Histoire du christianisme

Autour de l’an mil
Les « chrétientés nouvelles »

Par une formule célèbre, le moine clunisien Raoul de Glabre évoqua vers 1040 le « blanc manteau d’églises » dont se paraît l’Europe en plein renouveau. Moins spectaculaire, mais tout aussi significatif de la Nouvelle Alliance qu’il voyait germer sous ses yeux, était la récente dilatation de la chrétienté&nbsop;; c’est que, ajoutait-il, « le règne de Dieu s’’est partout soumis les tyrans par la vertu du saint baptême ». Slaves occidentaux, Scandinaves et Hongrois qui, voici quelques décennies encore, semaient la terreur à travers tout le continent venaient en effet d’intégrer la chrétienté latine. Bientôt ne subsisterait plus que quelques réduits païens en terre finoise ou balte ; les Lituaniens attendaient même jusqu’en 1386 pour se convertir. Mais si l’on excepte ces derniers irréductibles, force est de reconnaître avec notre chroniqueur que l’an mil correspondit peu ou prou à la disparition du vaste no man’s land païen au Nord et à l’Est de l’Europe.

Ces « nouveaux venus » (Aleksander Gieysztor) se présentent à nous selon trois ensembles distincts. Les Scandinaves d’abord : engagés dès la fin du VIIIe siècle dans l’expansion viking, mouvement indissolublement commercial et guerrier, ils avaient fait souche dans les régions conquises, que ce soit en Normandie ou dans le Danelaw, au Nord et à l’Est de l’Angleterre. Les Danois en profitèrent pour s’imposer comme la puissance hégémonique et fonder un grand royaume englobant la Norvège, dominant la mer du Nord jusqu’au Groenland et exerçant une pression constante sur la Grande-Bretagne. Entre-temps, des Suédois qui pratiquaient sous le nom de Varègnes la route de Novgorod à Constantinople étaient entrés en contact avec les immensités du monde slave. Depuis le milieu du VIIe siècle, la majeure partie de l’Europe occidentale, jusqu’à l’arc alpin et à l’Adriatique, était en effet habitée par des tribus slaves, elles-mêmes en cours de différenciation ethnolinguistique. Les plus occidentales, tels les Slovènes de Carinthie, furent bientôt intégrées à l’Empire carolingien. Ailleurs, cependant, de puissants États slaves virent le jour au milieu du IXe siècle. Mais même le plus vaste d’entre eux, le royaume de Grande-Moravie, n’eut qu’une existence éphémère du fait de l’irruption des Hongrois venus d’Asie centrale. Sous la direction du duc Arpad, ce peuple semi-nomade s’établit dans les Carpates, d’où il lança des raids meurtriers jusqu’à ce que l’empereur Otton Ier leur inflige une cuisante défaite au Lechfeld, près d’Augsbourg (955). À cette date, outre les Slovènes et leurs voisins croates, seuls les Tchèques et les Moraves avaient embrassé, non sans résistances, le christianisme. Tous les autres peuples du Nord et du Centre de l’Europe lui demeuraient étrangers ou réfractaires. Si, par exemple, des églises avaient été édifiées au cours du IXe siècle dans les grandes places commerciales scandinaves de Birka, Hedeby et Ribe, elles l’avaient été pour accueillir les marchands étrangers ; rien n’atteste que des autochtones les aient fréquentées.

Afin d’expliquer l’entrée de ces populations dans la chrétienté aux alentours de l’an mil, la postérité a volontiers mis en avant quelques individualités exceptionnelles, dont beaucoup accédèrent rapidement à la gloire des autels, tant leur rôle dans la conversion de leurs peuples fut jugé décisif. Ne présente-t-on pas encore aujourd’hui les baptêmes du Polonais Mieszko Ier (966), du Russe Vladimir (vers 988), du Hongrois Vaïk-Étienne (995) ou encore du Norvégien Olaf (vers 1015) comme des ruptures historiques majeures ? Les choses sont pourtant loin d’être aussi simples. Car la christianisation s’étendit partout sur plusieurs décennies, voire davantage. Ainsi, des chefs hongrois de Transylvanie se convertirent au christianisme sous sa forme byzantine dès les années 940, soit près d’un demi-siècle avant que le futur saint Étienne ne saute le pas et n’entraîne à sa suite l’ensemble du peuple hongrois. De même, en Scandinavie, la conversion officielle des chefs fut précédée d’une longue période de tolérance à l’égard du nouveau culte. Inversement, surtout là où, comme en Suède, manquait une véritable unité politique, le paganisme put se maintenir jusqu’à l’extrême fin du XIe siècle. Longtemps, la christianisation s’accommoda donc d’un pluralisme religieux de fait. Les nouveaux princes chrétiens eux-mêmes hésitaient le plus souvent à sévir contre les anciens cultes afin de ne pas heurter de front les aristocrates réticents, à l’instar de ce chef suédois qui, de peur que les païens n’en profitent pour l’évincer, dissuada les missionnaires de détruire le sanctuaire d’Uppsala. Il en était d’autres qui, bien que baptisés, désiraient se ménager la faveur des anciens dieux. L’attitude du Hongrois Géza est éloquente : quoique chrétien, il continua à offrir des sacrifices aux dieux païens ; au prêtre qui le lui reprochait, il répondit fièrement qu’il « était assez riche et puissant pour donner des cadeaux à ceux-ci aussi » ! On le voit, la christianisation obéit à un processus complexe et graduel, qui n’est pas même exempt de retours en arrière : dans presque toutes ces nouvelles chrétientés éclatèrent tôt ou tard des réactions paganisantes, parfois si violentes qu’en Pologne, par exemple, il fallut presque repartir à zéro sous Casimir dit le Rénovateur (1034-1058). Ne succombons donc pas aux mirages de l’an mil. Si cette datation s’avère commode, elle ne doit pas faire oublier les détours d’une histoire plus mouvementée qu’il n’y paraît.

Une autre idée reçue voudrait que, dans ces contrées, la christianisation soit allée de pair avec la germanisation. Il est vrai que les missions en direction des Slaves furent menées à bien à partir des évêchés bavarois de Salzbourg, Passau et Ratisbonne. Aussi le duc de Bohême saint Venceslas (vers 922-935) choisit-il en même temps que le christianisme romain la soumission, tant politique que financière, au roi saxon Henri Ier l’Oiseleur. L’influence germanique se heurta néanmoins partout à de vives concurrences. Ce n’est certes pas celle de Byzance qui y fit obstacle : avec l’expansion de la Grande-Moldavie des disciples des saints Cyrille et Méthode, les missionnaires bavarois avaient eu raison de la présence grecque en Europe centrale ; alors que le christianisme byzantin rayonna sans entraves en Bulgarie puis en Russie kiévienne, il demeura marginal en Hongrie comme en Dalmatie et ne put prendre pied en Pologne. Mais, face à l’Empire germanique en pleine expansion, les chefs slaves et scandinaves jaloux de leur indépendance pouvaient compter sur d’’autres contrepoids au moins aussi efficaces. Ainsi, en Norvège et au Danemark, c’est d’Angleterre que vinrent les premiers évêques. Grâce à la familiarité culturelle liant la Scandinavie aux îles Britanniques, ils parvinrent à contrebalancer la pression allemande qui s’exerçait par le relais des archevêques de Hambourg-Brême. De même, la conversion des Polonais ne fut pas confiée à la métropole germanique de Magdebourg, mais résulta d’un accord passé avec le duc tchèque Boleslas, dont la fille Dobrava était mariée à Mieszko. Le cas hongrois illustre encore mieux quelle diversité d’influences façonna dans ces régions le christianisme naissant, puisque saint Étienne s’appuya simultanément sur l’évêque de Prague Adalbert, sur sa femme bavaroise Gisèle, une sœur de l’empereur Henri II, et sur l’évêque hongrois Gellert, qui s’était formé au monastère vénitien San Giorgio Maggiore.

C’est dire en même temps l’originalité de la dynamique politique qui présida à cette christianisation des confins. À l’époque carolingienne, l’unité de la foi impliquait d’ordinaire l’agrégation à l’Empire : la mission, armée en cas de besoin, faisait reculer les frontières politiques en même temps qu’elle gagnait des âmes. Cette stratégie fut encore celle d’Otton Ier (936-973), mais plusieurs facteurs commencèrent à la battre en brèche à la fin du Xe siècle. Depuis qu’elle avait choisi un siècle plutôt de soutenir l’œuvre de saint Méthode, la papauté était acquise à l’idée de faire émerger des Églises autochtones au-delà du limes saxonicus. Or, les résistances païennes, qui culminèrent lors de l’insurrection des Slaves polabes à l’été 983, venaient de sceller l’échec d’une unification religieuse menée par le fer et le feu. C’est au jeune Otton III (983-1002) que revint le mérite d’en prendre acte. Dans son désir de restaurer l’Empire universel en symbiose avec le pape Silvestre II (999-1003), il jeta les fondements d’une nouvelle organisation du monde chrétien : au cours du pèlerinage qu’il accomplit en mars de l’an mil sur la tombe de saint Adalbert à Gniezno, il couronna Boleslas le Hardi à la mode byzantine, en lui décernant le rang de frère dans la famille impériale des princes ; dans la foulée fut créée là une métropole ecclésiastique, pourvue de trois évêchés suffragants et séparée de la province de Magdebourg par l’Oder. L’année suivante, c’était au tour de saint Étienne de recevoir en pleine souveraineté la couronne royale et d’obtenir l’érection d’une métropole à Gran (Esztergom). Finalement, seul le royaume de Bohême, parce qu’il était encore en gestation et appartenait au Saint-Empire, resta privé d’archevêché ; encore l’évêché de Prague, fondé en 973, et celui, un peu plus récent, d’Olomouc furent-ils soustraits à l’Église de Salzbourg pour être placés sous la lointaine autorité de Mayence. Quant à la Scandinavie, elle suivit un destin similaire, quoique selon un rythme propre : elle releva d’abord de Hambourg, avant de se doter d’un centre métropolitain à Lund (1104), puis à Nidaros pour la Norvège, en 1152, et à Uppsala pour la suède, en 1164.

À l’Église d’Empire telle que l’avaient rêvée Charlemagne et ses successeurs s’était donc substituée l’Europe des chrétientés. De cette mutation témoigne une célèbre miniature provenant de Reichenau : on y voit l’empereur en majesté, escorté de Rome et des anciennes provinces romaines, mais aussi de la Sclavinia, le pays des Slaves. Naquirent ainsi à la périphérie de l’Europe des puissantes Églises territoriales, et bientôt nationales. Très liées au Siège romain, auprès duquel elles avaient trouvé leur premier soutien et auquel beaucoup acquittèrent une redevance d’un denier en signe de reconnaissance, elles se forgèrent leur identité à travers le culte de leurs saints rois, en une union étroite de la foi, de la dynastie et du pays. En ce sens, l’Europe des nationalités que nous connaissons aujourd’hui est bien, fût-ce dans un contexte sécularisé, fille de l’an mil.

OLIVIER MARIN

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