Histoire du christianisme

La cathédrale

Immortalisée par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, la cathédrale demeure dans les esprits le symbole du Moyen Âge chrétien. Mais « église de l’évêque », la cathédrale ne saurait se comprendre à travers sa seule version gothique. Le cliché n’est cependant pas fortuit…

L’église cathédrale tient son nom de la cathèdre, ce siège solennel réservé à l’évêque et placé dans le chœur de l’édifice : il s’agit donc de l’église dévolue à l’autorité épiscopale qui s’étend sur le diocèse. L’ampleur de cette circonscription territoriale a beaucoup évolué. Aux premiers siècles de la christianisation, après la paix de l’Église, les diocèses se sont confondus avec les territoires des cité antiques, du moins dans les espaces romanisés. Aussi était-ce à la cathédrale que les fidèles de la ville et de la campagne alentour venaient célébrer les grandes fêtes, au cours desquelles ils recevaient un enseignement de l’évêque ; c’est également là que l’on baptisait les néophytes lors de la veillée pascale. Ces diocèses de petite taille, encore nombreux en Italie, ont existé dans le Sud de la France jusqu’à la Révolution française. À cet état de fait a correspondu une réalité monumentale entre plusieurs édifices que les archéologues, qui l’ont récemment mise au jour, nomment le « groupe épiscopal » : l’un des premiers a été découvert à Genève dans les années 1970-1980. Cet ensemble se composait tout d’abord de plusieurs églises dont les affectations respectives sont mal connues : la plus grande devait servir lors des cérémonies solennelles&bbsp;; une autre était sans doute réservée au clergé cathédral, qui assistait l’évêque dans ses responsabilités, pour la récitation quotidienne de l’office. S’y ajoutait un baptistère, aisément identifiable par les aménagements hydrauliques dont il était l’objet pour permettre le baptême par immersion totale dans une cuve centrale. Divers édifices civils servaient enfin de lieu d’habitation au clergé, sans compter le bâtiment de l’école et celui qui servait à accueillir les pauvres et les malades, le xenodochium. Autant dire que le rang épiscopal d’une ville se remarquait aisément dans le tissu bâti !

Quand la christianisation eut gagné des régions moins urbanisées, la taille des diocèses s’amplifia considérablement, au point de rendre impossible une pratique régulière à la cathédrale ; en outre, le baptême fut désormais conféré aux enfants dès leur naissance. La cathédrale ne réunissait plus tous les fidèles qui célébraient le culte dans les églises paroissiales, plus proches. L’évêque, qui avait délégué une partie de ses propres fonctions aux desservants de ces paroisses, n’en demeura pas moins à la tête de la circonscription diocésaine comme l’autorité de référence, entouré d’un clergé que l’on désignait de plus en plus couramment par le nom de chanoines, distincts des moines. Les édifices religieux du groupe épiscopal se sont progressivement fondus en une seule église, la cathédrale, tandis que les autres bâtiments persistaient, en prenant de l’ampleur. Les palais épiscopaux gagnèrent en magnificence, abritant les services d’une administration diocésaine sans cesse plus étoffée et dont certains offices étaient mis au service de la population, notamment pour l’authentification des actes, dans les pays dépourvus de notariat. Les chanoines se dotèrent de bâtiments adaptés à leur mode de vie. Selon les régions, celui-ci revêtait un caractère soit communautaire (chanoines réguliers), soit individuel, celui-ci autorisant chacun à posséder sa propre maison : l’ensemble était réparti autour de la cathédrale dans le « quartier canonial ». Cet espace, qui était parfois clos et jouissait d’un statut juridique propre, est encore aisément repérable dans le plan des villes. Les écoles cathédrales connurent leurs heures de gloire aux XIe et XIIe siècles (Angers, Chartres, Laon, par exemple), sous la direction d’un chanoine mandaté par l’évêque : l’écolâtre. Quant aux vieux xenodochia, ils furent remplacés par des hôtels-Dieu plus spacieux où étaient recueillis pauvres et nécessiteux.

La fonction de l’église cathédrale se transforma, alors que le relais de l’action pastorale était pris par les desservants de paroisse auxquels se joignirent, à partir du XIIIe siècle, les frères mendiants. Si les réformateurs continuaient à attendre de l’évêque qu’il prêche les jours de fêtes majeures (ce que tous ne respectaient pas), ils mirent l’accent sur les devoirs envers le clergé diocésain. Diverses circonstances offraient à l’évêque l’occasion de maintenir avec « ses » prêtres le lien qui unissait l’« église mère » du diocèse (c’est ainsi que les textes de l’époque nomment la cathédrale) et les églises filles des paroisses : les assemblées synodales, réunies en toute rigueur deux fois par an, pour l’instruction du clergé ; la messe chrismale, célébrée le Jeudi saint, au cours de laquelle était bénies les huiles servant à l’administration des sacrements (dont le saint chrême, pour le baptême, d’où le nom de cette messe) et dont chacun rapportait une petite quantité dans sa paroisse, en signe de communion. On observe, en outre, que la cathédrale a fait de plus en plus figure de lieu de mémoire de l’identité diocésaine, comme l’attestent la présence entre ses murs de tombeaux des évêques et celle des reliques des plus illustres figures locales, ainsi que ses traditions liturgiques, qui associaient des éléments universels, communs à toutes les Églises chrétiennes, et d’autres propres à l’histoire de la christianisation locale : mémoire des saints du diocèse, commémoration de la dédicace de l’église au terme de sa construction, tradition chorale que n’avait pas supplantée le chant romain imposé par Charlemagne aux églises de l’Empire (tel le chant ambrosien pour l’Église de Milan). L’un ou l’autre chanoine, conscient de ce rôle, a pu mettre par écrit l’histoire de son Église, soit sous la forme de notices biographiques des évêques (Actes des évêques), comme l’avait fait à Rome le Liber pontificalis, soit sous la forme de récits plus synthétiques.

À la différence des églises des monastères ou des couvents mendiants, la cathédrale se présente comme un édifice partagé, où coexistent plusieurs groupes. Viennent en premier lieu les chanoines, qui en sont les usagers les plus réguliers. Ce sont eux les vrais maîtres des lieux dans lesquels ils ont organisé leur chœur, en l’isolant de l’animation ambiante par une clôture puis, à la fin du Moyen Âge par un jubé en le dotant de stalles, parfois ornées de sculptures dues aux plus grands maîtres (Amiens). Ensuite, l’évêque, présent de manière plus passagère et dont les droits sur l’édifice étaient rigoureusement délimités. Enfin, les fidèles du quartier, auxquels il a fallu trouver une paroisse : une église voisine a pu en tenir lieu, voire une partie très circonscrite de la cathédrale, une chapelle de bas-côté. Quelques rares laïcs, en général des puissants, ont été autorisés à inscrire leur marque dans ce monument prestigieux, le plus souvent en bâtissant une chapelle privée à des fins funéraires.

On ne saurait trop redire que les cathédrales encore présentes en élévation dans le monde contemporain illustrent tous les styles de l’architecture. Dans les pays de vieille christianisation, ce monument qui s’inscrit par définition dans la très longue durée a été soumis à de nombreux remaniements, quand ce ne sont pas des reconstructions totales, à la suite d’incendies ou pour mettre le bâtiment au goût du jour. Même si l’observateur français a du mal à s’en apercevoir, il y eut des cathédrales romanes, certes mieux conservées dans certains pays voisins, comme l’Allemagne ou l’Italie. Mais ce n’est pas sans raison que la cathédrale se confond dans nos mémoires avec l’architecture gothique. Ce nouvel art de bâtir, apparu en Île-de-France durant la deuxième moitié du XIIe siècle et qui resta en vigueur jusqu’à la Renaissance, a correspondu à une phase de reconstruction de nombreuses églises cathédrales. Les chantiers étaient portés par l’expansion urbaine et l’enrichissement de la population, y compris du clergé, qui les finança largement. Les corps canoniaux et les corps de ville, sans compter les princes, dont le roi de France (le nouveau style était né au cœur de son royaume), mirent dans ces édifices tout leur orgueil, rivalisant entre eux pour porter les voûtes jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Les cathédrales gothiques, abondamment éclairées grâce à la technique de la croisée d’ogives qui permet d’alléger les murs porteurs et d’y insérer des vitraux, ont été dotés d’un décor sculpté ou peint sur pierre et sur verre, dont l’historien d’art Émile Mâle, dans son ouvrage L’Art religieux du XIIIe siècle, a tenté de reconstituer la cohérence. S’y exprime la vision chrétienne du monde : une création bonne, voulue par Dieu et dont les élément minéraux, végétaux et animaux trouvent tous leur place : une histoire humaine qui prend sens au regard de l’Incarnation du Christ, dont la vie est abondamment représentée dans ses correspondances typologiques avec les épisodes de l’Ancien Testament ; tout au plus mettrait-on de nos jours davantage l’accent sur la place faite, dans ce programme, à l’histoire locale, étroitement imbriquée dans cette histoire universelle, par le truchement de la sélection des saints représentés. Dans cette pensée englobante, tout comme le jeu des correspondances entre Ancien et Nouveau Testament, de même que dans cette architecture analytique, où les forces sont subdivisées au fil des colonnettes qui composent les piliers, se retrouve l’écho de la démarche intellectuelle des écoles urbaines et des universités (Erwin Panofsky) : la typologie chère à l’exégèse médiévale, la décomposition scolastique des problèmes en questions successives et la volonté de rassembler le savoir en Sommes.

Mais la vie des cathédrales ne s’est pas arrêtée à la fin du Moyen Âge ; réaménagements et nouveaux décors sont là pour prouver que ces églises ont continué d’assumer leur rôle de gardiennes de la mémoire du diocèse, tout en étant présentes à leur temps.

CATHERINE VINCENT

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