Histoire du christianisme

Des peuples chrétiens aux marges de l’Empire romain

En attribuant aux apôtres Thaddée et Thomas l’évangélisation de la Mésopotamie (en particulier Édesse), voire de l’Inde, on rend compte de l’existence de communautés chrétiennes attestées dans la seconde moitié du IIe siècle.

Une Église de Perse

La dynastie perse des Sassanides, qui prit alors le contrôle de l’Empire parthe, renforça la religion nationale, le mazdéisme, tandis que les victoires du roi Shabuhr Ier (240-272) sur l’Empire romain entraînèrent la déportation dans plusieurs régions de l’Empire perse, de la Mésopotamie à l’Iran, de chrétiens d’Asie Mineure et de Syrie, persécutés après avoir été tolérés.

La politique de tolérance de règle dans la première moitié du IVe siècle permit le développement de l’Église de Perse, dont un évêque participa au concile de Nicée en 325. Dès la fin du IIIe siècle, l’évêque de Séleucie-Ctésiphon avait cherché à établir l’hégémonie de son siège sur toutes les Églises de l’Empire sassanide, au grand dam de ses collègues, qui en avaient appelé à l’arbitrage d’évêques de l’Empire romain. Il existe alors, des confins de l’Empire romain au golfe Persique, de nombreuses communautés chrétiennes dotées d’un évêque, et la présence de chrétiens est prouvée à l’est et au nord jusqu’à la mer Caspienne ; il y a des chrétiens dans toute la société, y compris à la cour, ainsi que des ascètes solitaires et des moines vivant en communauté.

La reprise des hostilités entre Perses et Romains en 338 fut sans doute, avec l’hostilité des mages qui avaient réformé la religion nationale, l’une des causes du changement de politique de l’empereur Shabuhr II (309-379), qui persécuta alors les chrétiens : ce fut le « grand massacre » (340-383). Soupçonnés d’être des traîtres de l’intérieur acquis à l’ennemi romain, les chrétiens furent victimes d’une persécution sanglante qui fit de nombreux martyrs.

Au début du Ve siècle, le roi Yazdgard Ier, soucieux de s’affranchir de l’influence des mages et de se rapprocher de l’Empire romain, libéra les chrétiens emprisonnés, autorisa la reconstruction des églises et la réunion d’un concile à Séleucie-Ctésiphon en février 410 ; celui-ci organisa une Église nationale reconnue par l’État, ayant à sa tête l’évêque de Séleucie, qui prit bientôt le titre de catholicos-patriarche (en 424) ; en adoptant les décisions du concile de Nicée, il établissait l’Église de Perse dans la communauté de l’Église universelle, mais en 423-424 un synode décida de son autonomie disciplinaire et doctrinale.

L’Arménie : premier royaume chrétien

Royaume indépendant aux confins de l’Empire romain et de l’Empire perse sassanide, l’Arménie fut, au IVe siècle, sous l’influence tantôt de l’un tantôt de l’autre, puis partagée entre eux (vers 387) : deux tiers du territoire passèrent sous protectorat perse en conservant un roi, la partie occidentale fut pratiquement annexée par l’Empire romain.

Les origines chrétiennes de l’Arménie ne sont connues que par des sources arméniennes évidemment postérieures à l’invention de l’alphabet arménien par le moine Machtots (Mesrop), vers 405. L’origine syriaque d’une toute première évangélisation des cantons méridionaux proches de la Haute-Mésopotamie, traditionnellement rattachée à l’apôtre Thaddée, a laissé des traces dans le vocabulaire religieux. Mais cette évangélisation fut surtout l’œuvre de Grégoire l’Illuminateur, prédicateur d’origine parthe, venu de Cappadoce ; il affronta le roi Tiridate IV (298-330), qui le fit d’abord emprisonner, puis le laissa prêcher le christianisme. Après être retourné à Césarée, où il fut ordonné évêque, il baptisa en 314 le roi, convaincu de l’inanité du culte des idoles, ainsi que la cour, l’armée et tous les habitants. Le royaume d’Arménie devenait ainsi le premier État chrétien. Les missionnaires grecs et syriens qui accompagnaient Grégoire instruisirent les nouveaux convertis, en particulier, pour former le clergé chrétien, les fils des prêtres des cultes païens qui héritaient des domaines antérieurement dévolus à leurs pères ; sur ordre du roi, les temples avaient été détruits et remplacés par des églises. Tiridate ne voulait changer ni les lois coutumières ni les structures de son royaume ; la conversion au christianisme en renforça la cohésion. Il concéda à Grégoire et à ses descendants les titres de grand prêtre et de principal évêque, grand juge du royaume et protecteur des pauvres, fonctions exercées avant par le chef des prêtres païens. L’Arménie connut les mêmes querelles doctrinales que l’Empire romain : les évêques demeurèrent fidèles à la foi définie par le concile de Nicée, mais les souverains s’alignèrent généralement sur les choix doctrinaux des empereurs, ce qui fut source de conflits.

