Histoire du christianisme

II. Affirmation, contestations et réponse pastorale

La première croisade (1095) et ses prolongements

La croisade suscite un intérêt historiographique toujours soutenu et piégé par les choix idéologiques, par l’air du temps. L’expansion européenne et la colonisation au XIXe siècle, puis l’expérience sioniste au XXe, ont suscité encore des comparaisons et des assimilations qui se veulent polémiques et se fondent sur l’identification du mouvement de 1095 avec une agression, bloc contre bloc, venue d’Occident. Plus subtilement, la croisade a été interprétée selon des grilles de lecture économiques et sociales (expansion du féodalisme ou du commerce italien) qui lui ôtent toute spécificité et que l’on trouve d’abord chez les historiens arabes entre le XIIe et le XIIIe siècle. Ces derniers l’assimilent à la Reconquête ibérique et à la conquête de la Sicile, montrant ainsi la difficulté à en saisir l’originalité.

Un seul point réunit en effet les trois poussées de l’Europe latine : elles répondent toutes trois à l’appel de chrétiens soumis à l’islam et opprimés, Mozarabes d’Andalousie, Grecs de Sicile et chrétiens de Palestine.

L’Europe connaît bien les souffrances de ces derniers. Sous la formidable persécution du calife fatimide Hâkim en 1009-1012, ils ont subi le meurtre du patriarche de Jérusalem, oncle maternel du calife, la destruction de tous les sanctuaires chrétiens et la conversion forcée, comme dans tout l’empire fatimide, de la Sicile à la Syrie. Le premier effet en a été le développement vigoureux des pèlerinages vers une Jérusalem sans églises, entamés en 1025, ralentis de 1040 à 1050 et repris par des expéditions nombreuses et armées, ainsi que par la multiplication en Europe occidentale des églises dédiées au Saint-Sépulcre ou imitant son plan et sa rotonde.

La croisade de 1095-1099 est un mouvement religieux, autonome par rapport au magistère pontifical, laïque par ses cadres et presque sans contrôle de la part d’une hiérarchie épiscopale absente de la marche vers Jérusalem. L’appel de Clermont lancé par Urbain II et au contenu incertain (soutien à Byzance ou libération des chrétiens d’Orient et des Lieux saints) n’en a pas été le principal moteur : il suit la diffusion par Pierre l’Ermite, de retour de la Terre sainte, de la lettre du patriarche de Jérusalem, Siméon, exhortant à la libération des chrétiens, à l’origine d’une première mobilisation. L’appel pontifical réunit dans le vœu de départ, forme juridique nouvelle, deux éléments : l’engagement du pèlerin et l’indulgence plénière promise aux pénitents. Ce vœu est aussitôt symbolisé par une croix de tissu cousue au vêtement. C’est un peuple nombreux de pèlerins pénitents, plus de cent mille, hommes et femmes, qui part en 1096, animé par un souffle de guerre sainte puisé dans la Bible, aux Livres des Maccabées, et stimulé par les expériences espagnole et sicilienne entre 1060 et 1080. La bataille de Cerami, qui voit le comte Roger de Sicile disperser les musulmans, est le prototype des combats de 1098-1099 : victoire écrasante sur intervention céleste. C’est une rupture, certes préparée par les expéditions carolingiennes contre les païens, avec la tradition qui identifiait la vie militaire au mal et à l’impureté (militia malitia).

La force militaire de l’expédition de 1096, considérable, comprend dix mille cavaliers, encadrés par des membres des principales familles de l’aristocratie européenne, toujours des aînés, comme Godefroi de Bouillon et Raimond de Saint-Gilles ; comte de Toulouse. C’est une vraie commune, comme celles des villes et des bourgs d’Europe, sans autorité royale. L’accueil de l’Empire byzantin, loin d’être hostile, débouche sur une collaboration efficace et durable, que contrarieront bientôt les ambitions de certains chefs de la croisade, mais qui ne sera rompue qu’au début du XIIIe siècle. Le siège d’Antioche, d’octobre 1097 à juin 1098, manifeste l’originalité du mouvement, qu’a analysée Paul Alphandéry. Dans une atmosphère saturée de références bibliques, en particulier aux « pauvres d’Israël », et de thèmes de libération messianiques, les signes du Ciel se multiplient : visions d’au-delà et promesses de miracles, apparitions d’anges et de saints combattants. Même si des fractions de l’armée gardent toujours des doutes sur leur authenticité, les visions de Pierre Barthélemy et la découverte de la sainte Lance donnent un formidable élan aux pèlerins. L’armée turque est dispersée et l’Empire saldjûqide s’effondre. L’aide des chrétiens de Syrie permet une arrivée rapide sous les murs de Jérusalem.

