Histoire du christianisme

Les hérésies (XIIe siècle)

Une hérésie, celle des bons hommes (appellation en 1165), a pris naissance au XIIe siècle dans le Languedoc. Une autre, celle des vaudois, y paraît largement implantée vers 1200. Ces mouvements tiennent dans l’histoire de la chrétienté une place majeure, car ils ont suscité une réaction vigoureuse qui a pris deux formes successives : une croisade qui s’est déroulée entre 1209 et 1229 ; puis l’instauration d’une institution nouvelle, l’Inquisition, en 1231.

L’Église définit l’hérésie. Ce simple constat suggère entre elles un rapport étroit et le fait que l’hérésie consiste avant tout dans le rejet de la norme ecclésiastique. Sans doute les clercs du Moyen Âge ont-ils éprouvé et présenté ce refus comme l’irruption dans l’ère occidentale d’une lèpre ou d’un cancer issus de l’Orient. Mais on aurait tort de prendre leur discours au pied de sa lettre : il donne de l’hérésie une représentation qui travestit la réalité. Il ne s’agit pas d’un corps étranger à la chrétienté, venu de loin subvertir la vraie foi, mais d’une dissidence, d’une déviation. La contestation des dogmes et de institutions de l’Église romaine naît au cœur de l’Occident chrétien, elle est un phénomène d’origine interne.

La dissidence apparaît ainsi comme le prolongement et la conséquence de la réforme grégorienne. Fondé sur la vie apostolique, le mouvement grégorien provoque la prolifération de courants « évangéliques » pour lesquels la réforme appelle un dépassement permanent et ne saurait se figer dans l’institutionnel ; en outre il exalte le sacerdoce et les religieux réguliers les constituant en médiateurs obligés entre le monde terrestre et l’au-delà, entre les fidèles, d’une part, et les morts, les saints et Dieu d’autre part. Ces deux aspects sont évidemment contradictoires, d’autant que la cléricalisation accentuée de la vie religieuse s’effectue au temps même de l’éclosion, dans le monde urbain principalement, d’un laïcat porteur d’aspirations spirituelles neuves. Les villes composent en effet un univers particulier, ouvert à l’action, favorable à l’affirmation de l’individu, caractérisé par des contrats égalitaires et des solidarités horizontales, où les affaires engendrent une réflexion fondée sur le raisonnement et favorisent la pratique élargie de l’écriture et de la lecture. Des élites s’y dégagent, qui voudraient participer activement au culte divin et avoir un accès direct à la Parole de Dieu ; elles souhaitent une religion qui soit échange et convivialité plutôt qu’autorité, et qui laisse place à la méditation personnelle autant qu’aux rites. Bref, ces laïcs, en voie d’émancipation politique, attendent en parallèle une libération spirituelle. En outre, l’Église n’ayant pas encore pris en compte le surgissement des nouvelles réalités économiques, ces élites urbaines souffrent de l’opprobre jeté sur l’activité marchande comme sur le commerce de l’argent et sur ceux qui les pratiquent. Enfin, les nouvelles élites sont, en Languedoc, exclues des dignités ecclésiastiques et monastiques, qui demeurent réservées aux fils de l’aristocratie : elles se trouvent ainsi privées du magistère spirituel et de la reconnaissance sociale. Fortes de leur affirmation politique, elles revendiquent également la fin de leur subordination religieuse.

Un tel état de fait nourrit d’abord, dans la première moitié du XIIe siècle, un vigoureux anticléricalisme. Puis le conflit se radicalise : les mouvements évangéliques urbains, définis comme ceux de « pseudo-apôtres » sont dénoncés, au contraire des mouvements antérieurs, rapidement intégrés dans l’institution ecclésiastique. Intervient sans doute une fracture sociale : la prétention des citadins à porter la Parole tend à ruiner la prépondérance de l’aristocratie dans l’Église et dans la gestion du sacré. Au demeurant, le respect absolu de l’Évangile anéantit la société féodale dans ses fondements, car le texte sacré défend de juger comme de tuer et proscrit le serment, nœud des relations sociales. Les dissidences opposent également l’Évangile aux institutions ecclésiastiques. Au prétexte d’un évangélisme littéral, ils refusent sacrements et hiérarchie, soutenant que le mode de vie apostolique, et non l’ordre (le fait d’être ordonné clerc), fonde le droit de prêcher la Parole.

Avec le temps, l’affrontement entre les dissidents et les clercs produit des effets multiples. D’abord, une division de la contestation en deux branches. Disciples de Vaudès, un marchand lyonnais, les vaudois admettent l’Incarnation et la Rédemption, mais rejettent l’Église et ses sacrements, car il s’agit d’« obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5.29). Ils professent que chacun d’eux, en raison de la pureté de ses mœurs, peut prêcher, confesser, et même consacrer le pain et le vin. Ils ne reconnaissent parmi eux aucune hiérarchie, le Christ étant le seul maître. Ils adoptent la pauvreté et la mendicité comme condition pratique de leur apostolat itinérant : ni biens, ni femme, ni travail, sur le modèle des apôtres.