Au milieu du IVe siècle, l’arrière-petit-fils de Grégoire, Nersès le Grand, organisa l’Église d’Arménie ; il créa aussi des fondations charitables et introduisit le monachisme. Ses successeurs ne furent plus ordonnés à Césarée ; à partir de 373, l’Église arménienne devint autocéphale. Après le partage de l’Arménie, elle dut affronter l’hostilité du conquérant perse. Le petit-fils de Nersès, Sahak (387-438), dernier descendant de Grégoire, fut cependant nommé archevêque, mais le siège épiscopal fut transféré près de la résidence royale ; à la mort de Sahak, l’archiépiscopat devint électif. Protecteur de Machtots, Sahak encouragea le développement d’une littérature arménienne dès avant 407, les livres liturgiques le furent également, puis de nombreux ouvrages des Pères grecs et syriaques ; ce fut le fondement de la culture arménienne chrétienne. Machtots obtint aussi de l’empereur Théodose II le droit d’enseigner l’alphabet arménien du côté byzantin de la frontière, permettant ainsi aux Arméniens de ces régions de sauvegarder leur identité, leur langue et leur culture.

Au milieu du Ve siècle, les chrétiens d’Arménie furent durement persécutés par le pouvoir perse : l’abjuration simulée des dynastes ne suffit pas ; des mages investirent les campagnes, chassant les prêtres, contraignant les paysans à entretenir des autels du feu. Ce fut la révolte ; les Arméniens furent vaincus par une armée perse beaucoup plus forte (juin 451) ; leur chef Vardan Mamikonian et les deux cent quatre-vingts princes qui avaient péri avec lui furent vénérés sous le nom de saints Vardanank. Les Perses suspendirent pour un temps les conversions forcées, mais les persécutions reprirent plusieurs fois au Ve et au VIe siècle, sans jamais venir à bout du christianisme des Arméniens.

