Histoire du christianisme

L’Inquisition (XIIIe siècle)

Toute une série de conciles régionaux, couronnés par celui de Latran III (1179), puis par la bulle Ad abomendam (1184), commencent d’organiser la poursuite des hérétiques. On passe ainsi, avec l’appui des princes temporels, dont le pouvoir judiciaire suit la même évolution, de la justice accusatoire à la justice inquisitoire dans le domaine de la foi. Ensuite, le pape Innocent III, par la Constitution Vergentis in senium (1199), assimile l’hérésie à un crime de lèse-majesté divine, impliquant les mêmes peines que les atteintes à la majesté impériale romaine. À ce moment, par la conjonction de plusieurs facteurs, l’opinion prévaut dans la chrétienté que le Languedoc n’est peuplé que d’hérétiques. En effet, depuis 1170, les puissants voisins des comtes de Toulouse, le duc d’Aquitaine, roi d’Angleterre, et le comte de Barcelone, roi d’Aragon, instrumentalisent l’hérésie pour en faire un motif d’ingérence dans les territoires de la principauté toulousaine. De plus, la faiblesse politique du Midi fait de ce dernier un champ privilégié de l’action du souverain pontife et de ses légats, cisterciens pour la plupart ; la lutte contre l’hérésie est le ressort de leur politique. Elle leur sert à renouveler l’épiscopat, en substituant des prélats fidèles à Rome à des évêques attachés aux pouvoirs locaux. Elle leur donne prétexte pour imposer au comte de Toulouse une subordination de fait au pape. Ces offensives conjuguées provoquent une représentation hyperbolique de la dissidence languedocienne. La situation se tend quand échoue la quatrième croisade (1204), qui bafoue, d’une certaine manière, le pouvoir pontifical. Des prédicateurs populaires affirment d’ailleurs que cet échec tient à l’impureté de l’Occident, dont l’hérésie est responsable. Dans ce contexte, l’assassinat du légat pontifical, Pierre de Castelnau, sur les bords du Rhône, un matin de janvier 1208, déclenche la croisade contre les ennemis de l’intérieur (1209).

Pour ce qui concerne la dissidence, l’entreprise s’avère totalement contre-productive, d’autant que cette forme de violence, collectivement subie, nourrit sans doute l’hérésie. Ainsi, quand les croisés font retraire, après 1218, l’audience des bons hommes connaît-elle sa meilleure période. Tout change avec l’intervention du roi dans le Midi. Le traité de paris, conclu en 1229, implique la recherche des hérétiques. Il est suivi d’un concile qui définit les principes de l’Inquisition, laquelle demeure alors confiée aux évêques. Après divers tâtonnements concernant l’Italie, Grégoire IX, en octobre 1231, instaure contre l’hérésie, pour l’Allemagne du Sud, des juges délégués par lui : naît alors l’Inquisition pontificale. Comme la bulle Vergentis in senium, qui concernait les habitants de Viterbe révoltés contre le pape, l’Inquisition procède en premier lieu de problèmes italiens, en particulier du conflit entre Frédéric II et le Saint-Siège. Toutefois, étendue à la Germanie puis, au printemps 1233, à toute la chrétienté latine, elle manifeste l’universalité du pouvoir pontifical et permet au pape d’intervenir en tous lieux, au motif de la défense de la foi ; moyen du magistère pontifical, elle en sert également l’affirmation.

L’Inquisition est une juridiction d’exception, dérogatoire à tout droit. Elle substitue à la procédure accusatoire, orale et publique, une procédure, à laquelle elle doit son nom, d’enquête d’office, totalement secrète, sans que les prévenus aient droit à une assistance. Elle met en œuvre des techniques « modernes », issus de la rationalité universitaire : élaboration de manuels pratiques et précis. Les inquisiteurs cherchent à obtenir l’aveu des accusés : du point de vue judiciaire, il est alors considéré comme une preuve parfaite ; du point de vue spirituel, s’il est sincère, il ouvre la voie à la pénitence. Les hérétiques repentis sont admis à celle-ci : graduée selon la gravité des fautes, elle prend la forme de la prison, « le mur », ou bien du port – infamant – de croix, accompagné de pèlerinages aux principaux sanctuaires de la chrétienté. La participation au passage outre-mer, la croisade en Orient, constitue également une peine jusque vers 1250. Les hérétiques impénitents sont remis aux représentants des pouvoirs temporels, qui les conduisent au bûcher. Ces actes de foi, qui choquent au XXIe siècle, n’ont pas au XIIIe l’impact que l’on pourrait imaginer. Pour la majorité de la population, il s’agit de cérémonies pénitentielles et purificatrices qui réduisent une fracture et marquent un retour à l’unité et à l’harmonie. Le châtiment des hérétiques – qui ont offensé Dieu – est pour les fidèles demeurés dans l’orthodoxie promesse d’éternité, motif de liesse et non de deuil. La solidarité spirituelle et sociale ne se noue pas autour des hérétiques, mais contre eux. En effet, l’enjeu profondément éprouvé, tant par les inquisiteurs que par l’énorme majorité de la population, est le salut de tous. Au XIIIe siècle, l’action inquisitoriale n’est pas ressentie comme violant les consciences ; tout au contraire, c’est l’hérésie que l’on éprouve comme un viol de la foi. L’Inquisition ne suscite qu’une hostilité minoritaire, ce qui explique qu’elle puisse fonctionner, car elle ne dispose par elle-même d’aucune force matérielle. Avec l’appui des foules, elle bénéficie également de l’assistance décisive du pouvoir capétien. En effet, l’orthodoxie sincère des souverains s’oppose vigoureusement à toute forme de dissidence ; en outre, au-delà de leur foi personnelle, intervient la défense de la monarchie, car l’« éclatement de l’universel » met en cause l’unicité du pouvoir, disqualifié encore comme émanant de Satan ; enfin, il est certain que l’unité politique repose sur l’unicité de croyance, à une époque où le lien spirituel est le plus fort garant de la cohésion des populations.

Face à la dissidence, grâce à ses soutiens, l’Inquisition se montre beaucoup plus efficace que l’armée des croisés. Elle frappe et détruit les solidarités territoriales, familiales et sociales. Elle parvient ainsi à anéantir le clergé des bons hommes. Il est donc certain qu’elle joue un rôle dans le dépérissement de la dissidence. Toutefois, l’effritement de la base sociale de l’hérésie paraît tout aussi déterminant. La petite chevalerie, au fils du XIIIe siècle, achève de se voir laminée par l’évolution économique et l’inflation qui réduisent ses revenus. Sa seule planche de salut réside dans l’accès aux offices de la monarchie ou aux bénéfices de l’Église, ce qui exclut le choix de la dissidence. Les élites citadines, quant à elles, se rallient à la monarchie qui leur offre des possibilités de participation au pouvoir et de promotion, car elle a besoin de techniciens du droit, de l’écrit et de la finance. Les causes sociales de l’effondrement de la dissidence des bons hommes sont mises en évidence par le cas des vaudois ; ceux-ci disparaissent du Languedoc après 1330, mais ils se maintiennent dans les Alpes du Dauphiné et en Provence, en désertant les villes pour les campagnes. La religion des bons hommes ne possède pas la capacité de se populariser pour survivre : elle se trouve éteinte à la fin du premier tiers du XIVe siècle.

Dans cette extinction, les facteurs religieux jouent un rôle essentiel. Les ordres mendiants, frères mineurs et prêcheurs, opèrent en effet la reconquête spirituelle des élites. Au rebours des ordres religieux traditionnels, dont les moines de chœur appartiennent dans leur écrasante majorité, sinon dans leur totalité, à l’aristocratie, les prêcheurs et les mineurs rassemblent en leur sein les fils des élites de la naissance et des élites citadines. Cette intégration, propre également aux bons hommes, constitue une nouveauté révolutionnaire. Elle contribue à une meilleure compréhension des problèmes. Une analyse plus fine des données de l’économie autorise certaines formes de bénéfices et de prêts. Des voies nouvelles sont ouvertes pour la pénitence et le salut, qui situent les obligations individuelles au plan de la conscience, comme en témoigne l’essor de la confession auriculaire. L’instance mise sur le Purgatoire promet le rachat aux pécheurs éventuels et ouvre à tous l’espérance de l’élection céleste. Les mendiants proposent également aux élites une prédication qui convient à leur culture et à leur état. Pour la faire entendre, ils concourent, dans le Midi, à l’élaboration et à l’expansion d’une architecture militante, dont le volume ample et unifié promeut les églises en maisons de la parole nouvelle et retourne contre l’hérésie quelques-uns de ses atouts les plus forts : l’austérité et une certaine prise de distance à l’égard du sensible. Le dépouillement des édifices du gothique toulousain incite à s’élever vers Dieu par le retour sur soi et la méditation ; il constitue l’expression monumentale d’un processus d’intériorisation de la spiritualité et d’affirmation du personnalisme religieux ; il participe de la réponse à des besoins spirituels partiellement responsables du succès de la dissidence dans les élites sociales.

Cette pastorale réussit. Partout dans le Languedoc, les fils des familles hérétiques contribuent à peupler les couvents des mendiants dès le début du XIVe siècle. En outre, la multiplication des chapelles au pourtour des églises méridionales, effectuée d’abord aux Jacobins de Toulouse, a pour fonction première d’accueillir la sépulture des grands lignages ou les autels des confréries. Leur rassemblement autour des chœurs et des nefs exprime des actes de foi, traduit le retour dans l’Église d’oligarchies longtemps acquises aux bons hommes et marque le succès du renouveau pastoral, qui se manifeste également dans les progrès de l’encadrement paroissial. Ainsi des données politiques, sociologiques et surtout religieuses, bien plus que l’activité des inquisiteurs, ont-elles entraîné l’extinction de la religion des bons hommes dans le Languedoc.

JEAN-LOUIS BIGET

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