédication et, plus généralement, arts de la parole, etc. Il faudrait aussi mettre en valeur les facteurs de résistance à la « conversion » – tel ou tel facteur pouvant certes jouer dans un sens ou dans l’autre : des traditions familiales, une certaine conscience de classe, un attachement idéologique (comme c’est le cas des néoplatoniciens d’Athènes, tel Proclus), etc.

Quels que soient l’enchaînement des motifs qui conduisait jusqu’à l’inscription dans les rangs des catéchumènes et la durée du processus graduel d’assimilation des normes et croyances jugées alors requises d’un chrétien, adhérer au christianisme signifiait faire son entrée dans une communauté. Cette dimension ordinairement communautaire du fait chrétien dans l’Antiquité tardive, et conséquemment l’importance croissante de la caractérisation religieuse dans la définition d’une identité sociale, apparaissent avec d’autant plus d’évidence que le catéchumène et le baptisé sont sans cesse appelés non seulement à distinguer d’un point de vue intellectuel « orthodoxie » et « hérésie », mais aussi à différencier d’un point de vue pratique les groupes faisant profession du christianisme.

Dès lors, une première évaluation de la densité de la présence chrétienne dans le monde romain peut se fonder sur la cartographie traditionnelle des évêchés attestés à telle ou telle époque. Les progrès des recherches prosopographiques permettent de compléter les listes épiscopales et d’estimer, par exemple, au début du Ve siècle, à quatre cents le nombre d’évêques donatistes en Afrique du Nord ainsi que celui des évêques « catholiques » (antidonatistes), soit, compte tenu des sièges possédant deux titulaires antagonistes, quelque six cents évêchés. En Gaule, il existerait au milieu du Ve siècle entre soixante-dix et quatre-vingts sièges épiscopaux, soit autant qu’en Italie à la même époque. L’Égypte possède une centaine d’évêchés ; dans le diocèse civil d’Asie, soit la partie occidentale de l’Asie Mineure, on en trouve près de deux cents. Dans la détermination de ces données numériques, les listes de souscription des évêques (ou de leurs représentants) aux actes des conciles ou synodes – les deux termes, l’un latin, l’autre grec, sont alors synonymes – jouent un rôle décisif. Apparue à la fin du IIe siècle, l’institution conciliaire, qui consiste en la réunion des chefs d’Église sur une base géographique plus ou moins large pour débattre des problèmes auxquels ils sont confrontés, a connu un vif essor. Les empereurs, dès Constantin et les conciles d’Arles (314) et de Nicée (325), l’ont faite afin de tenter de régler les conflits déchirant le monde chrétien.

Une certaine hiérarchisation des sièges épiscopaux a parallèlement progressé, et les évêques, essentiellement orientaux, réunis à Nicée ont entériné la prééminence de l’évêque d’Alexandrie sur toute l’Égypte et de celui de Rome sur l’Italie centrale et méridionale – ils seront bientôt appelés « archevêques ». Ils ont d’autre part décidé de créer dans toutes les provinces civiles un siège métropolitain dont le titulaire serait chargé de surveiller les élections épiscopales dans tout ressort et de convoquer ses suffragants en un concile provincial deux fois par an. La diffusion du système des métropolites, d’abord en Orient, puis en Occident, a assuré une structuration plus ferme de l’Église impériale. Au concile de Chalcédoine (451) est apparue la notion de « patriarcat », qui ne prendra toute son importance qu’à partir du règne de Justinien (527-565), avec la « pentarchie » : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem – l’« Ancienne » et la « Nouvelle » Rome se disputant la primauté sur l’Église impériale.

La vigueur de cette organisation ecclésiastique que mettent à mal au cours du Ve siècle les « invasions barbares », en particulier en Afrique et dans la péninsule Ibérique, ne doit pas cacher l’inégale densité du réseau épiscopal dans les limites de l’Empire romain. Le contraste peut être grand, non seulement à l’échelle régionale, par exemple entre la partie orientale de l’Afrique du Nord et ses marges occidentales, mais aussi à l’échelle microrégionale, comme le prouve le cas italien, voire au niveau local, où peuvent s’opposer une ville largement acquise au christianisme, telle Édesse, et un bastion des cultes traditionnels, tel Harran. De plus, l’importance non seulement territoriale mais aussi démographique d’un siège épiscopal peut varier considérablement, si bien qu’en l’absence de données solides sur le peuplement il convient de renoncer à toute cartographie du phénomène de la progression numérique du christianisme pour privilégier des analyses microrégionales qui fassent droit à une christianisation largement sporadique.

MICHEL-YVES PERRIN

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