Le siège d’un mois, marqué par de nouvelles apparitions, permet la prise d’assaut de la Ville sainte le 15 juillet 1099 et une purification violente des Lieux saints. Aussitôt après, dans l’atmosphère festive et inquiète qui réunit les Latins, les Syriens et les Grecs de Jérusalem, tout change. L’établissement d’un État destiné à la garde du Sépulcre est confié à Godefroi de Bouillon. Celui-ci refuse de ceindre la couronne temporelle là où le Christ a porté la couronne d’épines ; son frère et successeur, Baudoin de Boulogne, accepte le titre royal pour éviter la constitution d’un « autre patrimoine de saint Pierre », comme en Italie. Il a été enterré au Saint-Sépulcre sous l’épitaphe qui le nomme précisément l’« autre Macchabée ». Ce royaume, accomplissant la prophétie d’Isaïe, sera un royaume de justice et de paix. Chrétiens orientaux et musulmans conservent leurs cadres religieux et juridiques ; on ne note ni colonisation économique ni politique de peuplement. L’attribution de seigneuries aux pèlerins qui choisissent de demeurer – un petit nombre d’abord – ne fait que prolonger l’encadrement fiscal des Fatimides. Les chrétiens grecs (dépendants du patriarcat de Constantinople) et jacobites (dépendants du patriarcat d’Antioche) conservent leur hiérarchie épiscopale et leurs monastères, dans une atmosphère d’union implicite avec les Latins. Et c’est par le mariage avec des chrétiennes orientales que s’accomplit un métissage qui a pu choquer les Latins d’Occident, lesquels nomment d’une métaphore animale méprisante, « poulains », les fils de ces unions.

Un même climat d’unité se retrouve dans les trois autres principautés fondées par les croisées de 1095-1099 : le comté d’Édesse implanté par les Boulogne en pays arménien, sur l’Euphrate ; la principauté d’Antioche, qui revient au Normand d’Italie Bohémond ; le comté de Tripoli, établi par Raimond de Saint-Gilles et consolidé par son fils. Au témoignage du patriarche jacobite Matthieu le Syrien, il durera jusqu’à la fin du XIIe siècle, pour être ensuite entamé par la rupture de 1204 entre Rome et Constantinople, consécutive à la prise de la capitale grecque par une croisade champenoise détournée contre elle par Venise. Les conséquences religieuses de ce climat d’unité sont notables : pacification générale, absence de dispute théologique, ralliement à l’Église romaine des maronites (chrétiens du Liban constitués en Église patriarcale depuis le VIIIe siècle), immigration de nestoriens (disciples de Nestorius qui, au Ve siècle, ne reconnut pas la double nature du Christ) et de jacobites dans les principautés latines. Mais on note, avec Jacques de Vitry, en 1215, les prémices d’un relâchement de ces liens, quand Jérusalem est repassée sous domination musulmane. Cette paix s’étend aux musulmans et aux juifs : si les premiers ne sont pas autorisés à vivre à Jérusalem et à faire le pèlerinage à la mosquée d’Omar, devenue la collégiale du Temple du Seigneur, il n’est pas interdit aux seconds de venir y prier, comme en témoigne le récit du pèlerinage de Maimonide.

Les relations avec les États musulmans environnants se placent sous le signe de conflits politiques. La propagande des milieux piétistes en faveur du djihâd ne soulève pas le monde islamique et les princes, des chefs de guerre turcs, s’en servent seulement pour se légitimer. Des alliances fugitives unissent d’ailleurs les dynastes musulmans avec les princes des États latins. Vers 1170, cependant, avec l’émergence de Saladin, favorisé par l’aventurisme d’Amaury de Jérusalem, qui tente la conquête de l’Égypte, une force considérable se dessine. Mais il faut, là encore, l’imprudence du jeune roi Gui de Lusignan, qui cherche à légitimer son pouvoir fragile par une victoire, pour conduire à la défaite de Hattin (1187) et à la ruine du royaume méridional.

On ne peut pourtant pas envisager la politique des Latins dans la seule perspective des conquêtes territoriales. Il s’agit pour eux de défendre un patrimoine sacré, sans hostilité préconçue ni mépris. Soulignons que leurs sentiments d’estime pour leurs adversaires sont partagés par ces derniers, au témoignage d’Usâma ibn Munqidh, qui ne cache pas son admiration pour les chevaliers francs. Les valeurs militaires communes et une forme d’œcuménisme qu’illustre la fréquentation de pèlerinages et de sanctuaires partagés expliquent l’offre que font à plusieurs reprises les héritiers de Saladin de restituer Jérusalem aux Latins, et qui débouche, en 1229, sur le partage de la Ville sainte entre l’empereur Frédéric II, roi de Jérusalem par son mariage, et l’ayyoubide Malik Kâmil. Jérusalem passe sous la souveraineté d’un prince chrétien, les musulmans conservent le mont du Temple et peuvent y organiser leur pèlerinage. Cet accord dura sans trop de heurts jusqu’en 1244.

À partir de 1099, les croisades continuent, mais elles ont changé de sens. La croisade n’est plus la grande expédition de volontaires de 1095, mais un flux réduit et continu de pèlerins venus servir la défense des Lieux saints et, aux moments difficiles, des mobilisations limitées, qui rassemblent les forces des États et sont guidées par les rois de l’Europe latine, pour porter secours aux principautés menacées : en 1147, après la prise d’Édesse ; en 1189, après la chute de Jérusalem. Des projets plus ambitieux, tous destinés à l’échec, voient le jour au XIIIe siècle : conquête de l’Égypte en 1218-1221, et de nouveau, en 1250, sous le commandement direct d’un légat pontifical ; expédition de Saint Louis à Tunis en 1270. Mais ils laissent transparaître des ambitions politiques. Depuis la rencontre de François d’Assise et de Malik Kâmil devant Damiette, en 1219, une autre préoccupation, celle de la mission et de la conversion, domine en effet le monde latin. Elle anime, avant et après la chute d’Acre (1291), un rapport plus direct avec le monde musulman et les chrétientés orientales.

HENRI BRESC

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant