Histoire du christianisme

I. Consolidation et expansion

Saint Benoît († vers 547)
Père des moines d'Occident

Forme de renoncement pour Dieu pratiqué sur le mode de la solitude absolue (érémitisme) ou en communauté (cénobitisme), le monachisme (du grec monachos, « solitaire ») apparaît au IVe siècle en Égypte, en Asie Mineure, puis en Occident. L’intégration des « renonçants » dans la structure de l’Église latine est, à partir du VIe siècle, un facteur d’évolution essentiel de la société chrétienne. Comment être à la fois seul et ensemble ? Comment sanctifier la communauté dans l’isolement et le retrait du monde ? Telles sont les questions clés de l’histoire du monachisme en Occident entre 500 et 1200.

Saint Benoît et la règle bénédictine

Saint Benoît, considéré comme le « père des moines d’Occident », est une figure assez obscure, dont le pape Grégoire Ier le Grand (vers 540-604) s’est fait le héraut au deuxième livre de ses Dialogues. Né vers 490 à Norcia, dans l’Apennin ombrien, Benoît appartient à une famille aisée. Envoyé à Rome pour recevoir une éducation à l’antique, le jeune Benoît décide bientôt de se vouer à la « docte ignorance » dans la solitude d’une grotte près de Subiaco. Il fonde une douzaine de petits monastères qui accueillent des enfants de l’aristocratie romaine, tels ses disciples Maur et Placide. Vers 530, Benoît et ses compagnons se déplacent au mont-Cassin. C’est là que Benoît meurt vers 560 et qu’il repose en compagnie de sa sœur Scholastique. Vingt ans plus tard, le monastère est détruit par les Lombards. Une légende mise en forme par de lointains disciples de Benoît installés à Fleury, sur les bords de la Loire, veut que les reliques du saint aient été frauduleusement recueillies au mont-Cassin en 670 pour être transportés en Gaule. Fleury devenant dès lors « Saint-Benoît-sur-Loire ».

Pour les besoins de la communauté du mont-Cassin, Benoît compose une règle qui dépend largement d’usages antérieurs consignés dans la « règle du Maître ». Pour lui comme pour son modèle, il s’agit de fixer au mieux le monde de vie de « frères » qui, à l’imitation des apôtres, choisissent de rompre avec les attaches du monde (la parenté charnelle, le mariage, le réseau des amis et des relations) pour s’adjoindre une parenté spirituelle anticipatrice de la communauté des saints dans l’au-delà. Dans un monde qui se rétracte économiquement avec la dislocation de l’Empire romain, la règle de saint Benoît prescrit le travail manuel qui permet au monastère de vivre en autarcie des fruits de la terre ; autre tâche manuelle, la copie des manuscrits offre à la communauté tout l’accès nécessaire aux « lettres », spécialement à l’Écriture sainte et à ses commentaires. Le monastère bénédiction est ainsi à la fois une unité de vie économique (souvent, même, un acteur dynamique et d’avant-garde dans la vie des campagnes) et un organe culturel d’une importance essentielle dans la survie et le renouvellement intellectuels de l’Occident durant le haut Moyen Âge. Le second objet de la règle est d’offrir aux frères une vivante image des degrés de l’échelle de perfection qui est tendue vers le Ciel. Elle prescrit à chacun humilité et obéissance. Elle impose, à tous, une stricte organisation du temps réparti entre le travail (environ six heures) ; la prière, solitaire ou collective dans le cadre de l’office divin – récitation des psaumes et lectures (Vies de saints, textes des Pères) à heures fixes, depuis les vigiles jusqu’à complies[*]) ; la pratique de la lectio divina (lecture et méditation de la Bible).

[*] Les heures de la prière sont les suivantes en commençant par la prière de nuit : vigiles ou matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres et complies.

Au départ, la règle de saint Benoît n’est qu’un texte parmi d’autres dans un foisonnement de règles qui, au sein des « micro-chrétientés » d’Occident (Peter Brown), enseignent des modes de renoncement divers. Compte tenu de ces modestes débuts, comment expliquer le prodigieux succès du modèle bénédictin ? Il faut y voir, pour l’essentiel, un effet indirect de la lente politique d’unification de l’Église latine. Le pape Grégoire Ier le Grand, lui-même ancien moine et dévot de Benoît, envoie une petite équipe de disciples évangéliser l’Angleterre. C’est par l’intermédiaire de ces missionnaires que la règle de saint Benoît est adoptée dans les monastères anglo-saxons ; au début du VIIIe siècle, d’autres missionnaires, insulaires cette fois, font retour sur le continent pour évangéliser la Germanie et y implanter le monachisme bénédictin. Les disciples de saint Benoît occupent dès lors une place de premier plan sur le front pionnier d’une Église latine conquérante. Et cela d’autant plus que les souverains carolingiens décident, dans le cadre de leur grand projet d’Empire chrétien, d’imposer le type bénédictin comme mode de vie universel des moines. Benoît d’Aniane († 821), le conseiller de l’empereur Louis le Pieux en matière religieuse, est le promoteur d’un véritable aggiornamento en matière monastique, au terme duquel les frères rassemblés en communauté font le choix d’« une seule règle et d’une seule coutume » : la règle de saint Benoît, plus ou moins adaptée en fonction des besoins du temps à l’aide de « coutumes », c’est-à-dire de dispositions (modes de vie, usages liturgiques) non prévues par saint Benoît.

Le sacerdoce des moines

La multiplication des coutumes, à partir du IXe siècle, est un bon indice de l’importance que les moines prennent progressivement au sein de la société chrétienne. Cette évolution quelque peu paradoxale en vient à faire de ceux qui ont renoncé au monde des rouages essentiels de la vie en société. De fait, le monachisme devient, dès les années 800, un « ordre » parfaitement intégré au service de l’Église et du pouvoir politique. Dans la répartition idéale des tâches définie par le schéma carolingien des trois ordres fonctionnels (ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent), les moines s’intègrent dans l’ordre de prière. Dans l’isolement du cloître, leur fonction est d’œuvrer pour le salut des chrétiens, vivants ou morts. Au titre de ces « œuvres », on compte bien sûr la prière mais aussi le service de l’autel, spécialement important pour accompagner les défunts ni trop bons ni trop mauvais qui ont besoin du suffrage des vivants pour s’agréger à la communauté des saints. Par rapport au modèle bénédictin des origines, c’est sans doute là que se trouve le point d’évolution le plus important. À l’époque de Benoît, les frères sont, sauf très rares exceptions, des laïcs ; au IXe siècle, et plus encore dans les temps qui suivent, les communautés comptent de plus en plus de moines prêtres qui célèbrent des messes « spéciales » ou « privées » au service des défunts, anciens membres de leur fraternité, familiers ou amis de la communauté. Ces familiers et ces amis, dont les noms sont souvent inscrits dans les livres de mémoire du monastère (nécrologie et cartulaire), donnent une bonne idée des liens que la société des moines entretient avec l’extérieur, spécialement avec les grandes familles aristocratiques. Après avoir été des instruments de la puissance publique sous les Carolingiens, les monastères et le contrôle de leurs patrimoines deviennent les enjeux de luttes de pouvoir à l’époque féodale. Plutôt que de s’offusquer devant le spectacle d’une « Église aux mains des laïcs[*] », il faut comprendre que les élites du haut Moyen Âge constituent une aristocratie à la fois laïque et ecclésiastique pour laquelle la domination sur les hommes et sur la terre passe par le contrôle et la possession des monastères. Le meilleur exemple de ce type d’intégration dans l’« ordre seigneurial » est sans aucun doute offert par les moines de Cluny.

[*] Formule de l’historien Augustin Fliche, largement reprise pour qualifier la situation antérieure à la réforme grégorienne et combattue par cette dernière.

Les seigneurs de Cluny (910-1150)

Le monastère de Cluny, en Mâconnais, est fondé en 910 (ou 909) par Guillaume III, duc d’Aquitaine et comte de Mâcon, dit le Pieux. Ce grand prince renonce à tout droit sur l’établissement et place le monastère directement sous la protection de Rome de façon à assurer l’indépendance de Cluny à l’égard de tout pouvoir temporel et spirituel. Dans la logique de l’acte de fondation, les pages Grégoire V (998) et Jean XIX (1024) accordent ensuite l’exemption aux clunisiens. Il s’agit d’un privilège qui, selon des modalités diverses, libère les moines de tout lien avec leur évêque de tutelle, en l’occurrence celui de Mâcon. C’est alors que prend véritablement naissance l’Église clunisienne, réseau aux mailles serrées d’abbayes, prieurés et sous-prieurés, directement rattaché à l’abbaye mère (Cluny) et à son abbé, lequel ne relève que du pape, vicaire de Pierre et du Christ. Au même moment, l’Église clunisienne s’implique profondément dans la vie générale de l’Église latine, fournissant à Rome de nombreux cadres : prêtres, évêques, archevêques, cardinaux et même un pape, Urbain II. Dans un jeu de miroir saisissant, Cluny se confond avec Rome, se considérant comme une réduction de l’ensemble de l’Église. Toutes les formes de vie consacrée y sont pratiquées : monachisme, érémitisme et réclusion, à la fois pour les hommes er les femmes. Par ailleurs, le monastère bourguignon et ses dépendances fonctionnent comme un immense asile ouvert à tous les laïcs, pauvres et riches, désireux de se retirer temporairement ou définitivement du monde, sans compter les fidèles qui demandent à être accueillis dans la communauté à l’heure de la mort.

Cet immense réseau ecclésiastique centré sur le « monastère principal » (Cluny même) est profondément impliqué dans la société féodale et dans l’ordre seigneurial. Le tournant de l’an mil représente, en Francie occidentale (partie ouest de l’ancien Empire carolingien, à l’origine de la France), une phase de désagrégation du pouvoir royal qui permet le développement, surtout au sud du royaume, de seigneureries indépendantes, laïques et ecclésiastiques, au nombre desquelles figure le monastère de Cluny. Les deux types de seigneurie sont concurrents tout en ayant destin lié. Les grandes familles aristocratiques, en effet, dotent Cluny de biens et engagent souvent certains de leurs membres dans la communauté. La symbiose clergé-aristocratie est constitutive des structures de domination sociale et politique à l’âge féodal. Tous les abbés de Cluny, du Xe ou XIIe siècle, sont d’ailleurs issus de la petite, moyenne ou haute aristocratie. Pour influencer le comportement, parfois violent, de leurs voisins châtelains, les moines grand seigneurs de Cluny mettent en scène dans leurs écrits des aristocrates laïques modèles. L’essentiel de ce modèle est élaboré très tôt par Odon (879-942), deuxième abbé du monastère, qui brosse le premier portrait de l’homme d’armes chrétien dans la biographie du comte Géraud d’Aurillac, préfiguration du « chevalier chrétien », cette synthèse du moine et du soldat, telle que la décrit saint Bernard deux siècles plus tard.

DOMINIQUE IOGNA-PRAT

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