La conversion de la Géorgie

En dépit d’une tradition qui rapporte à l’apôtre André l’évangélisation de la Géorgie occidentale, on en ignore les débuts ; un évêque de Pityonte, sur la mer Noire, était présent au concile de Nicée, et des vestiges d’églises du Ve siècle ont été retrouvés. Le sud de la région, ainsi que l’Albanie, à l’est (Azerbaïdjan), ont été touchés par des missionnaires envoyés par Grégoire l’Illuminateur et par d’autres venus de Syrie. Mais c’est dans les premières décennies du IVe siècle, sous Constantin ou peu après sa mort, en 337 ou 338, que l’Ibérie du Caucase (Géorgie centrale et orientale) a été convertie au christianisme. Les Géorgiens nomment Kartli ce royaume dont Mtskhéta (à l’ouest de Tbilissi) était la capitale. Son sort était lié aux luttes entre Romains et Perses. Au début du IVe siècle, il est sous le protectorat des Romains, qui nomment le roi. Alors que les sources écrites géorgiennes sont toutes très postérieures, la relation écrite la plus ancienne de la conversion des Ibères a été rédigée en latin, en 402-403, par l’historien Rufin d’Aquilée, d’après le témoignage du prince ibère Bacurius (Bacour), alors officier dans l’armée romaine : une femme « captive » – il faut entendre « captive de Dieu » ou « captive du Christ », et non « prisonnière de guerre  – révèle le nom du dieu qu’elle vénère et qui accomplit des guérisons par son intermédiaire : le Christ. La reine, puis le roi et, par eux, l’ensemble du peuple se convertissent. La « captive » enseigne les rites du culte et la manière de construire une église, mais ce n’est qu’après qu’elle a passé une nuit en prière qu’une colonne demeurée suspendue en l’air se met d’elle-même en place. Le nom de « Colonne vivante » donné plus tard à la cathédrale de Mtskhéta, sous laquelle les vestiges de la petite église en bois du IVe siècle ont été retrouvés, perpétue le souvenir de ce miracle, rite de fondation. La conversion au christianisme était aussi un choix politique qui renforçait les liens avec l’Empire de Constantin (ou de ses fils) face aux Perses. Selon la tradition géorgienne, Nino, la « sainte Femme » était venue de Cappadoce sous le règne du roi Mirhian, qui demanda des prêtres à Constantin. De fait, les premiers évêques furent d’origine grecque et l’Église d’Ibérie passait pour dépendre d’Antioche, où son catholicos est toujours consacré au moment où elle se constitue en Église nationale, dans la seconde moitié du Ve siècle (467 ?). Au début du Ve siècle, la création d’une écriture nationale facilite l’évangélisation, l’élaboration de la liturgie et l’apparition d’une littérature chrétienne. Cependant, tandis que la plaine est christianisée et que les Perses tentent d’imposer le mazdéisme quand ils contrôlent l’Ibérie, le système religieux polythéiste se maintient longtemps dans les hautes vallées du Caucase.

L’introduction du christianisme en Éthiopie

C’est aussi à Rufin d’Aquilée que l’on doit la relation la plus ancienne de l’introduction du christianisme dans le royaume d’Axoum (Éthiopie), qu’il nomme India ulterior. Au IVe siècle, Axoum était un État puissant dont le roi portait le titre de « négus » et de « roi des rois » ; des inscriptions en langue et écriture éthiopiennes (guèze) et sud-arabiques en témoignent et nomment un roi Ezana qui ne paraît plus exercer de suzeraineté réelle de l’autre côté de la mer Rouge, mais qui conduit des campagnes victorieuses en Afrique, dont il remercie d’abord plusieurs dieux, puis un seul appelé « Seigneur du ciel ». Or Rufin, d’après le témoignage de l’un d’entre eux, rapporte que deux jeunes chrétiens originaires de Tyr, faits prisonniers au cours d’un voyage, étaient entrés au service du roi du pays ; le plus brillant, Frumentius, dirige bientôt la chancellerie et, à la mort du roi, joue le rôle de régent auprès de la reine et de son jeune fils. Il donne à des négociants romains de passage la possibilité de construire des églises et favorise un début d’évangélisation de la population. Le prince devenu roi, Frumentius se rend à Alexandrie, où il est consacré évêque par Athanase, vers 330. Au retour, il prêche avec succès la foi définie au concile de Nicée, comme le confirme, en 356, une lettre de l’empereur Constance II aux souverains d’Axoum Ezana et Sazana, ce qui n’implique certes pas qu’ils soient chrétiens. Les sources éthiopiennes, toutes tardives, reprennent le récit de Rufin et placent sous le règne de ces deux rois l’action de Fremenatos, premier patriarche d’Éthiopie, vénéré sous le nom d’Abba Salama, le « Révélateur de la lumière ». Enfin, sur une inscription en grec, de date incertaine, un roi Ezana se dit « serviteur du Christ », dont il proclame la divinité, et affirme sa foi en Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. À la fin du Ve siècle, des moines syriens poursuivent l’évangélisation et développent le monachisme, mais l’Église d’Éthiopie demeure en communion avec Alexandrie.

En choisissant de faire état de ces deux cas d’expansion du christianisme, vers le Caucase et vers l’India ulterior qui figurent les lointains du monde, Rufin montre qu’au temps de Constantin l’expansion du christianisme s’est poursuivie « jusqu’aux extrémités de la terre », inscrivant dans la continuité des temps apostoliques l’époque du premier souverain romain chrétien, pensé comme treizième apôtre.

FRANÇOISE THELAMON

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant