Histoire du christianisme

Saint Bernard de Clairvaux († 1153) et les cisterciens

Au moment où l’« Église clunisienne » (ecclesia cluniacensis) atteint son apogée, la règle de saint Benoît se trouve à l’origine d’une autre forme d’expérience monastique, à la fois proche et différente : le mouvement cistercien, dont le nom provient de l’abbaye de Cîteaux, qui en fut le berceau.

Cîteaux ou le retour éphémère à la pureté monastique des origines (1098-1220)

Le nom de Cîteaux évoque les « joncs » (cistels) que l’on trouve dans les marécages de la plaine de la Saône. C’est là que, le 21 mars 1098, d’anciens ermites menés par l’abbé Robert décident de fonder leur « Nouveau Monastère » après l’échec d’une première installation à Molesmes (aux confins de la Champagne et de la Bourgogne). Robert et ses frères entendent, à l’encontre du faste des grands seigneurs clunisiens, revenir aux sources du monachisme et à la lettre de saint Benoît. Installés (en théorie du moins) dans les vallées reculées, ils s’appliquent à vivre exclusivement de leur travail, refusant tout profit seigneurial et tout revenu ecclésiastique (offrandes ou dîmes) ; ils s’interdisent donc de s’insérer dans la vie des paroisses et même de prendre en charge la mémoire des morts, de façon à se soustraire à l’arbitraire des vivants.

La fondation connaît un succès rapide. En 1115, Cîteaux compte déjà quatre « filles » : la Ferté (près de Chalon-sur-Saône), Pontigny (au sud d’Auxerre), Morimond (à l’est de Chaumont) et Clairvaux (près de Troyes). Cette dernière est fondée par un groupe de frères emmenés par Bernard de Clairvaux, qui en demeure abbé jusqu’à sa mort, en 1153. Né en 1090 à Fontaine-lès-Dijon, au sein d’une famille de la petite aristocratie, le jeune Bernard est éduqué dans une école de chanoines. À l’âge de vingt-deux ans, il se décide, en compagnie d’une trentaine de nobles – dont certains de ses frères, de ses oncles et de ses cousins –, à rejoindre les frères du « Nouveau Monastère », puis Clairvaux. Cistercien de la deuxième génération, Bernard incarne à lui seul tout l’esprit du mouvement. Dans son opposition aux clunisiens et à leur abbé Pierre le Vénérable, le meilleur ennemi de Bernard, avec lequel il entretient une correspondance suivie, l’abbé de Clairvaux revendique un retour des moines à la pauvreté des temps apostoliques et à la pureté de la règle de saint Benoît. Il entend imposer aux frères un véritable renoncement dans tous les aspects de la vie communautaire : conduite personnelle ascétique, cadre de vie d’une grande sobriété, liturgie dépouillée des longueurs et des fastes de Cluny. Mais, à l’instar de Pierre le Vénérable, il veut promouvoir le magistère des moines au sein de l’Église, persuadé que seuls les plus purs peuvent montrer la voie aux autres fidèles. D’où sa présence, à l’extérieur du cloître, sur tous les fronts de lutte pour la défense et l’illustration de la chrétienté : il dénonce les errements théologiques d’Abélard au concile de Soissons ; il aide le pape Innocent II à éliminer l’anti-pape Anaclet II et son parti (1130-1138) ; il s’oppose aux hérétiques manichéens en Languedoc, qu’il entend éliminer comme « les petits renards de la vigne du Seigneur » ; il parcourt la France du Nord-Est et l’Empire afin de prêcher la deuxième croisade pour la libération des Lieux saints (1146).

Le rayonnement de Cîteaux et de ses filles est immédiat et durable. En 1250, ce premier ensemble a essaimé aux quatre coins de la chrétienté latine et compte plus de six cent quarante établissements, dont des monastères de femmes. C’est un corps placé sous la protection de la « Vierge de miséricorde », dont les membres sont traités à parité, dans le cadre du chapitre général (ou assemblée des abbés) réuni chaque année à Cîteaux. La pauvreté et le dépouillement, affichés jusque dans la simplicité du vêtement fait de laine non teintée (d’où le qualificatif de « moines blancs »), ne doivent pas faire illusion. L’ordre de Cîteaux est, depuis ses débuts, soutenu par la prodigalité aristocratique. Les établissements cisterciens accueillent en nombre les fils et les filles des grandes familles. L’organisation du monastère cistercien type reflète, du reste, une stratification sociale rigide entre, d’une part, l’espace des moines de chœur, souvent d’origine aristocratique, et d’autre part, celui des convers, ces frères laïques, nés pour la majorité dans la paysannerie, qui ont choisi de servir le Seigneur de leurs mains.

Ces derniers participent à la grande œuvre cistercienne : la domestication de la nature et l’exploitation des fruits de la terre. Ayant choisi l’isolement de ermites, les cisterciens se retrouvent rapidement à la tête de vastes domaines ruraux organisés en centres de production à l’avant-garde des progrès agricoles et industriels : les granges. Ils exploitent terres, pâturages, bois, vignes et carrières ; la maîtrise de la force hydraulique leur permet de faire fonctionner des moulins et des forges. Ils alimentent les marchés de leurs surplus : laine, viande, cuirs, vin, verre, charbon et fer. Les « pauvres » cisterciens accèdent ainsi par le commerce à la monnaie et aux richesses du monde ; ils acquièrent par la logique de leurs choix de départ – travail manuel et faire-valoir direct – le statut de « saints entrepreneurs » (C.B. Bouchard) qui participent à la formidable croissance de l’Europe occidentale à partir des années 1100. Dans ces conditions, on peut dire que le siècle et le monde ont rattrapé ces hérauts du retour à la pauvreté des origines. En une évolution naturelle, le chapitre général de 1200 supprime d’ailleurs tous les interdits initiaux et ramène les cisterciens au régime commun des moines, c’est-à-dire au statut de grands seigneurs ecclésiastiques.

Les églises de pierre, que les cisterciens commencent à construire en nombre à partir de 1140, sont largement alimentées par les surplus tirés des fruits de la terre. Sur le plan monumental et esthétique, Cîteaux s’inscrit en rupture par rapport au luxe des édifices réalisés par les « moines noirs » à Cluny III, la maior ecclesia de la chrétienté, ou par l’abbé Suger à Saint-Denis, premier édifice de style gothique. Dans son Apologie à Guillaume de Saint-Thierry, composée vers 1125, Bernard de Clairvaux expose la charte du dépouillement cistercien, encore repérable à l’absence d’images et de couleurs dans les églises conservées. En s’en tenant à la plus extrême sobriété, il s’agit d’abord de préserver les biens destinés à entretenir les pauvres ; en privilégiant la lumière blanche et nue, à peine filtrée par des verrières sans couleur, en interdisant la réalisation de décors à l’intérieur de l’église, il s’agit aussi, et surtout, de ne pas détourner les sens de la méditation intérieure des Écritures. Ce manifeste est une prise de position contre la fonction mystique du décor, contre la fonction « anagogique » suivant laquelle les images permettent, par l’éveil des sens, de remonter jusqu’au Créateur. Dans le monastère cistercien, on ne cherche pas à accéder à Dieu, mais à habiter avec celui qui, selon Bernard de Clairvaux, est « hauteur, largueur, longueur et profondeur ».

DOMINIQUE IOGNA-PRAT

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