Histoire du christianisme

Byzance/Constantinople et l’Occident
Communion et différenciation

La rupture entre l’Église romaine et l’Église byzantine et l’étiquette de « schismatique » qui furent dès lors attachée à cette dernière laissent penser que, dans cette affaire, le mauvais rôle aurait été joué par un Orient qui aurait refusé de suivre la voie droite tracée aux chrétiens pas Rome, la mère des Églises. C’est ignorer que ces deux Églises ont chacune son histoire : l’Église de Rome n’a affirmé que progressivement son autorité, tandis que l’Église de Constantinople se construisait dans un tout autre cadre. Plutôt que de parler de séparation, mais vaut souligner la communion entre ces deux Églises et les raisons de la différentiation qui s’’est introduite entre elles.

Au Moyen Âge, les deux Églises, qui utilisaient la même Bible, en grec pour l’une, et en latin pour l’autre, ont toujours fini par être d’accord dans trois domaines fondamentaux. En premier lieu, soulignons que leur crédo (expression du contenu de la foi) est le même ; c’est celui qui a été défini par les conciles œcuméniques entre le IVe et le IXe siècle. En deuxième lieu, les deux Églises s’accordent à voir en saint Pierre le « coryphée » (le chef de chœur) des apôtres ; de même, le pèlerinage à Rome, pour aller vénérer les reliques de Pierre et de Paul, n’a jamais cessé d’être une pratique orientale. Enfin, l’une et l’autre Églises ont les mêmes structures d’encadrement (évêchés regroupés en provinces métropolitaines). On peut ajouter que les conciles œcuméniques ne se sont pas seulement occupés de préciser le dogme mais ont aussi légiféré dans de nombreux domaines (liturgie, organisation du clergé, vie morale, piété, vie monastique…) pour normaliser et harmoniser par des règles communes bien des aspects de la vie des chrétiens et de leurs pasteurs. Il ne faut en effet jamais oublier qu’une très grande diversité avait caractérisé, dans tous les domaines, les Églises primitives, qui, à partir des textes considérés comme révélés, s’étaient peu à peu dotés de formes de vie et de culte élaborées en fonction de traditions locales et de problème particulier, en ayant pour seul recours leurs plus proches voisines. À partir du premier concile œcuménique (Nicée, 325), la diversité initiale des Églises commença à se canaliser.

De plus, c’est aussi à la fin du IVe siècle que l’Empire romain se divisa en un Empire romain d’Orient centré sur Constantinople/Byzance et un Empire romain d’Occident. L’Empire byzantin allait exister, sans solution de continuité, jusqu’en 1453, en se considérant comme héritier d’un Empire romain à vocation universaliste. L’Empire d’Occident, en revanche, connut une histoire plus tourmentée qui se traduisit par une fragmentation politique : il y eu un empereur, mais pas toujours ; il ne s’étendit jamais sur l’ensemble du monde chrétien occidental ; ses fondements romains se coloraient d’autres héritages, franc notamment. Cette différence politique ne se retrouve par sur le plan ecclésiastique : Église chrétienne, issue des conciles œcuméniques comportait cinq instances super-métropolitaines, appelées patriarcat. Dans la partie orientale de l’Empire romain, densément peuplée où les évêchés étaient nombreux, il y en eut quatre : Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Dans la partie occidentale, il y en eut une seule : Rome. Chacun des patriarches avait autorité dans son ressort, mais l’accord entre les cinq sièges était la garantie de la rectitude de la foi, tous convenant que le patriarche de Rome avait droit, au sein des patriarcat, à des honneurs particuliers. Il convient d’ajouter que, jusqu’au VIIIe siècle, l’autorité de l’empereur de Constantinople s’étendait sur une partie de l’Italie ; aussi Rome, qui dépendait de l’Orient sur le plan politique, n’en régissait-elle pas moins les Églises occidentales.

C’est dans le respect de cette organisation, la pentarchie (« cinq pouvoir »), laquelle se conjugue avec l’idée que le corps des évêques assemblés est le seul vrai successeur du collège des apôtres, que se déroulèrent les conciles œcuméniques, tous convoqués par les empereurs, gardiens de l’ordre public. Et pourtant, par la force des choses, une évolution ne tarda pas à se faire jour.

Tout d’abord, en Orient, l’importance de Constantinople s’accrut considérablement à la suite de la formation de l’Empire arabo-musulman. Alexandrie, Antioche et Jérusalem continuèrent à exister comme patriarcats, mais en terre musulmane et, de surcroît affaiblies par le développement d’Églises hérétiques rivales. Constantinople fut le seul patriarcat qui resta en terre chrétienne ; mieux, même, son ressort fini presque par coïncider avec celui de l’Empire byzantin qui disposa, à partir du VIIIe siècle, de deux têtes : l’empereur et le patriarche, associés et solidaires, à des titres différents, dans leur responsabilité envers les chrétiens. L’Église byzantine ne s’est jamais pensée en dehors de son rapport avec l’Empereur (ce fut son grand problème lorsque l’Empire disparut en 1453) : c’était une Église impériale et fière de l’être, « rendant à César ce qui est à César » et d’autant plus disposée à le faire que l’empereur était dit « couronné de Dieu », que sa capitale était placée sous la protection particulière de la Mère de Dieu et que son Empire avait une dimension providentialiste. Depuis le Ve siècle déjà, le patriarche de Constantinople s’attribuait une importance particulière et la deuxième place au sein du collège des patriarches, du fait qu’il occupait le siège de la capitale de l’Empire qui remplaçait la Rome antique.