Pour sa part, l’anticléricalisme des bons hommes évolue progressivement vers le dualisme, en amplifiant certaines latences du christianisme de l’époque « romane ». Ils rejettent le monde visible, come création de Satan, poussant à l’extrême le mépris du monde ainsi que la haine de la chair et des vanités terrestres qui se sont exprimés chez bien des auteurs ecclésiastiques au XIe et XIIe siècles. Ils reprennent, en la radicalisant, la certitude que l’univers est le champ d’un combat entre les forces du mal, conduites par le diable, l’Ennemi, omniprésent, et celles du bien, antagonisme figuré dans le décor peint et sculpté des églises les plus humbles. Mais le glissement d’une conception unitaire à la conception dualiste du monde paraît, chez les bons hommes, procéder avant tout de l’expérience vécue, ainsi que du développement de la logique et de la dialectique dans les écoles. Les luttes et les condamnations génèrent en eux le sentiment d’une rupture totale entre l’Évangile et le siècle : ce dualisme vécu finit par susciter un dualisme ontologique. Ce dernier naît aussi d’une réflexion sur l’incompatibilité entre la toute-puissance de Dieu et le libre cours du mal dans le monde. Produit, ou plutôt contre-produit, de la théologie naissante, la « scission de l’universel » (Jean Jolivet) permet de mettre en cause l’unité de l’Église et de la société. Le dualisme implique une doctrine particulière de la création ainsi que des rapports entre Dieu et le monde. Les bons hommes du Languedoc rejettent l’Incarnation et la Rédemption par la croix. Mais leur dissidence reste d’inspiration chrétienne. Ils s’appuient exclusivement sur la Bible, principalement le Nouveau Testament, qu’ils lisent et commentent en langue vernaculaire. Le « Notre Père » constitue la seule prière. La règle de vie qu’ils observent se conforme aux préceptes évangéliques. Leur liturgie, très simple, ne comporte que des éléments empruntés à la tradition de l’Église.

D’autres dissidences religieuses se font jour en diverses régions de l’Occident latin, à partir de 1120, notamment dans les pays mosans, en Rhénanie et dans l’Italie septentrionale et centrale. Avant même la fin du XIIe siècle, les clercs étendent sur ces mouvements le manteau de l’unité, les rassemblant sous une dénomination générique : heretica pravitas, la « perversion hérétique ». Ils donnent ainsi corps à un fantasme né de la crainte que leur cause la contestation. Dans les faits, il n’existe aucun lien organique entre ces dissidences aux structures lâches, même si leurs aspirations concordent. Il est donc injustifié de les penser comme une Église et une doctrine. À cet égard, l’emploi des termes « cathares » et « catharisme », indifféremment appliqués à l’ensemble des dissidences religieuses écloses dans la chrétienté occidentale entre 1000 et 1300, s’avère totalement illégitime. Le Languedoc médiéval ignore ces vocables, ne connaissant que des « bons hommes » et leurs « croyants ».

Après 1200, les vaudois du Midi sont mal connus, faute d’archives suffisantes. On constate cependant leur persistance jusqu’à la fin du premier tiers du XIVe siècle. Ils se recrutent principalement dans la classe moyenne des villes, celle des artisans. Le Languedoc sert également de refuge à des vaudois venus de la Savoie et de la Bourgogne. Les fidèles des bons hommes appartiennent, quant à eux, aux élites urbaines du savoir et de la richesse. À ces dernières se rallie une partie de la petite aristocratie du Midi : largement exclue du prestige, du pouvoir et des revenus des bénéfices ecclésiastiques, détentrice des églises fondées par ses membres et, de ce fait, de dîmes qui lui sont vivement contestées, elle incline naturellement vers l’anticléricalisme, puis vers un clergé détaché des biens de ce monde et répondant à des demandes spirituelles qui sont aussi les siennes. Que la dissidence des bons hommes soit le fait des élites aide à comprendre son rejet du sensible et son éloignement de la religion populaire, très attachée au concert : refus des miracles, des images, des reliques et de la pompe des rituels. Son recrutement sociologique la rend très minoritaire, dans les villes comme dans les campagnes : elle touche cinq pour cent de la population au maximum et le valdéisme encore moins. Les clercs prétendent que le Midi est totalement « gangrené » par l’hérésie ; mais cette assertion relève de la polémique combattante et ne décrit nullement la réalité.

Il reste que le radicalisme évangélique porte en lui l’anéantissement des pouvoirs temporels et spirituels, associés par des liens étroits. L’Église, en raison même de sa fonction spirituelle et eschatologique, dans une époque où religion, nature et société sont coextensives, définit le cadre des rapports sociaux et des conduites ; elle est une instance régulatrice majeure, sur laquelle s’appuient les pouvoirs du siècle. La défense de l’unité de la foi, spirituelle au premier chef, intéresse non seulement l’institution ecclésiastique mais, avec elle, tout le système social. Aussi bons hommes et vaudois suscitent-ils de vives réactions, dont la violence est corrélative du caractère révolutionnaire de leurs propositions.

JEAN-LOUIS BIGET

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