Histoire du christianisme

Rome, tête de l’Église latine
(à partir du XIe siècle)

Au terme d’un long processus, au sein duquel la période médiévale se révèle décisive, le prestige attaché à la ville de Rome se transforma en une prééminence institutionnelle sur le monde chrétien, faisant du pape beaucoup plus que l’évêque de Rome, ce qu’il demeura, en tout état de cause.

La défaillance des institutions romaines a favorisé la montée en puissance de l’évêque de Rome, patriarche de l’Occident, dans le gouvernement de la capitale impériale. Celui qu’on appelle le pape (du grec papas, « père ») assume son rôle de chef de la partie occidentale du monde chrétien, occupant vis-à-vis des autres sièges épiscopaux une position d’arbitre ou d’ultime recours. Rome est encore placée sous le contrôle de l’empereur de Constantinople ; c’est pourtant le pape qui doit assurer la bonne gestion de la vie quotidienne d’une ville très diminuée en population, mais toujours aussi renommée. Tant que Byzance reste maîtresse de l’Italie, Rome et le pape bénéficient d’une protection militaire efficace ; il n’en est plus de même avec les invasions lombardes, au VIe siècle.

Menacé par les Barbares, soucieux de garder une certaine autonomie, l’évêque de Rome quémande l’aide militaire des Francs, alors en plein ascension. Pépin le Bref répond favorablement à l’appel pressant d’Étienne II, en 753. S’ensuivent l’intervention militaire du Carolingien et la donation territoriale au siège apostolique qui devait donner naissance à un État pontifical, avec Rome pour capitale ; mise sous l’autorité morale du premier empereur chrétien, par un document qui reste l’un des plus célèbres faux de l’histoire, démasqué au XVe siècle par l’humaniste italien Loronzo Valla, cette donation a ultérieurement été connue sous le nom de Donation de Constantin. Charlemagne suit les traces de son père, prend la couronne des Lombards et engage une politique d’étroites relations avec la papauté. Le couronnement impérial de 800 inaugure une alliance étroite des deux souverains qui entendent l’un et l’autre gouverner la société des chrétiens (respublica christiana). Rome est désormais maîtresse d’une bonne partie de l’Italie. Dans de telles circonstances, l’élection du pape revêt une importance majeure ; elle passe pourtant sous le contrôle de quelques grandes familles romaines, ce qui ne semble pas avoir eu de graves conséquences sur l’action purement religieuse de celui qui servait de référence et d’autorité suprême aux chrétiens d’Occident. Après un demi-siècle de vacance, la renaissance de l’Empire, en 962, marque le début de cent ans de mainmise des souverains allemands sur Rome, la papauté et l’Italie. Quand leur entreprise se relâchait, comme ce fut le cas sous Henri II (1002-1024), le destin de la papauté retombait entre les mains de l’aristocratie locale.

Le XIe siècle représente un tournant décisif, prélude à une ascension de plus en plus ferme de la papauté. Durant les siècles qui séparent la venue à Rome de Pépin le Bref et celle d’Henri III (1039-1056), soit durant trois cents ans, la papauté n’a joué qu’un rôle secondaire, n’expédiant des bulles que dans une faible partie de l’Occident. Même s’ils s’intéressent à des régions éloignées qu’il faudrait convertir et où ils s’imposent parfois, comme en Pologne et en Hongrie, même s’ils se font reconnaître par la liturgie romaine qui fait école et se répand largement depuis la première impulsion donnée sous Charlemagne, les papes, souvent prisonniers de ceux qui les ont portés sur le siège de saint Pierre, ont des ambitions limitées, surtout quand les empereurs sont présents ou représentés en Italie. En 1049, le choix de Léon IX († 1054) va marquer un tournant décisif qui engage la papauté dans une révision complète de son fonctionnement et lui donne une puissance nouvelle.

La réforme qui s’amorce nourrit de grands dessins : elle tente de mieux dégager les deux domaines du spirituel et du temporel, mais en les hiérarchisant et en confiant au premier la mission de guider le second. C’est pourquoi, tout en ambitionnant de christianiser en profondeur l’ensemble de la société, elle s’attache dans un premier temps au monde des clercs, chargés d’illustrer et de transmettre son programme auprès des laïcs. Sa mise en œuvre repose sur une conception centralisée du gouvernement des Églises, dont la tête se trouve à Rome : une ecclésiologie pyramidale, où les évêques collaborent avec le pape, succède à une ecclésiologie horizontale, empreinte de communion collégiale. Plus ponctuellement, le choix unilatéral des papes par l’empereur a sans doute accéléré le processus de révision du mode de désignation des pontifes romains. En 1059, il est convenu en synode que le pape, jusque-là promu par le seul clergé et peuple de Rome, sera dorénavant élu par les cardinaux, un groupe de clercs composé des évêques suburbicaires (placés à la tête des églises des faubourgs de Rome), ainsi que des prêtres et des diacres des églises romaines. Cette mesure révolutionnaire crée en même temps une institution, le collège des cardinaux, qui se met au service du pape pour lequel il constitue une véritable cour, la « curie », et qui assure la continuité du gouvernement de l’Église entre deux règnes.

La chancellerie voit son activité renforcée et sa production augmenter : un nombre croissant de bulles partent de Rome à destination de tous les pays pour porter aux fidèles les décisions du pape. Le nouveau mode de désignation de celui-ci, dont sont exclus les laïcs, si puissants soient-ils, inspire celui des évêques, remis entre les mains des chanoines des chapitres cathédraux. Le mouvement se prolonge à l’intention des simples prêtres, dont la nomination est de plus en plus contestée aux « patrons » laïques des églises, pour revenir aux évêques. L’introduction de nouveautés aussi radicales dans les modalités de l’investiture aux charges ecclésiastiques provoqua la « querelle du sacerdoce et de l’Empire ». Car celui qui eut le plus à perdre dans cette affaire était l’empereur, directement intéressé au choix des prélats, étroitement associés à l’élection impériale et au gouvernement. Henri IV (1056-1106) se révolta, puis fit amende honorable à Canossa sans parvenir à l’emporter militairement en Italie. Face à lui, Grégoire VII (1073-1085) fut le défenseur intraitable de la liberté de l’Église ; c’est pourquoi l’expression de « réforme grégorienne » a été utilisée pour désigner une entreprise qui s’est prolongée bien au-delà de son pontificat, durant plus d’un siècle (vers 1050-vers 1150).

Dictés par les mêmes préoccupations, la réunion de conciles généraux, les voyages du pape hors de Rome et de l’Italie, la création d’organisme cruciaux et l’essor de l’esprit juridique contribuèrent à un essor considérable de la papauté. Jusque-là, en effet, seuls quelques rares papes avaient quitté Rome. Léon IX eut une autre conception et s’engagea dans de longs déplacements à travers les régions frontalières de la France et de la Germanie. La volonté de rendre la papauté partout présente dans la chrétienté conduisit ensuite à répandre ensuite la pratique des légations, qui permettait au pape d’avoir de fidèles exécutants dans tous les pays&nbps;: les légats pontificaux. C’est durant le pontificat d’Alexandre III (1559-1181) que ne manifestent le plus nettement toutes ces innovations ; puis Innocent III (1198-1216) mit un terme à cette longue période de transformations. Les conciles de Latran en 1123, 1148 et 1179 annonçaient déjà celui, beaucoup plus ample, de Latran IV (1275) convoqué par ce pape ; surtout, Innocent III établit dans les États du pape au niveau des principautés laïques et les installa dans la féodalité soit en distribuant des fiefs, soit en obtenant des serments de vassalité d’autres princes.

Tout au long des XIIe et XIIIe siècles, la papauté est devenue pleinement maitresse des décisions à prendre à tous les niveaux, du métropolitain au curé de paroisse, dans l’ensemble de la chrétienté. Elle ne tarda pas à prendre en charge les promotions des clercs, contrôlant, révisant ou ordonnant les élections des évêques, distribuant des prébendes de toutes sortes sur la demande des grands et à son gré. Peu d’action religieuses échappaient au patriarche d’Occident. Boniface VIII voulu exprimer cette puissance totale à l’occasion du jubilé de 1300, prélude éclatant à une période difficile pour la papauté, devant l’affirmation des États nationaux dont les princes entendirent avoir la main sur « leur » clergé.

En 1308, l’élection d’un pape français précéda de peu le transfert de la curie à Avignon. Durant soixante dix ans, celle-ci montra qu’elle pouvait régner sur la chrétienté loin de l’Italie, en accentuant sa bureaucratie, devant un véritable modèle pour les États naissants, dans les domaines juridiques ou financiers. En perdant la papauté, Rome n’avait pas cependant perdu tout son prestige, fondé sur le double souvenir de l’Empire et des martyrs. Des voix nombreuses s’élevèrent pour réclamer le retour : il eut lieu en 1377 mais provoqua le début d’une phase particulièrement dramatique du gouvernement de l’église d’Occident, le Grands Schisme. L’occident fut alors partagé entre deux papes l’un régnant à Rome et l’autre à Avignon, où de cardinaux nostalgiques de l’ancien état de fait et irrités du comportement de l’élu romain avait procédé à la désignation d’un nouveau pontife. Chacun compta ses soutiens : or les deux camps étaient de puissance voisine ; la force ne pouvait donc rien résoudre. Aucun pontife ne voulut démissionner, chacun estimant son élection légitime. La situation qui s’enlisa durant plus d’une génération provoqua le développement d’un puissant courant réformateur, qui voyait dans la réunion du concile l’ultime recours. Si le Grand Schisme se termina grâce à l’action du concile de Constance (1414-1418), l’assemblée conciliaire ne parvint pas à s’imposer comme un organe stable de gouvernement de l’Église et se discrédita lors du concile réuni à Bâle (1431-1449) en s’enlisant dans des débats sans fin. Face aux tenants des thèses conciliaire, la papauté en sortit renforcée, comme en témoigne l’éclatant succès du jubilé de 1450, qui vit les foules convergées vers Rome.

MICHEL PARISSE

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