L’Église de Rome, de son côté, avait évolué en fonction d’autres réalités. Son chef, de plus en plus souvent appelé pape, avait la responsabilité de l’ensemble des Églises occidentales. Très tôt, dès le Ve siècle, naquit l’idée d’accorder une primauté spéciale, parmi tous les évêques, à celui de Rome, en tant que successeur de saint Pierre à qui le Christ avait donné mission de fonder son Église, sans limitation géographique, et dont les reliques gardaient la Ville. Il fallut toutefois un certain temps à l’évêque de Rome pour imposer cette primauté aux Églises d’Occident et pour imposer également sa liberté face aux laïcs, souverains, rois ou empereurs, dans le cadre de la réforme grégorienne, amorcée au XI siècle. Entre-temps, l’approfondissement de l’héritage de saint Pierre avait conduit le pape à se définir non plus seulement comme successeur du chef des apôtres, mais comme vicaire (« celui qui tient lieu ») du Christ, ce qui le mettait dans une situation exceptionnelle et unique dans l’ensemble du monde chrétien.

Les vicissitudes de l’histoire avaient engendré deux pôles dans le monde chrétien, Rome et Constantinople, chacun fondé sur sa propre conception de l’Église : idéologie pétrinienne qui conduisait à donner une dimension à la fois universelle (c’est le sens du mot catholique) et monarchique à l’Église de Rome ; idéologie impériale providentialiste dans laquelle la dimension collégiale et pentarchique de l’Église jouait en faveur de sa capitale, Constantinople. Cette différenciation se creusa à partir de la fin du IXe siècle, puis aux Xe et XIe siècles, période durant laquelle on ne jugea pas utile de demander aux empereurs de réunir des conciles œcuméniques, puisqu’aucune hérésie nouvelle ne menaçait l’intégrité de la foi chrétienne. Il y eut durant ces siècles de multiples contacts entre Rome et Constantinople, et ce que l’on oublie volontiers pour privilégier les moments de crises, comme celle qui eut lieu au moment du patriarcat de Photius, dans la seconde moitié du IXe siècle. Mais le fait le plus lourd de conséquences, à terme, fut la fin des conciles œcuméniques qui avaient été le cadre de rencontres et d’échanges pour élaborer des décisions communes. Au foisonnement intellectuel succéda le temps de la gestion ; aux tumultueuses et bruyantes questions théologiques, la patiente recherche de solutions face aux interrogations soulevées par des sociétés en évolution ; à la définition de l’orthodoxie, désormais commune, la recherche d’une orthopraxie. La normalisation et l’uniformisation romaines eurent leurs équivalents dans l’Empire byzantin. Sur le fondement de textes dont beaucoup étaient communs, avec des méthodes et des institutions différentes (décrétales[*] pontificales et conciles du Latran, à Rome ; synode permanent et législation synodale, à Constantinople), l’Église romaine et l’Église de Constantinople parvinrent à des résultats pratiques parfois sensiblement différents. On connaît les divergences les plus marquantes : pain azyme ou pain levé dans l’eucharistie, célibat ou non des prêtres, jeûne ou non le samedi…

[*] Collection de lettres de papes qui, à partir du XIIIe siècle, font autorité dans le corpus de droit canonique, au même titre que le Décret de Gratien, composé au milieu du XIIe siècle.

Aussi, sans minimiser la violence des événements de 1054, il faut apprécier la crise à la lumière de cette évolution qui, au cours de deux siècles, n’avait provoqué aucun affrontement notable. Les problèmes posés à cette occasion étaient réels et sérieux, notamment celui de la primauté que le pape estimait devoir exercer sur l’ensemble des Églises. Les personnalités qui les prirent en charge étaient peu susceptibles de les résoudre. Mais il n’y eut excommunication que des personnes, non des Églises ; celles-ci entretinrent dans le siècle et demi qui suivit des relations de type traditionnel : Rome était alors bien peu persuadée d’avoir affaire à des « schismatiques » et Constantinople ne répugnait nullement à parler avec le successeur de saint Pierre, alors complètement émancipé des pouvoirs temporels.

Il est sûr, en revanche, que les croisades, et singulièrement la quatrième, en 1204, cassèrent ce mouvement. En faisant la conquête de l’Empire byzantin, en établissant un empereur latin sur le trône de Constantinople, en instituant un patriarche latin, en mettant la ville en coupe réglée, les croisés n’accomplirent pas seulement des actes qui heurtaient la fierté politique des Byzantins : ils s’en sont pris à des réalités sacrées pour leurs frères chrétiens, ils étaient des sacrilèges. Rome ne désavoua pas le fait accompli. On peut comprendre que bien des Grecs aient dès lors considéré les Latins comme plus dangereux que les musulmans, surtout lorsqu’ils évoquaient la manière pacifique avec laquelle Saladin reprit possession de Jérusalem en 1187.

BERNADETTE MARTIN-HISARD

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